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La Ruche Qui Dit Oui : une fausse note dans la symphonie des abeilles

par Miren Funke

Publie le lundi 16 mars 2015 par Miren Funke - Open-Publishing
7 commentaires

Qui a échappé aux récentes publicités de certaines enseignes de grande distribution, orchestrant la promotion de légumes et fruits « moches », dont nous vantent à présent la qualité, ceux là mêmes qui durant des décennies ont dicté à l’agriculture leurs exigences pour que cette dernière fournissent au marché des légumes sélectionnés selon des critères esthétiques, tous calibrés à l’identique –et au besoin traités chimiquement et modifiés génétiquement pour ce faire-, des pommes de terres sans terre et javellisées, des tomates OGM parfaitement rondes mais sans saveur, de jolies pêches chargées de pesticides ?
Marketing programmé ou simple revirement d’attitude, dû au fait que de plus en plus de consommateurs se détournent de ces aliments sans goût, pollués et trafiqués, et de ceux qui les vendent, pour chercher auprès de petits producteurs des denrées naturelles, saines et variées, peu importe. Il faudrait croire que ceux qui depuis 50 ans nous font manger de la merde vont désormais éduquer les gens à consommer autrement…

Les grandes surfaces de distribution se sont déjà attelées depuis quelques années à proposer des aliments dits de « commerce équitable », qui du reste n’en sont pas vraiment, des fruits dits « bio », ou des produits d’entretien dits « biodégradables », qui ne le sont pas plus. Les défenseurs du vrai commerce équitable qui fréquentaient déjà les boutiques Artisans Du Monde et les biocoops de quartier peuvent observer d’un œil amusé, mais tout de même méfiant, la soudaine conversion déontologique du mercantilisme capitaliste, qui se découvre subitement une conscience et un désir d’œuvrer au bien du client et du producteur, qu’il n’a fait jusqu’ici qu’exploiter : d’une part, sous prétexte de démocratisation du commerce équitable, qu’on prétend rendre accessible au plus grand nombre, on nivèle par le bas les normes mêmes de l’équitable, puisque la pression est mise sur les producteurs pour que les prix de leurs produits soient revus à la baisse et que leur respect des normes se limite au stricte minimum nécessaire à l’obtention du label ; d’autre part, en attirant les consommateurs, désireux de soutenir le commerce équitable, dans les supermarchés, on les détourne des structures associatives pionnières en la matière, mettant ainsi en péril l’existence du réseau qui a permis l’émergence et le fonctionnement d’un marché plus juste envers les petits producteurs et artisans, en particulier du Tiers Monde. Mais au fond, la disparition des modes alternatifs de consommation, qui intéressent de plus en plus de citoyens, n’est-elle pas précisément la finalité recherchée ?

C’est la question que pose également la récente création de l’entreprise « La Ruche qui dit oui », qui met en lien producteurs et consommateurs, par le biais d’une plateforme de vente en ligne et d’associations ou de petites sociétés, et que la complaisance de certains médias a fait un peu trop vite passer auprès du public pour un réseau de vente directe du paysan au consommateur, fondé sur des critères de consommation locale et de respect de la qualité des aliments, alors que cette entreprise ponctionne pour son rôle d’intermédiaire une marge de 20% TTC du chiffre d’affaire des ventes, destinée à rémunérer des responsables locaux, les quelques 45 salariés de l’entreprise mère Equanum à Paris, et ses actionnaires, Xavier Niel (Président de Free), Marc Simoncini (co-fondateur du site de rencontres meetic.fr), et Christophe Duhamel (co-fondateur du site marmiton.org) ».
Assurer au citoyen le droit de consommer des produits locaux, issus de l’agriculture biologique, et garantir aux agriculteurs travaillant dans le respect de l’environnement une rémunération juste et décente, c’est déjà la philosophie et la pratique auxquelles œuvrent les Amap (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne) et autres associations de quartier, organisant des distributions de paniers, dans le cadre d’achat direct aux producteurs locaux. Mais il n’y est pas question que de consommer des produits sains. Il s’agit d’engagement et d’adhésion à des valeurs qui déterminent d’autres rapports humains et tissent d’autres liens sociaux : équité, altruisme, entre-aide et solidarité. Chaque membre donne un peu de son temps pour permettre au système d’être viable pour tous. Certes ces conditions, tout comme l’engagement des « Amapiens » pour des contrats de commande à moyen ou long terme (6 à 12 mois en général) peuvent être perçues comme des contraintes par le consommateur accoutumé à acheter ponctuellement, voire compulsivement, ce qu’il veut, quand il veut. Certes… Donner de sa personne et de son temps pour le bon fonctionnement d’un bien commun, c’est une contrainte. Consommer des fruits et légumes de saison, c’est une contrainte –on entrave notre droit à manger des fraises pleines de pesticide en hiver et des brioches à l’huile de palme le dimanche-. Se soucier des autres, c’est une contrainte. Certes : la responsabilité est une contrainte, pour peu qu’on possède une définition bien enfantine de la liberté. Cependant en garantissant pour plusieurs mois des commandes aux paysans, ce système leur permet de ne pas exister au jour le jour, de pouvoir à leur tour s’engager et investir, et simplement vivre de leur activité et la planifier. Il est d’ailleurs amusant que la réflexion concernant l’aspect contraignant du système des Amap m’ait été faite par une personne salariée en CDI, et donc bien placée pour connaitre le bien-être que représente l’assurance de pouvoir vivre de son activité et prévoir un peu l’avenir. Pas sûr qu’elle soit d’accord, si demain on lui annonce qu’elle percevra son salaire pour un mois, sans savoir si le jour d’après elle pourra continuer à vivre de son travail, car c’est une contrainte pour son employeur de s’engager plus.
Pourtant c’est précisément sur ce type de réticences que s’appuie le discours de La Ruche Qui Dit Oui pour faire sa promotion : grâce à des commandes ponctuelles, elle se veut plus souple et moins contraignante pour le consommateur. Mais qu’en est-il de la situation du producteur ? Les plus petits sont condamnés à l’extinction, faute d’optique à longue terme, et de rémunération suffisante. Car en outre, contrairement aux Amap, le système de la Ruche octroie à son responsable local une marge de 8,35 (hors taxe, donc 10%TTC) du chiffre d’affaire des producteurs et à son siège parisien une autre marge du même montant. Une proportion au final pas si éloignée que cela de la marge prise par certaines grandes surfaces de distribution classique. Qui plus est, La Ruche ne se prive pas d’exercer des pressions sur les agriculteurs pour que les prix de leurs aliments ne soient « pas trop prohibitifs » (comprenez revus à la baisse). En conséquence de cela, seuls les gros exploitants peuvent se permettre, pour écouler leurs marchandises, d’adhérer à ce système, qui de plus, n’exige pas que leurs produits soient issus de l’agriculture biologique, et étend la notion de localité des produits à un rayon de 250km. Le bio et la qualité à bas coût ne permettent qu’aux exploitations d’une certaine importance de survivre, tout comme l’équitable à bas coût, là où un commerce véritablement équitable non seulement fait vivre de petits artisans ou des micro-coopératives, mais contribue aussi à l’amélioration de la vie locale, au financement de l’installation d’un puits, de la fondation d’une école ou de la construction d’un dispensaire médical au village, par exemple.
Ce que la Ruche entend par « souplesse », c’est qu’aucune implication personnelle n’est demandée aux adhérents, qui ne sont finalement rien d’autres que des clients, consommant de meilleurs produits certes, mais pas nécessairement dans le cadre d’une démarche éthique.

Après le libéralisme pas vraiment capitaliste, le bio avec de la vraie agrochimie dedans, l’équitable un peu inéquitable quand même, voilà donc la vente directe pas si directe que ça : en résumé, l’éthique sans trop d’éthique. Mais le plus grave ne réside pas dans une tromperie, qui ne vise à rien d’autre que récupérer des parts de marché qui commençaient à échapper à l’économie classique. Leurrer ainsi les gens sur la nature de l’offre a pour conséquence de mettre en danger l’existence même des systèmes commerciaux parallèles et véritablement éthiques. Certes on peut objecter que les alternatives au système consumériste classique ne représentent qu’une goutte d’eau dans la mer (on compte 1200 Amap en France fréquentées par 400 000 adhérents), et ne sont pas encore développées au point de lui faire de l’ombre –et encore moins de le concurrencer- . C’est oublier que les pouvoirs économiques et les idéologies politiques en place ont toujours craint la propagation des idées les remettant en question. Mieux vaut tuer l’idée dans l’œuf.

Miren

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