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Un nouveau consensus

Publie le jeudi 29 septembre 2005 par Open-Publishing

de Uri Avnery

Malgré le spectacle dramatisé du déracinement des colonies, où tout était planifié jusqu’au moindre détail par les rabbins et l’armée, il n’y a pas eu de véritable crise populaire, aucun traumatisme national. "Le centre a tenu."

Dans "The Second Coming", le poète irlandais W.B. Yeats a ainsi décrit le chaos : "Tournant et tournant en larges cercles,/ Le faucon ne peut entendre le fauconnier ;/ Tout s’écroule ; le centre ne peut tenir ;/ L’anarchie se répand sur le monde,/ La marée descendante du sang est là et partout./ La cérémonie de l’innocence est submergée ;/ Le mieux manque de force, alors que le pire/ Est plein d’une intensité passionnée."

La phrase déterminante, à mon sens, est : « Le centre ne peut tenir ». C’est une métaphore militaire : sur un champ de bataille classique, la force principale se trouvait au centre alors que les flancs étaient protégés par des forces plus légères. Le but de l’ennemi était de briser le centre, souvent en contournant les flancs. Même si les flancs lâchaient, tant que le centre tenait, la bataille n’était pas perdue.

Cela vaut également en politique. Tout repose sur les gens du centre. Si on veut faire une révolution, il faut saper la stabilité du centre.

C’était le but des colons quand ils ont commencé leur campagne à l’échelle nationale contre le retrait de Gaza. Cela s’est terminé par un échec total. Une défaite d’importance historique. Malgré le spectacle dramatisé du déracinement des colonies, où tout était planifié jusqu’au moindre détail par les rabbins et l’armée, il n’y a pas eu de véritable crise populaire, aucun traumatisme national. Pour employer le langage de Yeats : « Le centre a tenu. »

Pour comprendre Israël, il faut saisir la nature de ce centre. Qu’est-ce qui lui a permis de garder sa cohésion ?

Un consensus national n’est pas immuable. Il change tout le temps, mais très, très lentement, dans un processus invisible, non perceptible. Ce n’est que rarement, en cas de situation dramatique, qu’il change rapidement. Cela s’est produit, par exemple, lors de la guerre de 1967. La veille du déclenchement de la guerre, nous étions très peu à oser rêver que le monde arabe reconnaîtrait l’Etat d’Israël dans ses frontières d’alors. Le lendemain de la guerre, le rêve s’est transformé pour nous en cauchemar ; quiconque parlait des « frontières de 1967 » était considéré comme un traître. Mais c’était un événement exceptionnel. Ordinairement le consensus évolue aussi silencieusement qu’un glacier polaire.

Le consensus de la majorité israélienne juive à l’automne 2005 repose sur trois piliers :

Premièrement : Un Etat juif. C’est le dénominateur commun de presque tous les Juifs en Israël. Si l’on ne comprend pas la centralité de cette conviction, on ne comprend rien à Israël.

« Un Etat juif » est un Etat habité par des Juifs. Certes, il est inévitable que certains citoyens ne seront pas juifs mais leur nombre doit être maintenu au minimum absolu afin qu’il ne puissent pas avoir d’influence sur le caractère et sur la politique de l’Etat. Ce but est inhérent à la substance même du mouvement sioniste, qui est né avec un livre intitulé « L’Etat des Juifs ». Il tire sa force des centaines d’années de persécutions, alors que les Juifs, sans aide et sans défense, étaient à la merci de tous.

Les Juifs veulent vivre dans un Etat qui leur appartienne, à eux seuls, où ils seront maîtres de leur destin. Ce désir est si profondément ancré dans le cœur de la plupart d’entre eux qu’il n’y a aucune chance de leur faire admettre un autre projet, que ce soit « le Grand Israël » ou un « Etat binational ». Par conséquent, il n’y a aucune chance pour que la majorité soit d’accord pour un retour massif des réfugiés arabes sur le territoire d’Israël.

Deuxièmement : Agrandir l’Etat. Le mouvement sioniste voulait s’emparer du pays appelé alors Palestine, dans sa totalité ou dans sa plus grande partie, et s’y installer.

Cela également est un désir profond, ancré dans le caractère même du mouvement, une partie de ses « gènes ». Mais ce second désir est subordonné au premier. S’il était possible de conquérir tout le pays et de « se débarrasser » de toute la population palestinienne, comme veut le faire l’extrême droite, cela en séduirait beaucoup. Mais la majorité sait maintenant que ce n’est pas matériellement possible. La conclusion est que les parties du pays densément peuplées de Palestiniens doivent être « abandonnées ».

Troisièmement : Reconnaissance du peuple palestinien. C’est un grand changement. Il contredit la position classique du mouvement sioniste adopté par tous les gouvernements israéliens jusqu’à l’accord d’Oslo, exprimé par la célèbre phrase de Golda Meir : Il n’y a pas de peuple palestinien. Quand, dans les années 50, nous demandions la reconnaissance du peuple palestinien, nous étions considérés comme des traîtres ou des imbéciles, ou les deux. Mais deux intifadas, la situation internationale, et nos campagnes d’opinion cohérentes ont fait leur œuvre.

La combinaison de ces trois principes donne l’image du consensus actuel. Israël doit annexer certaines zones de la Cisjordanie et renoncer au reste.

Ce consensus englobe la majeure partie du paysage politique israélien, d’Ariel Sharon, Benjamin Netanyahou et Uzi Landau à Shimon Peres et Yossi Belin. Les désaccords ne portent que sur l’étendue de l’annexion. Cela rappelle - mutadis mutandis - une des histoires attribuées à Bernard Shaw qui offrait de payer à une duchesse un million de livres pour qu’elle couche avec lui. Quand elle y a consenti, il a réduit son offre à 100 livres, lui déclarant : « Maintenant que nous sommes d’accord sur le principe, il reste à fixer le prix. »

Dans le passé, Sharon a parlé d’annexer 58% de la Cisjordanie, comprenant les blocs de colonies, le Grand Jérusalem (avec le territoire allant jusqu’à Maale Adumim), la vallée du Jourdain et les zones qui les relient. Il était prêt à laisser aux Palestiniens leurs villes et leurs zones rurales densément peuplées. Récemment, il a laissé entendre qu’il pourrait abandonner la vallée du Jourdain. Il affirme que le Président Bush a été d’accord avec son plan, mais, alors que Sharon parle de « blocs de colonies », Bush a parlé de « centres de population ». Il y a une grande différence entre les deux expressions : un « bloc de colonies » comprend non seulement la grande colonie elle-même, mais également les petites colonies autour d’elle et les zones entre elles toutes. Un « centre de population » signifie seulement la grande colonie, ce qui réduit beaucoup la zone à annexer.

A Camp David, Ehoud Barak a proposé l’annexion de 21% de la Cisjordanie, d’une manière qui aurait coupé le territoire palestinien en morceaux. Il voulait également « louer » 13% supplémentaires de la vallée du Jourdain. Plus tard, à la conférence de Taba, l’annexion envisagée a été réduite à 8% mais l’accord a été refusé par le gouvernement israélien.

Yossi Beilin était le père du concept de « blocs de colonies » quand, il y a longtemps, il était parvenu à un accord non officiel avec Abou Mazen (Mahmoud Abbas). L’initiative de Genève, plus récemment, proposée par Yossi Beilin et Yasser Abed-Rabbo, ne parle d’annexer que 2,3% de la Cisjordanie dans le cadre d’un échange de territoires 1/1.

La clôture de séparation, en cours de construction par le gouvernement Sharon, est destinée à favoriser l’extension actuelle des colonies. Elle annexe 8% de la Cisjordanie le long de sa frontière occidentale avec Israël. L’annexion de la vallée du Jourdain à l’est reste pour l’instant ouverte.

Tels sont les contours du consensus actuel. Le débat en Israël, dans un avenir proche, se concentrera sur l’étendue et les moyens de l’annexion.

Selon une version, il ne doit pas y avoir de négociations avec les Palestiniens, puisqu’ils ne seront pas d’accord pour des annexions importantes. Donc, Israël devrait continuer à prendre des « mesures unilatérales » comme il l’a fait pour le retrait de Gaza - et annexer des territoires sans chercher un accord. Slogan : « Israël fixera lui-même ses frontières ». La version contraire est qu’on peut obtenir un accord pour des annexions limitées dans le cadre d’un échange de territoires.

L’extrême droite rejette le consensus. Elle ne veut aucun compromis. Elle brandit le titre de propriété divin, signé personnellement par le Tout-Puissant, et veut annexer la totalité de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Sans que ce soit dit explicitement, cette conception implique l’expulsion totale des Palestiniens de la Palestine.

Le mouvement de la paix radical s’oppose au consensus dans le sens inverse. Il croit que l’avenir d’Israël ne sera assuré que dans une paix durable, fondée sur un accord entre égaux et sur la réconciliation des deux peuples. Ce camp croit que l’accord doit être basé sur la frontière de la Ligne Verte d’avant 1967, et que ce n’est que par des négociations que l’on parviendra à un accord sur un échange de territoires équitable.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel est que le consensus évolue. Le Grand Israël est mort. La partition du pays est désormais acceptée par l’écrasante majorité. Ce qui signifie que l’on peut influencer l’opinion publique. L’affaire du « désengagement » a montré que les colonies peuvent être déplacées. L’opinion a accepté ce précédent sans broncher. Maintenant, la tâche est de convaincre les gens que de véritables négociations doivent être engagées.

Il y a quelqu’un à qui parler, et il y a quelque chose à discuter.

Article publié le 25 septembre 2005, en hébreu et en anglais, sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « A New Consensus » : RM/SW

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