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MOBILISATION POUR LES RETRAITES Le 13 mai 2003

Publie le lundi 12 mai 2003 par Open-Publishing

A Paris : 11h de la République à Denfert-Rochereau
RDV en face a Habitat et après dans le cortege,
derrière les associations et avant les partis politiques.

Retraites
La menace d’une société d’incertitudes



Table-ronde avec Bernard Thibault, secrétaire général
de la CGT, Stéphane Rozès, directeur de CSA, et Louis Chauvel,
sociologue.


La CGT a fait réaliser par l’institut de sondage CSA une
enquête qualitative sur " les perceptions et attentes à l’égard
de la retraite ". Réalisée auprès de groupes émanant des
secteurs public et privé, l’étude montre avant tout des salariés
très attachés à un système solidaire de protection sociale.

" En rendant inaccessible la lecture des mécanismes de protection sociale, l’incertitude
est totale sur les conditions dont chacun va pouvoir bénéficier pour partir en
retraite. " Louis Chauvel.

" L’insécurisation économique et sociale et la conjoncture boursière récente
laminent la confiance dans les systèmes par capitalisation. " Stéphane Rozès.

" Contrairement aux théories libérales, c’est dans le cadre de droits collectifs
plus élaborés que la liberté des individus pourra plus largement s’exprimer. " Bernard
Thibault.

Un des aspects particulier de l’étude qualitative est de
montrer combien la retraite est de plus en plus perçue comme
un moment de la vie sécurisé, en forte opposition à un travail
déprécié. La retraite, c’est une seconde vie qui commence
 ?.

Stéphane Rozès. Les études réalisées pour
la CGT depuis 1994 montrent une lente dégradation de la vie
au travail. On ne comprend plus et on subit des logiques
professionnelles dorénavant sous l’emprise de logiques financières
de court terme. Du cadre à l’ouvrier, dans le privé mais
aussi dans le public, les salariés nous disent ne plus maîtriser
leur devenir professionnel. Même si le travail demeure la
clé d’insertion dans la société (pour les jeunes " avoir
un bon travail " est la condition première " d’une vie réussie ")
et de l’identité, sa dévalorisation dans le vécu quotidien
génère des comportements de fuite. Cela explique que si les
Français sont bien conscients que l’allongement de la durée
de vie pose la question d’un nouveau financement des retraites,
ils n’entrent pas dans l’idée qu’il faudrait répartir le
temps gagné entre activité et retraite. Celle-ci n’est plus
considérée comme " une fin de vie ". Paradoxalement, elle
devient le moment où l’on va enfin maîtriser son devenir
social. On nous dit : " La retraite, c’est pouvoir faire
ce qu’on a envie de faire. " D’où dans les arbitrages individuels,
la préférence à partir le plus tôt possible plutôt que le
montant des pensions.

Bernard Thibault. Le gouvernement est effectivement
dans une énorme ignorance de la réalité du travail. Il invite
les salariés à se forger un autre rapport au travail, mais
dans un pays qui connaît près de 10 % de chômage et 5 millions
de précaires, c’est présenter ces salariés comme les premiers
responsables de leur situation. On est loin de vivre dans
une société où chacun choisit son métier, intervient sur
les contours de ses missions. Le mal-vivre au travail est évident,
prégnant. La montée du stress est directement liée aux objectifs
de production et de résultats, à l’augmentation des cadences, à un
management qui fait appel à des performances impossibles à tenir.
Le taux de suicides sur les lieux de travail progresse. Même
les cadres, qui se sont estimés un temps plus à l’abri que
d’autres, est une catégorie dans laquelle le vécu professionnel
a été le plus malmené ces dernières années. Les cadres discutent,
voire contestent, de plus en plus les stratégies économiques
de leur entreprise, alors qu’ils sont censés les mettre en
ouvre. C’est psychologiquement très dur à vivre. Dans ce
contexte, justifier un report de l’âge de départ en retraite,
c’est faire fi d’une réalité pourtant installée depuis plusieurs
années. Aujourd’hui, seulement 5 à 6 % des salariés souhaitent
travailler après 60 ans.

Louis Chauvel. Le débat est marqué, depuis
les années soixante-dix et quatre-vingt, par une valorisation
de l’autonomie dans le travail, par des formes de négociations
individuelles dans lesquelles les rapports hiérarchiques
et autoritaires devaient se dissoudre. Le vrai vécu des salariés
est souvent très éloigné de ce modèle et la déstabilisation
psychologique qui en découle est très forte. Les individus
sont renvoyés à l’intériorisation de leur médiocrité personnelle
plutôt qu’à une recherche collective de sens, ce qui constitue
un processus collectif extrêmement dangereux. Pourquoi les
Suédois acceptent-t-ils de travailler jusqu’à 65 ans ? Dans
l’Europe nordique, le travail est totalement différent. Il
est collectivement négocié entre les employeurs et les syndicats,
y compris pour les salariés âgés. En France, même si le travail
reste le socle de la formation du statut social, les gens
souhaitent sortir le plus vite possible d’un lieu où s’accumulent
les souffrances. L’étude réalisée par CSA montre bien ce
clivage. Autour du débat sur les retraites, les gens occultent
totalement ce qu’ils vivent au travail. La retraite est perçue
comme une voie de sortie du monde du travail. Les chômeurs,
les travailleurs précaires ou ceux qui ne sont pas en situation
d’accumuler un nombre suffisant d’annuités vivent en marge
d’une société où le loisir est légitimé par le travail. Les
gens, notamment les jeunes, sont de plus en plus conscients
que ce modèle est en train de s’éloigner. Ils vivent dans
un monde d’incertitudes. Et la retraite se prend d’autant
plus vite que la conscience existe d’un avenir proche dans
lequel les conditions de départ peuvent devenir beaucoup
moins favorables.

Ce flou entretenu sur ce que vont devenir les conditions
de prise de sa retraite dans les prochaines années aggrave-t-il
encore ce sentiment d’instabilité sociale qui domine chez
beaucoup de salariés ?.

Bernard Thibault. Il est clair que l’année
qui vient de s’écouler n’a fait qu’aggraver les insécurités
sociales, dont la CGT a dit combien elles sont le terreau
du résultat de l’élection présidentielle de 2002. Si on applique
aujourd’hui la réforme proposée par François Fillon, on est
incapable de dire aux salariés à quel âge ils vont partir
en retraite, ni avec quel montant. En fait, ils vont devoir
travailler plus longtemps pour une retraite réduite. Un jeune
qui entre aujourd’hui sur le marché du travail se trouve
dans une incertitude totale concernant le niveau de sa pension
et le moment où il pourra en bénéficier. Peut-on aujourd’hui
gouverner un pays en justifiant à ce point que l’avenir,
c’est la société de l’insécurité qui doit dominer.

Louis Chauvel. Nous sommes moins dans une
société du risque que dans une société d’incertitudes, ce
qui est pire. Le risque, ce sont des aléas que l’on peut
probabiliser, contre lesquels il est possible de s’assurer,
de s’organiser, de mutualiser les protections. Une société d’incertitudes
ne permet pas de vision de long terme. Elle rend impossible
de penser des stratégies claires, ne permet aucune vision
de l’impact de décisions sur sa vie personnelle. La solution
de long terme sur la réforme des retraites est aujourd’hui
invisible et on peut se demander s’il ne s’agit pas là une
stratégie de communication et de négociation. Certains craignent
que le gouvernement n’adopte ici la stratégie dite du voleur
chinois, qui déplace lentement l’objet pour pouvoir partir
avec sans que personne ne s’en rende compte. En rendant inaccessible
la lecture des mécanismes de protection sociale, l’incertitude
est totale sur les conditions dont chacun va pouvoir bénéficier
pour partir en retraite. Et le problème se pose exactement
de la même manière concernant la réforme de la politique
de santé ou celle de l’éducation nationale. Il faut restaurer
la lisibilité pour permettre un réel débat démocratique.

L’enquête CSA pointe clairement les trois aspirations prioritaires
des Français : préserver un système solidaire, maintenir
son niveau de vie au moment du départ en retraite et, encore
plus fortement, ne pas partir après 60 ans. Mais en même
temps elle révèle une méconnaissance du fonctionnement du
système, au point qu’un des groupes affirme que le mode de
calcul issu des réformes Balladur s’opère sur les dix meilleures
années, au lieu de 25. Le débat actuel est-il en train de
favoriser une prise de conscience collective de ce qui se
joue avec cette réforme ?.

Stéphane Rozès. Encore au moment de la phase
de concertation entre partenaires sociaux, les salariés polarisés
par le quotidien et inquiets sur la pérennité du système
en fait occultaient le problème. Ils considéraient que, le
moment venu, ils verraient bien et devraient s’en tirer.
Cela explique qu’à la fois ils soient très attachés à la
retraite par répartition jugée solidaire, mais que, concrètement
 : ils ne connaissent ni son fonctionnement, ni quand ils
partiront et avec quelle pension. Ainsi à froid, ils adhèrent
assez à un système mixte, d’une épargne individuelle à coté de
la répartition. Mais dès que les individus commencent à se
projeter personnellement dans l’avenir, à prendre leur calculette, à se
confronter à leur avenir et à ceux de leurs enfants, le spectre
d’une retraite à deux vitesses apparaît. L’adhésion à un
système mixte s’érode. L’insécurisation économique et sociale
et la conjoncture boursière récente laminent la confiance
dans les dans systèmes par capitalisation. Pour toutes ces
raisons, dans la phase actuelle où se développe la communication
du gouvernement, à qui on reconnaît le courage de vouloir
réformer, et se construit la mobilisation d’un front syndical
qui souhaite explorer d’autres solutions, les lignes de force
au sein de l’opinion vont bouger.

Louis Chauvel. La méconnaissance du système
de retraite est aussi le résultat d’une histoire. Jusqu’à présent,
le système a très bien fonctionné. En comprendre les modalités
n’était donc pas nécessaire. Au début des années soixante,
la moitié des plus de 65 ans étaient au minium vieillesse,
qui plafonnait à un tiers du SMIC de l’époque. Aujourd’hui
moins de 8 % des 65 ans sont au minimum vieillesse. Le système,
avant, était infiniment plus inégalitaire et avec des niveaux
de revenus vraiment faibles. Dans les années quatre-vingt-dix,
le niveau est arrivé à parité avec la moyenne des actifs.
Les gens commencent à comprendre que ce passé de progrès
est bel et bien fini et qu’il va falloir se mettre à comprendre
les évolutions des mécanismes qui sont extrêmement compliqués. À l’époque
où 20 % des salariés étaient syndiqués, la densité des relations
donnait des portes d’entrée aux salariés pour leur expliquer
la situation. Aujourd’hui, beaucoup de salariés n’ont personne à qui
s’adresser pour comprendre ce qui se passe et discuter des
risques à venir. Le terme de répartition commence juste à être
compris.

Bernard Thibault. Nous rencontrons des évolutions
positives dans notre capacité à développer un débat plus
collectif. Il y a un début de prise de conscience des effets
négatifs de la réforme Balladur, parce que la phase d’application
provoque une diminution des retraites versées. Les salariés
qui partent aujourd’hui comparent le niveau de leur retraite
avec leurs collègues qui sont partis juste avant eux et s’aperçoivent
qu’à qualification et parcours professionnel égaux ils sont
lésés. Nous sommes dans un moment où les opinions peuvent évoluer
très rapidement. Lors de l’émission télévisée de François
Fillon, il y a trois semaines, 72 % des Français se disaient
favorables à l’alignement du secteur public sur le privé.
Ils sont aujourd’hui moins de 55 %. Le débat avance. Mais
il faut reconnaître que nous avons des handicaps à surmonter.
La faiblesse de syndicalisation dans notre pays en est un,
sérieux, pour développer une approche collective de défense
des intérêts des salariés. Les règles de démocratie sociale
ne favorisent pas non plus une élaboration collective des
choix à opérer. Depuis 1983, par exemple, il n’existe plus
d’élection à la Sécurité sociale. Cette situation a contribué à déposséder
les salariés du débat collectif sur les choix et les orientations
de la Sécurité sociale. L’intervention politique, enfin,
continue de se présenter aujourd’hui comme étant le lieu à partir
duquel la vérité est censée être produite, alors que son
assise sociale et électorale est de plus en plus réduite.
Cela pourrait se révéler très grave pour un dossier comme
la retraite, aussi essentiel et structurant pour des millions
de salariés. La négociation du contenu même de la reforme
avec les syndicats est un point de passage obligé. Prétendre
passer en force, au nom d’une légitimité politique qui demeure
fragile, serait faire un choix très risqué.

Sur quoi faut-il encore porter le fer pour rendre crédible
une réforme qui soit différente de celle que propose le gouvernement
 ?.

Bernard Thibault. Il faut reconnaître que
les vrais termes du débat ne sont pas encore posés. Notamment
sur l’idée qu’une réforme est nécessaire. Un statut quo serait
socialement terrible. La bataille d’aujourd’hui ne peut pas être
uniquement de rejeter ce qui nous est proposé. Nous avons
besoin de redéfinir ensemble un socle de droits sociaux qui
ne peuvent plus être assurés avec les paramètres actuels.
Il s’agit de redéfinir les conditions de la solidarité tout
en refusant qu’elle recule. Nous voulons une nouvelle approche
de l’acquisition des droits à la retraite qui tienne compte
des réalités des carrières salariales d’aujourd’hui. Nous
exigeons une réforme du financement qui permette de taxer
les revenus financiers des entreprises et apporte des ressources
nouvelles aux régimes de retraites. Contrairement aux théories
libérales, c’est dans le cadre de droits collectifs plus élaborés
que la liberté des individus pourra plus largement s’exprimer.
La liberté n’est en aucun cas le renvoi de chacun à sa propre
capacité à se construire des droits sociaux.

Louis Chauvel. Les salariés ont conscience
que les décisions publiques se fondent davantage sur l’évolution
des curseurs que sur des buts finaux de la réforme. La demande
implicite de l’opinion, c’est que le but final soit véritablement
affiché et corresponde à une sécurisation à long terme de
la retraite. Ensuite, seulement, il faut discuter des curseurs à bouger
dans les modes de calculs des droits pour y parvenir. Le
malaise collectif vient de la conscience que le gouvernement
bouge différentes manettes sans que les citoyens comprennent
les conséquences à long terme, concrètes, pour eux, de la
réforme proposée. Il y a là une nouvelle source d’instabilité sociale
que l’on risque, à long terme, de payer très cher.

Bernard Thibault. Il est clair qu’il faut
continuer d’expliquer le projet du gouvernement. Jean-Pierre
Raffarin dit par exemple défendre la répartition, mais il
veut modifier la loi Fabius pour que l’épargne salariale
soit redistribuée en rente et serve ainsi à compenser la
perte des retraites versées collectivement. Cela serait la
mise en place des fonds de pension. Les deux premiers objectifs
de la plate-forme syndicale étaient une amélioration du niveau
des retraites et un droit à la retraite à taux plein à 60
ans. Ces deux ambitions sont prises à revers par la réforme
du gouvernement.

Stéphane Rozès. Dans les problématiques
de réformes économiques et sociales, l’opinion doit d’abord
adhérer à la macro-rationalité des processus initiés par
les gouvernants avant de voir les modalités. Il doit y avoir
une lisibilité sur les buts ultimes. Je rappelle que déjà en
1995 les Français adhéraient à l’alignement des retraites
du public sur celles du privé. Cela n’a pas empêché le phénomène
que j’avais caractérisé, au travers de nos sondages, de " grèves
par procuration " des Français à l’égard des grévistes du
public. Le fondement six mois après son élection Jacques
Chirac avait opéré un virage par rapport à sa " lutte contre
la fracture sociale " de la présidentielle sans s’expliquer.
Aujourd’hui l’idée de réforme est acceptée, mais les Français
souhaitent que les buts de la réforme soient pérennes. Ils
demandent au gouvernement qu’il s’assure de l’intérêt général,
qu’il garantisse le contrat social.

L’étude montre que la confiance dans les acteurs de la réforme
est relativement limitée. Le MEDEF semble n’être pas crédible
sur ce dossier. Une vision désenchantée de la classe politique
demeure. Seuls les syndicats tirent quelque peu tirer leur épingle
du jeu...

Stéphane
Rozès.
Précisons les choses. Les salariés établissent
un distinguo entre le MEDEF, perçu comme représentant un
patronat globalisé, et leur propre patron, inséré dans le
tissu national, perçu dans les PME-PMI comme soumis à des
logiques concurrentielles et financières non maîtrisées.
Pour faire sens, on pourrait dire que ce distinguo épouse
le passage actuel décrit par les économistes d’un capitalisme
managerial à un capitalisme patrimonial que semble incarner
le MEDEF. À l’égard des politiques, c’est la critique envers
les gouvernants précédents qui n’ont pas affronté le problème
et l’attentisme, l’observation ou l’inquiétude qui dominent
envers le gouvernement Raffarin. On souhaite qu’il mette
en place une réforme juste et durable. Concernant les syndicats,
la dichotomie persiste entre les syndicalistes de proximité,
appréciés, et les confédérations, qui sont souvent vécues
comme " en haut ". Mais, globalement, leur image s’améliore.
Il y a dix ans on souhaitait que " les syndicats aient plus
d’influence dans l’entreprise ", mais on les critiquait.
Aujourd’hui, un salarié sur deux leur " fait confiance ".
C’est l’image de la CGT qui a le plus évolué ces dernières
années. Elle occupe dorénavant une place centrale dans le
paysage syndical, elle semble mieux en phase avec les attentes
des salariés de conquérir ici et maintenant des avancées.
Sur les retraites, les salariés attendent du mouvement syndical
unité et lisibilité de leurs positions.

Bernard Thibault. L’ensemble du syndicalisme
français joue une grosse part de sa crédibilité sur le dossier
des retraites. Le gouvernement fait de cette réforme une
affaire de légitimité de sa politique. Si nous étions perçus
comme ayant failli, si, à tort ou à raison, les salariés
pouvaient nous reprocher de ne pas être suffisamment au diapason
des exigences sociales, le syndicalisme français en serait
vraiment affecté.

Entretien réalisé par Paule Masson.

Reference

12.05.2003
Collectif Bellaciao