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Intermittents : sombres pronostics pour un système qui "s’étouffe"

Publie le mardi 25 novembre 2003 par Open-Publishing

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-343155,0.html

Intermittents : sombres pronostics pour un système qui "s’étouffe"

Entretien avec Bernard Latarjet qui a reçu du ministre de la culture la
mission de nourrir le débat sur l’avenir du spectacle vivant.

A la suite de la crise des intermittents, déclenchée par la refonte de leur
régime d’allocation chômage, Bernard Latarjet, président de l’établissement
public du parc de la Villette, a reçu du ministre de la culture Jean-Jacques
Aillagon la mission de nourrir le débat sur l’avenir du spectacle vivant (Le
Monde du 6 novembre).

Il doit enquêter auprès de ses acteurs et analyser ces professions en crise,
avant de remettre son rapport dans six mois.
Cet entretien a été relu et amendé par M. Latarjet.

Pourquoi l’intermittence est-elle devenue cet été une question centrale ?

Depuis quelques années, une inquiétude est partagée par les institutions,
les compagnies, les artistes. La crise des intermittents a joué le rôle d’un
révélateur. Pendant quinze ans, la croissance des moyens publics fut
continue, de l’ordre de 10 % par an. Cette phase s’est achevée il y a cinq
ou six ans. Il faut désormais affronter le foisonnement. Des choix
s’imposent qui sont la rançon du succès.

Sommes-nous en train de changer d’époque ?
Après l’ère Malraux, celle de la fondation, puis l’ère Lang, celle de la
croissance, nous sommes entrés dans une phase de mutation profonde : fortes
contraintes économiques, mondialisation, nouvelles technologies et nouvelles
formes artistiques, montée en puissance des collectivités locales. Les
relations entre art, culture et société ont changé depuis vingt ans.

Les intermittents en font les frais ?
Le régime mis en place par l’accord - contesté - du 26 juin entrera en
vigueur à partir du 1er janvier 2004. Il sera à renégocier, dès 2005, comme
tous les accords de l’Unedic. Si les choses ne changent pas, l’avenir du
régime des intermittents, véritable spécificité française, me paraît sombre.
Deux questions doivent être débattues. D’abord, quel est le champ
d’application du régime, quels sont les métiers qui relèvent de
l’intermittence ? Ensuite, faut-il introduire dans ces métiers des
différences pour tenir compte de l’extrême diversité des métiers et des
situations ? Faut-il loger tout le monde à la même enseigne, alors que la
précarité, l’économie et les rémunérations sont différentes ?

Ces questions ont-elles déjà été posées ?
Non, pas à ma connaissance. Pourtant personne ne remet en cause la nécessité
d’une réforme. Tout le monde constate une faille qui va s’agrandissant entre
le travail offert qui croît d’environ 2 % par an quand le nombre des
intermittents augmente, dans le même temps, de 7 % à 8 %. Du coup, la
concurrence est plus sévère et les rémunérations moyennes ont tendance à
diminuer.

Pourquoi la courbe de la croissance des intermittents du spectacle vivant
bondit-elle à partir des années 1990 ?
En vingt ans, le nombre des lieux de diffusion, des compagnies, des
spectacles a considérablement augmenté, de nouvelles disciplines ont émergé.
L’Etat n’est pas seul responsable de cette envolée. Songez qu’il y a en
France 1 000 théâtres de ville, dont 30 seulement touchent une subvention de
l’Etat. Ces établissements municipaux sont dans l’ensemble de très bonne
tenue. Certains peuvent être comparés à des scènes nationales.
Cependant, la fréquentation des spectacles est stable depuis cinq ans. Elle
est de 30 millions, tous genres confondus, dont 7 millions pour le théâtre,
10 millions pour les genres dits populaires et 13 millions pour les
différentes musiques. Aussi, entre la croissance de l’offre et la stabilité
des publics, le système s’étouffe. Le nombre des compagnies augmente plus
vite que l’argent public. Il faut donc choisir entre un recentrage de l’aide
publique sur moins de compagnies et la poursuite d’une logique du
saupoudrage, en sachant que la manne pour chacun sera moins abondante chaque
année. Ce sont là des questions douloureuses.

La décentralisation n’est-elle pas à l’ordre du jour ?
Officiellement, le monde culturel est très méfiant vis-à-vis de la
décentralisation. Il redoute le face-à-face avec les élus locaux, souvent
taxés d’"analphabétisme", de "clientélisme", quand ce n’est pas de "dérives
démagogiques". Ce qui bien sûr est faux. Je m’attendais après mes premiers
contacts avec les élus à ce que le spectacle vivant - élitiste, sentant le
soufre - soit considéré par ces derniers comme la dernière roue de la
charrette. Il n’en est rien. Le spectacle vivant représente 80 % du budget
culturel de plusieurs régions.
Il y a diverses façons d’aborder la décentralisation. On peut agir à la
hache, en répartissant des blocs de compétence (création, diffusion, action
culturelle, formation) entre l’Etat et les collectivités locales. On peut
imaginer, au contraire, de maintenir des financements croisés entre Etat et
collectivités territoriales, mais en modifiant les règles du jeu des
partenariats.

A ne parler que de financement, de pourcentage, n’allez-vous pas déclencher
des réactions violentes sur le thème de la privatisation et de la
marchandisation de la culture ?
L’économie de la culture repose en grande partie sur des moyens privés,
qu’on le veuille ou non. Les Français dépensent 4 milliards d’euros pour le
spectacle vivant. Les pouvoirs publics 900 millions. Mais, si la culture a
besoin d’argent privé, il faut veiller à ce que cette source irremplaçable
ne menace pas la diversité culturelle.
En dehors des enjeux économiques, quels sont les enjeux artistiques dans le
débat sur le régime des intermittents ?
D’abord, question centrale, la place de la création contemporaine dans les
établissements du service public et celle de la permanence de certains
emplois artistiques. Autre question : celle de la distinction entre culture
savante et culture populaire. Il y a entre ces deux termes une frontière
plus ténue, plus mouvante. Le nouveau cirque doit beaucoup au théâtre et à
la danse. La marionnette, secteur en pleine effervescence, n’a plus
grand-chose à voir avec le Guignol du Luxembourg. Faut-il toujours assimiler
culture populaire et divertissement ? Comment conjuguer l’exigence
d’excellence et celle d’élargissement des publics ?
Pour Malraux, la démocratisation culturelle consistait à mettre en contact
le plus grand nombre de citoyens avec les plus hautes ¦uvres de l’esprit.
Après avoir mesuré les limites de cette volonté, on a favorisé le
"développement culturel" sous toutes ses formes. Comment dès lors articuler
création et action culturelle sans mettre en cause la prééminence de l’¦uvre
 ? Comment crée-t-on et comment forme-t-on des publics ? Comment conjuguer
fonction artistique et fonction sociale ?
Cette interrogation est toujours malvenue, mal débattue et mal gérée. Elle
est pourtant essentielle. Car, pendant trente ans, le fossé s’est creusé
entre l’éducation populaire (façon MJC) et la conception malraucienne. On
demande aujourd’hui à la culture de retisser des liens là où la famille, le
parti politique, la religion ou l’école font défaut. Faut-il pour autant
transformer les artistes en éducateurs de rue ? Il est nécessaire de
redéfinir les responsabilités et leur partage, au sein du réseau et entre
l’Etat et les élus.

Quel est finalement le but de votre mission ?
D’abord poser, à tous ceux qui voudront bien y répondre, les questions qui
fâchent : faudra-t-il à l’avenir redéfinir le périmètre de l’intermittence ?
Comment favoriser les pratiques amateurs sans concurrencer les
professionnels ? Comment redistribuer les missions et les moyens du service
public ? Comment réguler l’entrée dans les métiers ? Qu’est-ce qu’une ¦uvre
et qu’est-ce qu’un auteur ? Bien d’autres.
Ensuite transcrire fidèlement les réponses recueillies et dessiner à partir
d’elles des "scénarios" alternatifs d’évolution possible qui éclaireront
l’action de l’Etat.

Propos recueillis par Emmanuel de Roux et Nicole Vulser