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Le fric des travailleurs

Publie le jeudi 27 novembre 2003 par Open-Publishing

Après la déclaration démagogique de Seillière sur le financement du
chômage par les salariés, l’équipe de 300 Jours de colère,
documentaire consacré à la lutte des travailleurs de Mossley, réagit.

" C’est le fric des travailleurs qui finance le système des
intermittents ", vient d’affirmer le baron Ernest-Antoine Seillière
de Laborde, président du MEDEF. Voilà un aristocrate qui a su rester
simple et qui n’hésite pas, pour parler au peuple, à adopter son rude
langage. Mais nous craignons fort que le peuple en question, en
entendant ces fortes paroles, ait une réponse toute simple qui lui
vienne spontanément aux lèvres : " Pas possible ! ". En effet, baron
Ernest-Antoine, pourriez vous citer une seule chose qui ne soit pas
financée par " le fric des travailleurs " ? Ou plus exactement par "
le fric " produit par le travail ?

Eh oui, c’est terrible à dire mais c’est ainsi : " le fric ", comme
vous dites, qu’est ce que c’est exactement ? Du travail en conserve !
De la sueur en boîte avec, en prime, de bonnes pintes de sang : celui
des centaines de milliers d’accidentés du travail, blessés ou tués
chaque année dans les usines, sur les chantiers. C’est cette mixture
innommable qui paye le moindre de vos cigares, mon cher baron.

Mais ce n’est pas tout. Dans un film auquel nous avons récemment
collaboré (presque tous, d’ailleurs, en tant qu’intermittents du
spectacle), 300 Jours de colère diffusé le 1er mai 2002 par France 2,
il est question de la liquidation d’une filature de la banlieue de
Lille : Mossley à Helemmes. Après un an de lutte acharnée, les 123
salariés arrachent à leur patron un plan social " mirifique " : 80
000 francs par tête pour affronter un avenir de chômage et de
précarité. 30 000 financés par le liquidateur sur la vente des
machines (il en règlera en fait 20 000) ; 50 000 par l’entreprise sur
la vente du trésor de guerre rendu par les salariés après la
conclusion de l’accord.

Devant notre caméra, le liquidateur et le directeur départemental du
travail se portent garants de la signature du PDG. Un an et demi plus
tard, cet engagement solennel n’a toujours pas été honoré, malgré
l’injonction d’un jugement du tribunal de commerce. Et c’est le
conseil régional du Nord-Pas-de-Calais qui a payé à la place de la
Société Mossley les 60 000 francs manquants, à chaque salarié ! 60
000 x 123 = 7 380 000 francs, environ 1 500 000 euros. Avec quel "
fric " ? Celui des contribuables. C’est-à-dire, en fait, celui des
travailleurs. Cela ne semble pas vous avoir scandalisé. Pourtant, le
responsable de cette infamie, le principal actionnaire du groupe (36
sociétés), c’est l’un des vôtres : il était à l’époque le vice-
président de l’Union des industries textiles affiliée au MEDEF (" on
" lui a conseillé depuis, semble-t-il, de se faire un peu oublier.).

Un petit exemple parmi tant d’autres, monsieur le Baron. Déjà dans
les années soixante - soixante-dix, les plans sociaux de la
sidérurgie qui ont ravagé toute la Lorraine, ne semblent pas avoir
entamé l’immense fortune édifiée par la famille de Wendel notamment
en vendant de l’acier aux deux camps pendant la grande boucherie de
14-18. En tant que fils de l’une de ses héritières, vous en êtes la
preuve vivante. Là encore, finalement, ce sont les fonds publics,
c’est à dire " le fric des travailleurs ", qui ont servi à payer les
pots cassés par la politique industrielle aberrante des maîtres des
forges. Le titre d’un célèbre film de Woody Allen résume bien, dans
le langage que vous affectionnez, le comportement de ceux que vous
représentez : Prends l’oseille et tire-toi !

Autre détail, monsieur le Baron : pour la commodité de la gestion, le
statut des intermittents isole les plus précaires des travailleurs du
spectacle et de la culture. Mais vous savez très bien que des
dizaines de milliers d’autres, normalement salariés en CDI, ou
rémunérés par les sociétés d’auteurs par exemple, cotisent au régime
général. C’est un peu comme si vous isoliez les malades et que vous
les accusiez de creuser le trou de la Sécurité sociale : c’est
évident, les malades coûtent plus cher que les valides !

Mais puisque vous nous mettez sur la voie, baron Ernest, si on
parlait un peu de ces choses affreusement vulgaires habituellement
bannies des conversations entre gens bien élevés. Vous vous offusquez
de cet argent " volé " aux travailleurs par ces affreux profiteurs
que sont les intermittents du spectacle. Rappelons un chiffre :
lorsqu’ils remplissent toutes les conditions, 85 % d’entre eux
touchent des ASSEDIC, en moyenne, la somme " scandaleuse " de 750
euros par mois. Environ 5 000 francs. D’après le site Internet du
groupe que vous présidez, Wendel investissements, vous gagnez la même
somme en une demi-journée : 306 000 francs par mois, 3 788 152 francs
par an (577 500 euros). Auxquels il faudrait ajouter 13 millions de
francs de stock-options (2 millions d’euros). D’après le magazine
économique Challenge (peu suspect de gauchisme), la fortune de votre
famille (la quarantième de France) s’élevait en 2001 à 730 millions
d’euros (4 795 000 000 de francs). De quoi payer 10 000 intermittents
environ, pendant un siècle.

Pour en finir, baron Ernest, sous le masque bon enfant de votre
fausse familiarité populaire, il y a deux sales bestioles qui
laissent entrevoir leur mufle : une vraie vulgarité de l’âme, un
profond égoïsme de nanti.

Jean Bigot, producteur ;

Catherine Dehaut, monteuse ;

Maurice Failevic, co-auteur ;

Marc Perrone, musicien ;

Henri Roux, ingénieur du son ;

Julien Trillat, cameraman ;

Marcel Trillat, réalisateur.