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Les remises en cause du droit de grève

Publie le mardi 10 février 2004 par Open-Publishing

Régulièrement, notamment lors d’arrêts de travail dans le secteur public et nationalisé,
surgissent de vieux démons visant à réglementer, voire à mettre en cause par
voie
législative le droit de grève. Quelques retours en arrière.

C’est paradoxalement la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui, en interdisant
toute coalition fonde
les conditions du développement de la grève comme moyen privilégié des luttes
ouvrières. En
laissant le salarié, seul, face à son maître dans un type de relation sociale
basé sur le contrat de
gré à gré, l’unique chemin possible pour la défense des intérêts de ce salarié reste
l’action
collective. La loi porte donc en germe, avec le développement de l’industrie
et la socialisation des
moyens de production, tous les conflits qui émailleront la vie sociale des XIXe
et XXe siècles.
Jusqu’à nos jours la dimension collective de l’individu appartenant à un groupe
social : la classe
ouvrière, sera ignorée ou déniée.

Les révolutionnaires initiateurs de la loi partaient d’une idée généreuse selon
laquelle les hommes
sont libres et égaux entre eux. Sans doute n’avaient-ils pas perçu, dans une
France rurale, les
conséquences sur les rapports sociaux de ce qu’allait générer, avec le développement
du salariat,
cette autre révolution, celle de l’industrie, des sciences et des techniques.
Cette égalité formelle
occultait déjà des rapports sociaux inégaux entre « les possédants » et « les
possédés ». Cette
inégalité entre la bourgeoisie triomphante et la classe ouvrière émergeante sera
d’ailleurs
traduite par des dispositions concrètes contre les ouvriers. Des mesures législatives
seront
prises, notamment la mise en place d’un livret ouvrier, véritable identifiant
judiciaire du travail
assujettissant l’ouvrier aux employeurs, qui ne sera supprimé qu’en juillet 1890
(cent ans après la loi Le Chapelier). A ce propos, un chiffre : entre 1825 et
1864 près de 10 000 ouvriers seront
emprisonnés pour fait de grève. Jusqu’après la deuxième guerre mondiale, la répression
violente
et parfois sanglante sera un moyen de combat antigrève dans lequel l’État sera
le principal
acteur.

Ce n’est qu’en 1864 que le délit de coalition est abrogé ; ceci ne signifiait
pas la reconnaissance
explicite du droit de grève puisque la loi remplace le délit de coalition par
celui d’atteinte à la
liberté du travail, concept qui deviendra, pour opposer les travailleurs entre
eux, un des leitmotiv
du patronat français durant tous les conflits du XXe siècle.

La grève est légale mais reste une faute

Avec la reconnaissance du droit syndical en 1884, la grève devient le moyen privilégié,
pour les
ouvriers, de faire valoir leurs revendications immédiates, mais aussi la voie
de la révolution
sociale. Le rêve de la grève générale, moyen de renversement de l’ordre établi,
hantera
longtemps les esprits du syndicalisme d’avant la guerre de 1914. En fait, il
n’y eut en ce vingtième
siècle qu’une grève générale, celle de mai 1968 et elle ne débouchera pas sur
une transformation
radicale du système, comme l’aurait rêvé les révolutionnaires d’avant 1914.

Entre 1900 et 1910, la grève fut une pratique courante puisque nous pouvions
décompter
9 400 000 journées de grève en 1906, 438 500 grévistes et 1 309 conflits d’une
durée moyenne
de vingt et un jours. En comparaison, en 1996, 40 000 grévistes, 400 conflits
et
105 000 journées de grève, cette tendance à la diminution des conflits se traduisant
par la grève
s’est accentuée ces dernières années.

Autorisée, la grève reste une faute et jusqu’à la dernière guerre mondiale, l’État
au service des
patrons intervient souvent pour réprimer la grève. Au début de manière sanglante
(Les Canuts 1831-1848, Fourmies en 1891, Villeneuve-Saint-Georges en 1908) puis,
progressivement, de
manière moins brutale, mais avec parfois des pics de répression violente (1947-1948,
plusieurs
centaines de mineurs sont révoqués). Et pourtant après l’interdiction, sous Vichy,
du droit de
grève dans la Charte du travail, celui-ci est reconnu par la Constitution du
27 octobre 1946 et sera reconduit dans celle du 4 octobre 1958. La formulation
retenue par la Constitution assigne à la loi la possibilité de réglementer ce
droit constitutionnel, ce qui ne manquera pas de faire
l’objet de batailles importantes.

Des tentatives de réglementation du droit de grève se font jour dès 1947, quelques
lois visent les fonctionnaires de police et les CRS, leur interdisant de faire
grève. En 1958, c’est au tour des
services extérieurs de l’administration pénitentiaire et de la magistrature,
puis, en 1964, celui
des contrôleurs de la navigation aérienne. Régulièrement, notamment dans les
services publics ou
nationalisés (santé, transport, EDF-GDF, éducation…) la menace de la réquisition
est brandie. En
1963, la réquisition des mineurs fut un échec cinglant pour le pouvoir gaulliste.
De même, suite à la grève des mineurs de 1963, les gouvernements proposeront
et obtiendront la
légalisation du dépôt de préavis de grève dans les services publics (loi du 31
juillet 1963). Ils y
interdiront les grèves « tournantes », « sauvages » et « surprises ». Ils mettent
en place le
principe du « tantième indivisible » qui conduit à retenir une journée de grève
sur le salaire pour
tout arrêt de travail ne serait ce qu’un quart d’heure dans la journée. En 1984,
ils rendent
obligatoire un service minimal à la radio et à la télévision.

Réquisition, préavis, réglementation, en fait, le droit de grève et son utilisation
dépendent
essentiellement du rapport de force. Nous pouvons voir à la lumière des conflits
de ces dernières
années que ces formes visant à réguler la grève sont peu utilisées dans les conflits
majeurs. Dans
la Fonction publique, le dépôt du préavis dépend du rapport des forces, des exigences
administratives et des usages. Les contrôleurs de la navigation aérienne et les
magistrats ont
reconquis le droit de grève qui s’est même étendu à des catégories qui n’avaient
aucun droit dans
ce domaine comme les gendarmes.

D’autres tentatives de réguler la grève ont d’ailleurs échoué, notamment la conciliation
et
l’arbitrage obligatoire des conflits du travail instauré par la loi du 31 décembre
1936. Elle ne
survivra pas à la Seconde Guerre mondiale. Préalablement à cette loi, l’arbitrage
en cas de conflit
existait depuis 1892 mais n’avait aucun caractère obligatoire, il n’a été utilisé de
1893 à 1920 que
pour 18% des conflits et n’en a réglé que 6,5%.

Le gouvernement du Front populaire met en confiance la CGT qui accepte de discuter
avec le
patronat de la mise en place d’un arbitrage de caractère autoritaire. Il aboutit,
en 1938, à ce que
80% des demandes ouvrières soient rejetées. En fait, l’arbitrage a restreint
le droit de grève
puisque la décision de l’arbitre lie les parties et les oblige à des dommages
et intérêts en cas de
remise en cause de la décision par la grève. Le droit de grève est de fait aboli.
Il le sera jusqu’en
1946.

Encadrer revient à contester le droit

Pour en venir à une période plus proche, l’idée de conciliation préalable aux
conflits rejette la
grève comme un ultime recours pour voir satisfaites ses revendications ; il faut
reconnaître, de ce point de vue, que la culture syndicale qui puise ses sources
dans l’anarcho-syndicalisme, ou tout au moins la contestation du pouvoir patronal
suscite une méfiance vis-à-vis de tout système de
régulation pacifique des conflits. D’autant que l’intervention d’un tiers, l’État,
lui a rarement été favorable et que le temps laissé par le préavis de grève a été souvent
utilisé par l’Etat employeur
pour contrer la grève et non pour négocier.

La loi du 13 novembre 1982 encadre le règlement des conflits autour de trois
procédures : la
conciliation, la médiation, l’arbitrage. En principe, le conflit est l’aboutissement
de questions non
traitées ou mal traitées et l’impatience des protagonistes n’est pas un facteur
de résolution
négociée du conflit. Nous pouvons nous interroger si la réglementation du droit
de grève ne
serait pas antinomique avec la grève elle-même puisque par nature elle a pour
objet d’établir un
rapport de force, un certain désordre pour faire aboutir des revendications qui
sont, souvent,
sans conteste des éléments de progrès pour la société dans son ensemble. Or,
limiter l’efficacité de ce rapport de force limite aussi les possibilités d’obtenir
satisfaction pour les salariés et la loi
se range ainsi du côté des employeurs, elle affaiblit le rapport de force en
faveur du patron.
Les dispositifs en place sont considérés, souvent à juste raison, comme des moyens
de détourner
les revendications et des atteintes de fait au droit de grève. Le dépôt d’un
projet de loi par des
députés de la majorité visant à réglementer le droit de grève dans les services
publics en
instaurant un service minimal, notamment dans les transports, n’est pas un élément
d’apaisement.
Les évolutions techniques et scientifiques, la complexification de l’organisation
de la société nécessitent la satisfaction de besoins au jour le jour, celle-ci
se posait en d’autres termes, il y a
une vingtaine d’années. En cas de grève, il y a longtemps que les salariés régulent
les effets de la
grève. Ainsi les électriciens d’EDF assurent l’alimentation en énergie des points
vitaux de la
nation, les personnels soignants continuent à soigner les malades. La vie montre
que les grévistes
sont suffisamment responsables pour trouver eux-mêmes les voies du règlement
du conflit sans
mettre en cause l’intérêt général.

C’est d’ailleurs en son nom que les tentatives de manipulation de l’opinion publique
par les médias sont devenues une arme qui parfois se retourne contre leurs auteurs,
l’exemple des grèves de
1995 est suffisamment proche pour l’avoir à l’esprit au point qu’elles furent
qualifiées de grève
par délégation.. Réguler la grève est une illusion puisqu’il s’agit d’un conflit
qui trouve sa source
dans le fait qu’aucune autre forme d’action n’a pu permettre l’établissement
d’une négociation.
Comme l’écrit très bien Georges Séguy dans son livre sur la grève « dans un système
où les
privilèges reposent sur les privations des autres, comment les relations sociales
pourraient-elles
s’harmoniser au service d’une cause commune ». dans ce sens, toute réglementation
du droit de
grève visant à atténuer la grève elle même n’a jamais réussi.

Joël Hedde
président de l’IHS-CGT

Pour en savoir plus

La
grève ouvrière, Guy Caire. Les Éditions ouvrières, 1978.
La
grève, Georges Séguy. L’Archipel, 1993.
La
France ouvrière, tome 1 sous la direction de Claude Willard, Rolande Trempé. Éditions
de l’Atelier,1995.
Le
droit du travail, Michèle Bonnechère. La Découverte, 1997.
Histoire
du travail, Alain Dewerpe. PUF , 2001.
Un
siècle de régulation pacifique des conflits collectifs du travail, sous la direction
de Françoise Fortunet, voir : Le Crom Jean-Pierre p. 148-161, Guy Naulin, p.
179-193.
Centre
Georges Chevrier n°16, 2001.
La
grève en France, Stéphane Sirot, Odile Jacob, 2002.
Article
publié dans Les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, n°84, décembre
2002.
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10.02.2004
Collectif Bellaciao