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"Les intellos précaires vivent dans l’illégalité"

Publie le lundi 22 mars 2004 par Open-Publishing

Entretien avec Anne et Marine Rambach, auteures d’une enquête sur les
chercheurs. Les chercheurs dénoncent la précarité des plus jeunes d’entre
eux. vous-mêmes, dans les intellos précaires (fayard, 2001), dressez un
tableau alarmant de leur situation.

Nous avons vu des choses étonnantes. Par exemple, dans une université du
nord de la France, des thésards ou des post-doctorants scientifiques
étrangers, maghrébins pour l’essentiel, qui, pour rester en France et garder
leur carte de séjour, acceptaient des conditions de travail indécentes. On
leur proposait de faire de la recherche sur tel ou tel sujet tout en leur
disant qu’ils ne seraient pas financés. En contrepartie, les directeurs des
résidences universitaires leur proposaient d’être veilleurs de nuit sur le
campus de l’université, pour 2 000 francs brut par mois. Et ce dans des
conditions de sécurité parfois plus que discutables...

On ne sait pas exactement combien il y a de chercheurs précaires. Au CNRS,
ils représentent quelque 15 % des effectifs ; à l’Inserm, plus de 42 % du
personnel. Auxquels il faut ajouter les chercheurs indépendants. Tous ces
gens sont payés, à travail équivalent, près de 50 % de moins que les
titulaires. Quand il s’agit d’un salaire...

C’est-à-dire ?

Les systèmes de rémunération des chercheurs précaires, des intellos
précaires en général, ressemblent à de grands alambics conçus par un savant
fou. Certains sont payés sur des frais de mission, ils font des notes de
frais bidons. Une revue du CNRS nous a récemment proposé de faire un article
de 60 000 signes sur les intellos précaires, dans ces conditions. On a
refusé. D’autres gagnent, en guise de rémunération, du matériel (livres,
ordinateurs, logiciels...) puisque les laboratoires ont épuisé leurs crédits
de rémunération.

Ils n’ont donc aucune couverture vieillesse, chômage... ?

Effectivement. De manière plus générale, les précaires changent tout le
temps d’employeur et de type d’employeur, d’échelon, de qualification, de
secteur d’activité. Où cotisent-ils ? De qui dépendent-ils ? Personne n’en
sait rien, et surtout pas eux, qui, souvent, ne se posent même pas la
question.

La quasi-totalité des intellos précaires vit dans l’illégalité : ils
travaillent au noir, ne déclarent pas de revenus au fisc, ne versent pas de
cotisations aux organismes sociaux, ont des contrats approximatifs, cumulent
l’allocation chômage ou le RMI avec d’autres revenus... Le plus souvent, ils
n’ont donc pas de couverture.

Que faut-il faire ?

L’urgence, c’est de mettre en place un régime d’assurance- chômage et
vieillesse qui garantit la continuité des droits.
Dans ce contexte, comment se comporte l’Etat employeur ?
Il se permet des choses qu’une entreprise privée n’a pas le droit de faire.
Il multiplie les vacations là où les CDD ne peuvent être renouvelés plus de
trois fois. Il peut met- tre très longtemps à payer alors qu’une entreprise
est susceptible d’être attaquée si elle dépasse des délais de paiement de
dix jours...

Il y a aussi des règles non dites, en particulier celles qui concernent le
système public d’allocation- chômage. Les salaires du secteur public ne
donnant pas lieu à cotisations au GARP (organisme récoltant les cotisations
pour les Assedic), les vacataires et les salariés précaires de l’Etat ne
touchent pas les Assedic. C’est en principe à l’Etat, plus spécifiquement à
l’organisme employeur, de leur ver- ser une allocation, à condition qu’ils
justifient d’un certain seuil d’heures de travail dans l’année. A l’Inserm,
par exemple, c’est 660 heures. Souvent, l’organisme employeur se débrouille
pour que le précaire ne dépasse pas ce seuil. Et si ça doit être le cas, il
lui conseille de ne pas faire les démarches pour faire valoir ses droits. A
moins qu’il ne souhaite plus travailler pour lui. Et comme les intellos
précaires sont très dépendants de leurs employeurs, ils ne contestent pas.

Ils sont devenus l’élément de flexibilité d’un Etat qui est très souvent
extrêmement rigide. On a besoin de précaires pour compenser la sclérose des
structures.

LE MONDE Propos recueillis par Virginie Malingre