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Ce dimanche 18 avril 2004, l’Humanité a cent ans ...

Publie le lundi 19 avril 2004 par Open-Publishing

Ce dimanche 18 avril, l’Humanité souffle ses cent bougies. De la fondation en 1904 à nos jours, une histoire magnifique marquée par des drames. Mais un grand bout de l’histoire de France.

" C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue ou rabaisse injustement les adversaires ni qu’on mutile les faits. " Jean Jaurès

Les mots de notre fondateur ont ceci d’audacieux qu’ils ne laissent aucune place au manque d’ambition. Et lorsqu’il écrit d’une plume affirmée (1) " le titre même de ce journal, en son ampleur... ", non seulement la phrase, préambule au premier éditorial du 18 avril 1904, donne le ton, mais elle affiche par sa rondeur visionnaire autant l’étendue des possibilités que la noblesse universelle d’une volonté politique tournée vers l’avenir. Pourtant Jaurès et les siens hésitent. Quel nom donner à ce quotidien né pour ne ressembler à aucun autre ? Les Lumières ? XXe siècle ? L’Avenir social ? Les Lumières tiennent la corde, mais ce sera l’Humanité. Il faut imaginer l’époque : la France s’ébroue encore dans l’affaire Dreyfus _ Jaurès joue un grand rôle dans la réhabilitation du capitaine _ et le choix de ce titre, " en son ampleur ", précisément, rappelle à tous que les socialistes de ce siècle naissant aspirent à la défense et la promotion des êtres humains. À l’heure du choc brutal des civilisations provoqué par le colonialisme, tandis que s’exacerbent les nationalismes et les menaces de conflits en Europe, Jaurès a compris : ce journal sera à la mesure des enjeux nationaux et internationaux, politiques mais aussi économiques. Avec deux piliers : la paix et le progrès social.

Dans sa quarante-quatrième année, Jaurès, si l’on peut dire, devient pleinement Jaurès. L’homme aux " idées plein les poings ", député, orateur hors normes et penseur intarissable de " la parole et des actes ", aide à la fondation d’un parti socialiste unifié, la SFIO. Pour l’historienne Madeleine Rebérioux (2), " le démarrage du journal est l’une des clés, la principale peut-être, du redémarrage de Jaurès ". Il avait quitté fin décembre 1903 la Petite République, quotidien socialiste auquel il collaborait depuis son entrée en fanfare à la Chambre en 1893. Onze ans plus tard, fort de cet " apprentissage " éblouissant, il s’entoure d’une équipe de choc. " L’Humanité répondait admirablement aux voux de Jaurès, raconte Madeleine Rebérioux. Cette humanité qui n’existe pas et que détruisent en permanence le capitalisme, les menaces de guerre et la colonisation. On rappellera aussi que les grands traits de ce nouveau venu dans le monde parisien des journaux se dessinèrent très vite, en trois mois. Une orientation socialiste certes, mais non partidaire. Une équipe rédactionnelle brillante, essentiellement composée d’intellectuels _ les Ì17 agrégésÍ _ sous l’aile tutélaire d’Anatole France. La propriété appartenait à une société anonyme reposant pour moitié _ près de 500 000 francs _ sur des actions réellement souscrites et, pour moitié, sur des actions dites d’apport censées représenter Ìl’apport de travailÍ des collaborateurs et confiées symboliquement à Jaurès. Un montage assez subtil, accompagné de clauses rédactionnelles fort intéressantes et, semble-t-il, assez neuves : elles mériteraient aujourd’hui une lecture attentive. Même si le pouvoir de Jaurès, directeur et fondateur du journal, peut paraître exorbitant, à la hauteur de l’homme il est vrai : il se voyait formellement reconnu le droit Ìd’examiner par avanceÍ les articles et de les refuser. Bref, rien à voir avec un journal de parti, un quotidien, dreyfusard dans sa rédaction et son financement, construit autour de son directeur, socialiste à la mesure du socialisme de Jaurès, où les professionnels étaient peu nombreux, un journal dépourvu de prise sur le monde du travail, au moment même où la CGT atteignait le sommet de son influence. Rien d’étonnant si, dès le début de 1905, une crise financière violente secoua la jeune Humanité. Mais elle a tenu le coup... "

" Il faut deux rivages à la vérité : l’un pour notre aller, l’autre pour notre retour. Des chemins qui boivent leurs brouillards. Qui gardent intacts nos rives heureux. Qui, brisés, soient encore salvateurs pour nos cadets nageant en eaux glacées. " René Char

Secouée, l’Humanité ? Jaurès assassiné à l’aube de la Première Guerre mondiale dont il vit, bien avant d’autres, les dévastations potentielles, l’histoire du journal socialiste, puis communiste, s’imbrique profondément dans l’histoire entière des mouvements et des évolutions politiques du XXe siècle. Mais quelles furent donc les modalités de passation de l’Humanité, de la SFIO au Parti communiste en 1920 après le congrès de Tours ? Et que signifie vraiment devenir, puis être " organe central " d’un parti ? Roland Leroy, ancien directeur, l’écrit ainsi : " La fulgurante histoire du siècle qui a plusieurs fois bouleversé le monde, les malheurs, les drames, les épopées aussi, ont secoué l’Humanité peut-être plus que n’importe quel autre journal, l’amenant à prendre des positions toujours singulières, souvent courageuses, même si elles ont connu des égarements dus à un aveuglement dogmatique. (...) Mais le journal a vécu grâce à la créativité féconde de grands talents extrêmement divers. " (3)

Les espérances, les combats, les erreurs, les tragédies... À lui seul, un " simple " retour sur la matière première du journal (ses articles), s’il est indispensable, ne permet pas de saisir la place unique de l’Humanité dans le paysage français. Comme l’ancrage du PCF ne se comprend pas dans sa seule dimension idéologique, celui du journal, aussi incroyable que cela puisse paraître, ne se réduit pas à son unique contenu. Devenant journal communiste, il fut aussi ce que l’on appelle un vecteur de l’action politique. " L’Huma était utile au sens premier du terme : c’est là que l’on trouvait le lieu et l’heure de la manif ; les unes du journal étaient souvent conçues comme des affiches pour appeler à la manifestation ", souligne l’historienne Danielle Tartakowsky (4). L’antifascisme, l’anticapitalisme, le Front populaire, les luttes sociales, la Résistance, la clandestinité pendant l’occupation, l’anticolonialisme, l’antiimpérialisme, la censure subie durant la guerre d’Algérie : autant de références nobles et de points de repère incontournables pour des générations de lecteurs, communistes ou non. " Le titre sera aussi la raison et le moyen de développer des pratiques populaires ", ajoute Danielle Tartakowsky. Fête de l’Huma, manifestations culturelles et sportives, réseau de correspondants locaux, comités de défense de l’Humanité (qui deviendront plus tard comités de diffusion de l’Humanité), ventes dites de masse, souscriptions... autant de moments forts de l’histoire du journal qui croisent le cour et la vie politique et sociale du pays. " Le militant prend la figure du vendeur de l’Huma, précise Mme Tartakowsky. Il est significatif qu’en janvier 1936, dans le film de Renoir La vie est à nous, produit par le PCF, le personnage politique principal à l’écran est Marcel Cachin, directeur de l’Huma, où, sur son bureau, arrive le courrier de la France entière. " Des dizaines de milliers de militants, en effet, alimentent l’Humanité d’informations sur les conflits sociaux, grèves, manifestations. Là et nulle part ailleurs.

" Le mot courage et le mot découvrir / Et le mot frère et le mot camarade / Et certains noms de pays de villages / Et certains de femmes et d’amis / Ajoutons-y Péri / Péri est mort pour ce qui nous fait vivre / Tutoyons-le, sa poitrine est trouée / Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux / Tutoyons-nous son espoir est vivant. " Paul Eluard

Ah, les grands de l’Humanité ! On ne saurait tous les citer, ces disparus aimés, tant ils sont nombreux, foisonnants, rayonnants. De Jules Renard à Anatole France, de Paul Vaillant-Couturier au fusillé Gabriel Péri (5) en passant par Louis Aragon, de Pierre Courtade à Roger Vailland, de Madeleine Riffaud à René Andrieu, de Laurent Salini à André Wurmser, d’Abel Michea à Michel Boué... Des caractères trempés, des fortes têtes, des fidèles, des fâchés. Et bien d’autres, notamment dans cette rédaction 2004 rajeunie, différente, mais pas moins révoltée face au monde tel qu’il est. Bref une histoire, et des histoires, d’hommes confrontés à l’histoire globale. Où comment réagit un journal d’opinion politique dans les contextes de guerres _ mondiales, froide, d’Indochine, d’Algérie, du Golfe, du Kosovo, d’Irak, etc. _ qui furent celles de ce siècle-là. L’Humanité au centre des orages ou dans un retour critique comme le fut, au sujet de la torture pendant la guerre d’Algérie, l’Appel des douze en octobre 2000. Et puis ces guerres sociales, aussi, toujours recommencées, bien que, à l’image du capitalisme, mutantes.

La profondeur des rapports affectifs entre le quotidien et l’hebdomadaire l’Humanité Dimanche (devenu " hebdo "), et les lecteurs, reste, à sa manière, la source de l’attachement et des tensions qui épouseront les hauts et les bas du PCF, ses joies, ses drames. De même que ses errances. Comme l’explique l’écrivain Bernard Chambaz, qui publie l’Humanité, 1904-2004 " (6) : " On peut dire, je crois, que depuis sa naissance jusqu’à 1991, il y a dans l’Humanité une vraie passion russe et soviétique. Dans les années soixante-dix, au moins jusqu’en leur milieu, on relève des signes tangibles de ce qu’on pourrait appeler _ je ne le dis pas en mauvaise part _ un pro-soviétisme. " Et forcément tout ce qui va avec, à des degrés divers : par exemple le soutien à l’intervention armée de l’URSS, à Budapest, en 1956. Mais Chambaz, dans sa lecture de quelque 35 500 numéros, voit aussi autre chose dans les entrailles et l’âme de notre trajectoire : " Il y a trois caractères essentiels qui ressortent à mes yeux. D’abord, le regard de l’Humanité sur la politique internationale. Le génie du journal, c’est de porter un regard original sur le mouvement en général et les situations du monde en particulier, notamment par beaucoup de grands reportages. Deuxième caractéristique, la politique intérieure, c’est-à-dire le soutien constant aux luttes, grandes ou petites. La troisième constante, c’est l’ouverture culturelle... "

Alors ? Alors cent ans ! Un peu fou, cette histoire, non ? Mais tellement prégnante et si fusionnelle, si amoureusement tourmentée que surgissent de nos mémoires des souvenirs communs et personnels. Où l’on pense à " Lire le pays " (7), à Jean Genet, à Roland Barthes et tous ces signataires illustres. Où l’on chante encore et encore, pour ses parents, pour ce grand-père enterré avec un exemplaire clandestin collé près du cour, ce " journal que l’on vend le matin d’un dimanche " (Jean Ferrat). Où l’on repense aux odeurs d’imprimerie du Faubourg-Poissonnière, celles aigres-douces des rotatives, celles de l’encre à peine séchée qui tachait les doigts et la langue, celles du papier frais qu’on feuilletait tard les soirs de bouclage. Où l’on envie, déjà, ceux qui viendront, lecteurs, vendeurs, salariés. Et où l’on n’oublie pas, surtout, ces quelques mots de Nelson Mandela, après sa libération, envoyés à notre rédaction : " L’Humanité a toujours été active dans toutes les grandes luttes de notre siècle. L’Humanité est une voix pour l’humanité. "

Mandela et Jaurès réunis par-delà le temps : des mots qui ne laissent aucune place au manque d’ambition...

" ... Un appareil à connaître la vérité de chaque jour, ainsi qu’ici l’araignée, au coeur de son filet circulaire, paris sur l’étrange soleil quotidien d’une toile immense où se prennent les mouches de ce qui se passe tout aussi bien à New York qu’au coin de la rue... l’au fur et à mesure de notre vie... Le déballez-moi ça de l’univers... " Louis Aragon.

Jean-Emmanuel Ducoin

Notes

(1) Le manuscrit original, visible dans le hall du siège du journal à Saint-Denis, en témoigne.

(2) Auteur de Jaurès, la parole et l’acte, Découvertes Gallimard.

(3) In Un siècle d’Humanité, 1904-2004 ", le Cherche Midi, sélection d’articles année après année (18 euros).

(4) Citée dans Regards, avril 2004.

(5) En dehors de Péri, treize autres salariés du journal de différents services sont morts fusillés ou en déportation : Lucien Sampaix, Pierre Lacan, Robert Blache, Henry Terryn, René Lepape, Léa Maury, André Chennevières, Victor Messer, Pierre Mars, Maurice Grandcoing, Raoul Chollet, Julien Landragin, Henri Vincent.

(6) Coédition Le Seuil/l’Humanité, 370 pages, 39 euros.

(7) La série de l’Humanité en 1977 est publiée aux éditions Le Passeur-cecofop, 22 euros (disponible au siège de l’Humanité : 0149227272).