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Le scandale du classement des revues scientifiques

Publie le mardi 23 septembre 2008 par Open-Publishing
2 commentaires

Une analyse de Sophie Basch, professeur de littérature à Paris IV, membre de l’IUF.

Y a-t-il une conscience à l’AERES ?

Depuis quelques mois, l’AERES, Agence gouvernementale chargée de l’évaluation de
la recherche et de l’enseignement supérieur, créée en 2006, s’efforce d’établir un
classement qualitatif des revues en sciences humaines, sur le modèle des palmarès des sciences dures. Cette démarche a suscité une vive contestation Outre Manche : les philosophes des sciences britanniques ont dénoncé cette entreprise de standardisation dont ils démontent les fondements et les aboutissements (Journals under Threat : A Joint Response from HSTM Editors). Les directeurs de revues éminentes ont prié les rédacteurs de l’ERIH (European Reference Index for the Humanities) de retirer leurs publications d’un inventaire dont ils récusent la pertinence, achevant ainsi d’en infirmer la validité.

Les Français doivent leur emboîter le pas. Olivier Boulnois, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, s’est récemment exprimé sur ces classements dont le principe même lui paraît biaisé. Le seul moyen d’évaluer la qualité et le « rayonnement » (ce critère reste insaisissable) d’un article est de le lire, non de le classer en A, B ou C selon le support qui l’a accueilli. Les historiens, les philosophes et les littéraires ne passeraient pas tant d’heures dans les bibliothèques s’ils ne devaient dépouiller des revues anciennes, souvent obscures, à faible tirage, éditées en marge des dogmes dominants et qui ont néanmoins hébergé des contributions importantes. Le temps n’est pas un facteur d’évaluation négligeable. Les classements réducteurs de l’ERIH et de l’AERES ne tiennent aucun compte de cette décantation : ils balisent non seulement la recherche du présent mais celle du futur.

Le but de l’opération est simple : l’évaluation individuelle et collective (chercheurs et équipes de recherche) requiert des compétences spécifiques ; elle demande du temps et des moyens. Le classement des publications en trois catégories présente un inestimable avantage puisqu’il permet l’évaluation machinale. Il suffira à l’évaluateur de tourner la manivelle, comme le joueur d’orgue de barbarie lorsqu’il introduit les cartes de papier perforé dans un instrument qui n’a pas la prétention de produire de grande musique. Les historiens, les philosophes, les littéraires ne peuvent accepter cette orchestration.

Mais le problème est aussi ailleurs. Le malaise règne à l’AERES. Déjà, inévitables, des bruits de marchandage circulent : si vous renoncez à rendre publiques vos récriminations, nous pourrions remonter de B en A telle revue que vous dirigez ou dont vous êtes le collaborateur régulier.… La défaite de la pensée s’accompagne d’une abdication de la conscience, favorisée par l’anonymat : l’ERIH et l’AERES, dont le maître mot est la « transparence », ne publient pas les noms de ceux qui, discipline par discipline, ont constitué leurs listes. Qui fixe ce canon et qui en assume la responsabilité ?

L’ineptie de la démarche a été suffisamment dénoncée ; peut-être n’a-t-on pas assez insisté sur la compromission qu’elle suppose. Les commissions disciplinaires chargées de procéder aux classements sont constituées de chercheurs et d’universitaires chevronnés. Mais leur composition change au fil des réunions : beaucoup de ceux qui sont venus ne reviennent pas, bannis pour indiscipline ou volontairement exilés. L’atmosphère de ces assemblées est cordiale. La gêne est cependant patente : la pertinence de ces classements ne convainc personne. Des voix s’élèvent pour défendre une politique du moindre mal : puisque le Ministère impose l’établissement de ces listes, mieux vaut confier la sélection aux plus compétents (ceux qu’on a choisi de convoquer et qui ont répondu à la convocation). La rengaine est connue : « cette décision est mauvaise, mais elle sera encore pire si ce n’est pas nous qui l’appliquons ». Le raisonnement, qui éveille de mauvais souvenirs, est aussi vicieux que le principe même du classement : comment exécuter de basses œœuvres sans se discréditer ?
Ceux qui refusent le statut de petits fonctionnaires de la censure n’ont plus qu’à quitter les lieux. Car il n’y a pas de compromis, comme la suite le montrera : écrémage de plus en plus rapide à mesure que l’heure tourne ; élimination des revues publiées dans des lieux improbables comme Vilnius, Bergen, Ankara, Budapest ou Bratislava (qui a jamais entendu parler de ces publications ?), aux titres plus imprononçables encore que ceux des périodiques allemands, néerlandais ou italiens dont le comité écorche les syllabes. – Les revues anglaises ou américaines, A dans le classement de l’ERIH, sont rarement rétrogradées. À l’heure où la France s’inquiète du déclin de sa culture (mais diminue les crédits de ses Instituts de recherche à l’étranger), ce mépris est particulièrement malvenu.

L’AERES a-t-elle pensé à l’humiliation que ces listes imposeront à ceux qui, dans des régions lointaines et aux ressources souvent limitées, font l’effort de publier en français ou sur la France, chassées du tableau d’honneur sans autre forme de procès ? Nul n’est besoin d’un répertoire pour savoir qu’il est plus prestigieux de publier dans telle vénérable revue que dans un bulletin paroissial. Faut-il pour autant succomber à la manie du fichage et au démon de l’explicitation, aussi offensants qu’inutiles ? Le vrai provincialisme n’est pas où on le traque mais dans l’ignorance de l’étranger.

Quand tous ces arguments auront été avancés, voire admis, des voix s’élèveront pour rappeler un impératif : le regroupement des universités françaises en PRES (Pôles de recherche et d’enseignement supérieur), où les Facultés de sciences humaines ne bénéficieront plus de leur glorieux isolement. « Que répondre l’incompréhension des collègues de médecine, de physique, de chimie, excédés par l’absence de critères objectifs de classement ? Nos disciplines sont vouées à la disparition dans ce contexte. » Mais c’est précisément alors qu’elles seraient laminées. Les sciences humaines ne sont pas exactes par définition. Elles ne sont pas pour autant dépourvues de rigueur mais aucune « objectivité » autre que l’honnêteté intellectuelle ne peut présider à leur évaluation. Il ne s’agit pas de s’abriter derrière une loi d’exception mais de partir de la réalité. L’honneur des humanités est la curiosité : le seul critère admissible est celui de la diversité et de la variété des publications.

Messages

  • Bravo pour cet article qui met en lumière un des mécanisme de la destruction de l’intellectuel, particulièrement en sciences humaines, puisque ceux là observent les comportements humains.

    Or cette observation du comportement humains social individuel etc induit forcémetn un jugement et la construction de valeurs... qui dérogent à l’entretien de la volonté égoïste de puissance passant par l’obscurantisme.

    La france ; comme d’autres pays, plonge dans l’obscurantisme.

    Les fac, hors mis les discipline de gestion et d’économie, se vident tant on sait intuitivement que l’on a peu de chance de s’insérer dans le monde du travail en étant universitaire, méprisé du peuple comme du patronnat car l’école c’est bon pour les fainéants, mais pire encore, scientifiques qui coupent les cheveux en quatre et s’intéressent à ce qui ne les regarde pas ou ce qui ne sert à rien !

    c’est la victoire du populisme et de l’obscurantisme encore plus que du capitalisme que l’on voit là être mis en oeuvre : un lent retour au nazisme ordinaire !

  • Le classement des revues scientifiques est une vieille histoire. Il a déjà été proposé sous le gouvernement de gauche. Des universitaires l’avaient repoussé car il aboutissait à recruter des enseignants-chercheurs en additionnant les notes attribuées aux articles publiés par le candidat en fonction de son support. Il n’était plus utile de lire leurs travaux. Bien avant cela nos collègues de gauche parlaient de revues scientifiques et de revues "grises".

    Il est probable que l’évaluation empirique des articles considérée comme "progressiste" a été proposée par des responsables de commission appelés au ministère sous le gouvenrement Jospin et toujours en place.
    Est-ce que Claude Allégre est opposé à cette quantification des publications ?
    Merci de me le faire savoir.

    La quantification, l’objectivation ont toujours été valorisés par les "progressistes". J’ai étudié la psychologie générale avec des professeurs communistes qui voulaient mettre toutes les fonctions mentales en équation.

    Alors ne jugeons pas trop vite.