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Des parachutes (dorés) pour tous

Publie le lundi 10 novembre 2008 par Open-Publishing
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Paru sur
http://www.vacarme.org/article1331.html

des parachutes pour tous
par Victoire Patouillard

L’affaire des parachutes dorés nous a appris deux choses plus étonnantes encore que le montant extravagant des indemnités reçues par Noël Forgeard : non seulement il n’est pas nécessaire d’être de gauche pour être contre, mais encore, il n’est pas nécessaire d’être contre pour être de gauche.

Noël Forgeard est nommé directeur d’Airbus en 1998. En 2003, l’entreprise fait jeu égal avec son concurrent de toujours : Boeing. Pour asseoir sa nouvelle domination, Airbus se lance dans la production du gros porteur A380. Le premier vol est un succès et en 2005, Noël Forgeard devient co-président d’EADS (Airbus est une filiale du groupe EADS, la maison-mère du groupe européen d’aéronautique). L’annonce des retards dans la commercialisation de l’A380 entraîne un effondrement du titre boursier le 13 juin 2006. Trois mois auparavant, Noël Forgeard avait vendu ses stock-options, réalisant une plus-value de 2,5 millions d’euros (les stock-options constituent un complément de rémunération sous forme d’actions dont le bénéficiaire ne peut tirer profit qu’à l’issue d’une période fixe de trois à cinq ans). Le soupçon de « délit d’initié » précipite la chute de Forgeard ; il est licencié par le conseil d’administration en juillet 2006. Le 3 octobre 2006, EADS présente « Power 8 », un plan de restructuration d’Airbus prévoyant la suppression de 10 000 emplois en Europe. En mars 2006, le montant du parachute est rendu public, il scintille de mille feux : 6 millions d’euros d’indemnités de départ et 2,4 millions de primes de non-concurrence. Tous les éléments du scandale sont rassemblés : montants faramineux, licenciements boursiers, détails sordides (le 25 avril, les salariés d’Airbus apprennent qu’ils toucheront une prime de 2 à 10 euros par salarié ; le 4 mai, réunis en AG, les actionnaires s’accordent le versement du dividende maximal).

Tout le monde s’indigne depuis les plus révolutionnaires jusqu’à la commission sociale des évêques catholiques (message du 16 avril). Même Laurence Parisot est « frappée de stupeur » (France Inter le 15 avril). Des gens très différents s’accordent à considérer qu’il n’est plus seulement question d’économie. Denis Clerc met en avant des « raisons politiques et morales » dans Alternatives économiques (mai 2007) ; le 20 avril sur RTL, Nicolas Sarkozy en fait « une question d’éthique, une question d’honnêteté ». Il y aurait donc une morale à cette histoire. Ou plutôt deux selon que l’on s’indigne du montant ou du principe des parachutes dorés.
la morale de l’histoire 1
mesure et démesure des inégalités

Pour les uns, c’est dans l’écart entre la rémunération moyenne d’un salarié moyen et la rémunération exceptionnelle de celui qui se trouve au sommet de la hiérarchie que réside le scandale. À ce titre, un golden parachute n’est pas moins scandaleux qu’un golden hello (une prime de bienvenue), un paquet de stock-options, des bonus en rafale, une retraite chapeau... L’affaire des parachutes dorés ne fait que mettre au jour avec une acuité particulière l’inégalité croissante des rémunérations dans le monde du travail, qu’elle s’exprime en coefficient multiplicateur ou en années-Smic. De ces équivalences multiples, de ces tables de multiplication étourdissantes, les syndicalistes américains de l’AFL-CIO ont fait un jeu : Executive Paywatch Database (une base de données reprenant les rémunérations des dirigeants des 1 500 premières entreprises américaines cotées en bourse). Ainsi, en 2006, le directeur de Procter & Gamble a gagné 851 fois le salaire moyen, 62 fois celui du président des États-Unis, 67 fois celui d’un président d’université soit 25,14 millions de $. Lauréat du Prix Nobel, vous devrez travailler jusqu’en 2024 pour atteindre le montant total de rémunération perçu par Alan G. Lafley en une seule année. Payé au salaire minimum, vous devrez attendre un peu plus de deux millénaires pour le même résultat (l’année 4354 exactement). Il faut se souvenir qu’au début du siècle dernier John Pierpont Morgan, le grand banquier américain, disait qu’il ne traiterait jamais avec une entreprise dont le dirigeant gagne plus de vingt fois le salaire de ses ouvriers ; Rockefeller, lui, fixait la barre à quarante fois le niveau de ses salariés.
la morale de l’histoire 2
l’amour du risque

Pour d’autres, le scandale des parachutes dorés tient moins aux écarts salariaux qu’ils creusent qu’à la métaphore trompeuse sur laquelle ils reposent. Un parachute : l’image est belle, elle s’accorde si bien à la figure de l’entrepreneur, héros du capitalisme, porté par des valeurs nobles, viriles et guerrières, éjecté de son siège avant que l’avion ne s’enflamme et balançant maintenant dans les airs, une main posée sur le harnais, le regard au loin.

Or, en accordant un parachute doré, on croit récompenser le risque, quand on ne fait qu’honorer des loosers. « C’est : pile, je gagne ; face, je ne perds rien », résume Colette Neuville, figure française de la défense des petits actionnaires. Qu’importe alors si la chute de Forgeard doit beaucoup plus aux stock-options qu’aux indemnités de départ prévues dans son contrat, ce sont les seuls parachutes qu’il conviendra de moraliser, de réformer, sinon de supprimer. « Il en va de la réhabilitation de l’esprit d’entreprise » (« L’argent sans le risque », chronique de L’Express du 21 novembre 2006). Nicolas Sarkozy l’annonce à Marseille en pleine campagne et le réaffirme une fois élu en visite au siège d’Airbus : il fera voter une loi afin d’interdire « cette pratique détestable du versement d’importantes indemnités aux dirigeants qui quittent leurs entreprises ». Il s’en explique : « Parce qu’avec le golden parachute, il n’y a pas de risque. Or, la grosse rémunération rémunère un risque. S’il n’y a pas de risque, il n’y a pas besoin de grosses rémunérations. » Il en va des dirigeants d’entreprises comme des pauvres, des chômeurs, des malades et des RMIstes : certains sont plus vrais que d’autres. Dans la même perspective, Alain Etchegoyen demandait qu’on distingue la situation des propriétaires ou créateurs de leur entreprise qui risquent vraiment leur patrimoine (Bernard Arnault, Martin Bouygues, la plupart des patrons de PME) de celle des managers salariés dont l’échec n’est jamais sanctionné.

Qu’on s’indigne de leur principe ou de leur montant, les parachutes dorés semblent littéralement tombés du ciel. C’est que la morale ne suffit pas pour comprendre la zone trouble dans laquelle évoluent désormais les dirigeants d’entreprise et les transformations du capitalisme qui les y ont conduits. Des économistes classiques jusqu’à Marx, tous s’entendent en effet pour faire de la nature du revenu le principe fondateur de la structure des classes : les capitalistes possèdent le capital et touchent le profit ; les prolétaires ne possèdent rien d’autre que leur force de travail et touchent en contrepartie un salaire. Mais dès lors qu’une part notable des capitalistes travaille et qu’une part non négligeable des salariés accède à la propriété du capital, la frontière se brouille. Les managers salariés dont les entreprises se dotent dans les années 1950 ont précisément pour caractéristique de n’être ni des entrepreneurs, ni des prolétaires, tout en partageant les préoccupations des salariés. Avec la révolution financière des années 1980, ils basculeront du côté des actionnaires. Par le mécanisme des stock-options, les managers en effet sortent de la condition salariale qui était la leur. Sous la pression des marchés financiers, ce qui pouvait apparaître comme une solidarité entre les dirigeants d’entrepr00ise et leurs salariés animés par ce même but de diversifier les risques industriels auxquels les uns et les autres sont exposés, va être brisé : les managers ne sont plus des salariés comme les autres, ils ne partagent plus avec les salariés les risques auxquels les soumettent les aléas de la conjoncture industrielle. La prise de risque n’est plus ni de leur côté (leur rémunération est indexée pour l’essentiel au cours boursier et non aux performances réelles de l’entreprise), ni du côté des actionnaires (c’est le principe d’un portefeuille d’actions que de diversifier les risques financiers). Elle est assumée par les salariés qui perdent leur emploi quand l’entreprise n’est plus rentable.

L’enquête qu’Olivier Godechot a consacrée aux « working rich » autorise cependant à penser que les managers ne sont pas condamnés à voir leurs intérêts se confondre avec ceux des détenteurs de capitaux [1]. Le terme désigne les salariés de la finance disposant non seulement de rémuérations très élevées, mais bénéficiant en outre d’une forme de revenu particulière qui les distingue des autres salariés, le bonus. L’ouvrage décrit les modalités de capture des fruits de l’activité collective qu’ils ont déployées. À contre-courant des autres secteurs, ces salariés ont en effet instauré une remarquable défense de leurs intérêts en imposant que la « valeur créée » le soit moins pour les actionnaires que pour les salariés. Ils ont su retourner à leur avantage les indicateurs de profit très précis dont les banques s’étaient dotées pour opérer un renversement et faire apparaître la valeur créée comme un bien vacant ouvert aux appropriations rivales des salariés et des actionnaires. L’importance des rémunérations épuise dès lors les explications un peu simples en termes de risque encouru ou d’incitation optimale à l’effort. L’observation des pratiques effectives d’attribution des bonus montre que leur niveau très élevé est le résultat d’une concurrence entre firmes et d’un pouvoir collectif de hold up acquis par certains salariés (l’entreprise est menacée de dommages — une démission collective par exemple — si elle n’accepte pas une renégociation favorable au salarié). De cela, il convient de se réjouir : les salariés de la finance pourraient prétendre au titre d’avant-garde du salariat tant ils déploient d’effort à le défendre. Ainsi, malgré le niveau exceptionnel de leurs revenus, les working rich conservent les préoccupations de leur condition salariale, même si leur défense s’est organisée au prix d’une explosion des inégalités salariales et d’une fragmentation de l’unité du groupe.

Transformer le dirigeant en propriétaire, faire de lui un authentique capitaliste supposerait d’accroître encore la part des stock-options dans sa rémunération afin qu’il épouse au plus près les préoccupations des actionnaires. Les parachutes dorés pourraient bien disparaître alors, l’horizon serait toujours aussi sombre.

Inversement, ramener le manager à sa condition salariale impliquerait de socialiser les ressources arrachées aux actionnaires afin d’éviter que l’appropriation de la valeur ne se fasse au préjudice du plus grand nombre, d’étendre alors le principe des parachutes dorés à l’ensemble des salariés et de les soumettre à cotisations sociales. L’enjeu des parachutes dorés serait alors moins d’en faire un scandale qu’un acquis social. Ramenés à un niveau juste et élargis à tous, ils ne sont rien d’autre que la sécurité sociale professionnelle réclamée par la CGT. Sur le toit de l’Unedic, en avril dernier, les intermittents en avaient fait une banderole : « Nous ne descendrons qu’avec des parachutes dorés. »

www.aflcio.org/corporatewatch/paywatch/ceou/database.cfm

Executive Paywatch Database (une base de données reprenant les rémunérations des dirigeants des 1 500 premières entreprises américaines cotées en bourse

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