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Une interview de Marx

Publie le vendredi 17 juillet 2009 par Open-Publishing

Michel Peyret
17 juillet 2009

UNE INTERVIEW DE MARX
L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS
ET LA COMMUNE DE PARIS

« Les soussignés , membres du Conseil élu par l’assemblée tenue le 28 septembre 1864 , à St Martin’s Hall , à Londres , ont pris les mesures nécessaires pour fonder « l’Association internationale des travailleurs » .
« Ils déclarent que cette association internationale ainsi que toutes les sociétés et individus qui y adhèrent reconnaissent , comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes , la vérité , la justice , la morale , sans distinction de couleur , de croyance ou de nationalité .
« Ils considèrent comme un devoir de réclamer non seulement pour eux les droits de l’homme et du citoyen , mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs . Pas de droits sans devoirs , pas de devoirs sans droits .
« Et c’est dans cet esprit qu’ils ont rédigé le règlement provisoire de l’Association internationale . »

Marx , dans un esprit utilement rassembleur , avait certainement sacrifié quelque conviction dans l’énoncé de ce paragraphe constitutif des statuts provisoires . Une note précise d’ailleurs qu’il l’a inclus à la « demande pressante » des membres du sous-comité et lui-même indique dans une lettre du 28 novembre à L.Philips que « par politesse pour les Français et les Italiens qui emploient toujours de grandes phrases » , il a dû « accueillir dans le préambule quelques figures de style inutiles ».

DES CONSIDERANT D’UNE AUTRE TENEUR

Aussi les considérant sont-ils d’une autre teneur .

Ils font notamment valoir :

 Que l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’oeuvre de la classe ouvrière elle-même , que la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe , mais pour des droits et devoirs égaux , et pour l’abolition de tout régime de classe ;

 Que l’assujettissement économique des travailleurs à ceux qui se sont appropriés les moyens de travail , c’est-à-dire les sources de la vie , est la cause première de la servitude dans toutes ses formes – la misère sociale , l’avilissement intellectuel et la dépendance politique ;

 Que l’émancipation de la classe ouvrière est donc le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ;

 Que tous les efforts tendant à ce but ont jusqu’ici échoué , faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entre les classes ouvrières des divers pays ;

 Que l’émancipation du travail , n’étant un problème ni local ni national , mais social , embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne , et nécessite , pour sa solution , le concours théorique et pratique des pays les plus avancés ;

 Que le mouvement qui vient de renaître parmi les ouvriers des pays les plus industriels de l’Europe , tout en éveillant de nouvelles espérances , donne un solennel avertissement de ne pas tomber dans les vieilles erreurs et de combiner le plus tôt possible les efforts encore épars ;

LA CLARTE DES ARTICLES

Dans cet esprit , les projets d’articles sont ainsi conçus :

Art. 1. - L’Association est établie pour créer un point central de communication et de coopération entre les sociétés ouvrières des différents pays aspirant au même but, savoir : la protection, le progrès et le complet affranchissement de la classe ouvrière.

Art. 2. - Le nom de cette association sera : Association Internationale des Travailleurs.

Art. 3. - Tous les ans aura lieu un Congrès ouvrier général composé de délégués des branches de l’Association. Ce Congrès proclamera les aspirations communes de la classe ouvrière, prendra l’initiative des mesures nécessaires pour le succès de l’oeuvre de l’Association Internationale et en nommera le Conseil général.

Art. 4. - Chaque Congrès fixera la date et le siège de la réunion du Congrès suivant. Les délégués se réuniront aux lieu et jour désignés, sans qu’une convocation spéciale soit nécessaire. En cas de besoin, le Conseil général pourra changer le lieu du Congrès, sans en remettre toutefois la date. Tous les ans, le Congrès réuni désignera le siège du Conseil général et en nommera les membres. Le Conseil général ainsi élu aura le droit de s’adjoindre de nouveaux membres.
A chaque Congrès annuel, le Conseil général fera un rapport public de ses travaux. Il pourra, en cas de besoin, convoquer le Congrès avant le terme fixé.

Art. 5. - Le Conseil général se composera de travailleurs appartenant aux différentes nations représentées dans l’Association Internationale. Il choisira dans son sein les membres du bureau nécessaires pour la gestion des affaires, tels que trésorier, secrétaire général, secrétaires correspondants pour les différents pays, etc.

Art. 6. - Le Conseil général fonctionnera comme agent international entre les différents groupes nationaux et locaux, de telle sorte que les ouvriers de chaque pays soient constamment au courant des mouvements de leur classe dans les autres pays ; qu’une enquête sur l’état social soit faite simultanément et sous une direction commune ; que les questions d’intérêt général, proposées par une société, soient examinées par toutes les autres, et que, l’action immédiate étant réclamée, comme dans le cas de querelles internationales, tous les groupes de l’Association puissent agir simultanément et d’une manière uniforme. Suivant qu’il le jugera opportun, le Conseil général prendra l’initiative des propositions à soumettre aux sociétés locales et nationales. Pour faciliter ses communications, il publiera un bulletin périodique.

Art. 7. - Puisque le succès du mouvement ouvrier dans chaque pays ne peut être assuré que par la force de l’union et de l’association ; que, d’autre part, l’action du Conseil général sera plus efficace, selon qu’il aura affaire à une multitude de petites sociétés locales, isolées les unes des autres, ou bien à quelques grands centres nationaux des sociétés ouvrières, les membres de l’Association Internationale feront tous leurs efforts pour réunir les sociétés ouvrières, isolées, de leurs pays respectifs en associations nationales, représentées par des organes centraux. Il va sans dire que l’application de cet article est subordonnée aux lois particulières à chaque pays, et que, abstraction faite d’obstacles légaux, chaque société locale indépendante aura le droit de correspondre directement avec le Conseil général.

Art. 7a. - Dans sa lutte contre le pouvoir uni des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir en tant que classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct et opposé à tous les anciens partis politiques créés par les classes possédantes. Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la Révolution sociale et de sa fin suprême : l’abolition des classes.
La coalition des forces de la classe ouvrière, déjà obtenue par la lutte économique, doit ainsi lui servir de levier dans sa lutte contre le Pouvoir politique de ses exploiteurs.
Puisque les seigneurs de la terre et du capital utilisent toujours leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et pour subjuguer le travail, la conquête du Pouvoir politique est devenu le grand devoir du prolétariat.

Art. 8. - Chaque section a le droit de nommer ses secrétaires-correspondants au Conseil général.

Art. 9. - Quiconque adopte et défend les principes de l’Association Internationale des Travailleurs peut en être membre. Chaque section est responsable pour l’intégrité de ses membres.

Art. 10. - Chaque membre de l’Association Internationale, en changeant de pays, recevra l’appui fraternel des membres de l’Association.

Art. 11. - Quoique unies par un lien fraternel de solidarité et de coopération, toutes les sociétés ouvrières adhérant à l’Association Internationale conserveront intacte leur organisation particulière .

Art. 12. - La révision des Statuts présents peut être faite à chaque Congrès sur la demande des deux tiers des délégués présents.

Art. 13. - Tout ce qui n’est pas prévu dans les présents Statuts sera déterminé par des règlements spéciaux que chaque Congrès pourra réviser.

Règlements spéciaux

1. Le Conseil central est tenu d’exécuter les résolutions du Congrès.

a.Il rassemble dans ce but tous les documents que les sections centrales des différents pays lui enverront ou qu’il aura pu se procurer par une autre voie.

b.Il est chargé d’organiser le Congrès et de porter son programme à la connaissance de toutes les sections par l’intermédiaire des conseils centraux des différents pays .

2. Le Conseil central publiera, autant et aussi souvent que ses moyens le lui permettront, un bulletin qui embrassera tout ce qui peut intéresser l’Association internationale. Ce bulletin traitera essentiellement de l’offre et la demande de travail, des sociétés coopératives et de la situation des classes laborieuses dans tous les pays.

3. Ce bulletin, rédigé en plusieurs langues, sera envoyé gratuitement à tous les comités correspondant avec le Conseil central, qui en communiqueront à chaque fois un exemplaire à chacune de leurs sections.

4. Pour faciliter au Conseil central l’exécution des devoirs qui lui sont imposés par les articles ci-dessus, tout membre de l’Association et des sociétés adhérentes versera par exception, pour l’année 1866-67, une cotisation fixe de 30 centimes.

5. Partout où les circonstances le permettront, des conseils centraux groupant un certain nombre de sections seront établis . Les membres, élus et révocables à tout moment par leurs sections respectives, doivent envoyer leurs rapports au Conseil central une fois par mois, et plus souvent s’il est nécessaire.

6. Les frais d’administration de ces conseils centraux seront supportés par les sections qui les ont établis.

7. Les conseils centraux, non moins que le Conseil central de l’Association, sont obligés de faire honneur au crédit qui sera donné aux membres de l’Association par leurs sections respectives, mais autant seulement que leurs carnets seront visés par le secrétaire de la section à laquelle appartient le membre qui lui demande le crédit.
Dans le cas où la section à laquelle le membre adresse la demande de crédit n’a pas de fonds disponibles, elle est en droit de tirer à vue sur la section qui garantit pour le crédit.

8. Les conseils centraux et les sections sont obligés d’admettre tout membre de l’Association à prendre connaissance des rapports du Conseil central.

9. Chaque section, nombreuse ou non, a le droit d’envoyer un délégué au Congrès. Si la section n’est pas en état d’envoyer un délégué, elle s’unira avec les sections voisines en un groupe qui nommera un délégué commun pour tout le groupe.

10. Les frais des délégués seront supportés par la section ou le groupe de sections.

11. Chaque membre de l’Association internationale a le droit de vote et est éligible.

12. Chaque section ou groupe de sections qui compte plus de 500 membres a le droit d’envoyer un délégué pour 500 membres au-dessus de ce nombre primitif.

13. Chaque délégué n’a qu’une voix au Congrès.

14 .Chaque section est libre de rédiger ses statuts particuliers et ses règlements selon les circonstances locales et les lois de son pays, mais ils ne doivent en rien être contraires aux statuts généraux et aux règlements généraux..

DES STATUTS A LA PRATIQUE , LA COMMUNE DE PARIS

« Il n’y a aucun mystère à éclaircir », dit Marx , « sauf peut-être celui de la sottise humaine de ceux qui persistent à ne pas tenir compte du fait que notre association est publique, tout comme son action, et que ses débats sont consignés dans le détail dans des procès-verbaux que n’importe qui peut lire .
"Vous pouvez vous procurer nos statuts pour un penny, et si vous achetez pour un shilling de brochures, vous en saurez bientôt sur nous autant que nous-mêmes.

MARX REPOND A UN JOURNALISTE AMERICAIN ( 2 ou 3 juillet 1871 )

‑ Qu’est-ce que l’Association internationale ?

‑ Vous n’avez qu’à regarder les hommes qui la com­posent : les travailleurs...

‑ Et le dernier soulèvement à Paris ?

‑ Je voudrais tout d’abord que vous me prouviez qu’il y a eu complot, et que tout ce qui est arrivé n’a pas été l’effet normal des circonstances du moment. Oui, à supposer qu’il y ait eu complot, je demande à voir les preuves d’une participation de l’Association internationale.

‑ La présence de tant de membres de l’Association dans la Commune !

‑ Elle pourrait tout aussi bien avoir été un complot de francs-maçons, car leur participation, en tant qu’individus, ne fut pas négligeable . Je ne serais pas surpris si le pape leur mettait toute l’insurrection sur le dos. Mais essayons de trouver une autre explication. Le soulèvement de Paris fut réalisé par les ouvriers parisiens. Les ouvriers les plus capables d’entre eux devaient donc nécessairement être aussi les chefs et les responsables du mouvement. Or, il se trouve que les ouvriers les plus capables sont en même temps membres de l’Association internationale. Et, néanmoins, l’Association en tant que telle n’a pas pris en quoi que ce soit la décision de leur action.

‑ N’y a-t-il pas eu de communication secrète ?

‑ Y a-t-il jamais eu d’association qui ait poursuivi son activité sans avoir recours à des moyens aussi bien privés que publics ?

Cependant, ce serait méconnaître entièrement la nature de l’Internationale que de parler d’instructions secrètes émanant de Londres sous forme de décrets en matière de foi et de morale provenant de quelque centre pontifical de domination et d’intrigue.

Cela impliquerait que l’Internationale forme une sorte de gouvernement central, alors qu’en réalité la forme d’organisation garantit au contraire la plus grande marge de jeu à l’initiative locale et à l’esprit d’entreprise.

En pratique, l’Internationale n’a rien d’un gouvernement de la classe ouvrière en général, c’est un organe d’unification plutôt que de commandement.

‑ Quel est le but de cette union ?

‑ Conquérir l’émancipation économique de la classe ouvrière grâce à la conquête du pouvoir politique, et utiliser cette force politique pour la réalisation de ses buts sociaux.

Les objectifs de l’Internationale doivent nécessairement être assez vastes pour embrasser toutes les formes d’activité de la classe ouvrière. Leur donner un caractère particulier, ce serait les adapter aux besoins d’une seule section ou aux besoins des travailleurs d’une seule nation.

Or, comment pourrait-on demander à tous de s’unir pour réaliser les intérêts de quelques-uns seulement ? Si notre association agissait de la sorte, elle n’aurait plus le droit de s’appeler Internationale.

L’Association ne dicte aucune forme déterminée aux mouvements politiques : elle exige seulement que ces mouvements tendent vers un seul et même but final. Elle embrasse un réseau de sociétés affiliées qui s’étend à l’ensemble du monde du travail.

Dans chaque partie du monde surgissent des aspects particuliers du problème général, et les ouvriers doivent en tenir compte dans leurs actions et leurs revendications . Les ententes ouvrières ne peuvent pas être identiques dans tous les détails à Newcastle et à Barcelone, à Londres et à Berlin.

En Angleterre, par exemple, la voie par laquelle la classe ouvrière entend développer sa puissance politique lui est ouverte. Une insurrection serait une sottise là où l’agitation pacifique peut atteindre plus vite et plus sûrement le but .

En France, la multitude des lois de répression et l’antagonisme mortel entre les classes semblent rendre inévitable une solution violente aux conflits sociaux.

Le choix de cette solution concerne la classe ouvrière de ce pays.
L’Internationale ne prétend pas dicter ses volontés en la matière : elle a déjà assez de peine à donner des conseils.

Cependant, elle exprime à tout mouvement sa sympathie, et lui accorde son aide dans le cadre que lui assignent ses propres statuts.

‑ En quoi consiste cette aide ?

‑ Voici un exemple de cette aide.

L’un des moyens qu’utilise le plus fréquemment le mouvement d’émancipation, c’est la grève. Quand une grève éclatait jadis dans un pays, elle était étouffée par l’importation de main-d’œuvre étrangère.
L’Internationale a pratiquement mis un terme à ces procédés. Après qu’on l’a informée d’une grève qui se prépare, elle transmet la nouvelle à ses membres qui apprennent ainsi que le lieu de la lutte est un terrain défendu.

Ainsi, les fabricants ne peuvent plus compter que sur leurs propres ouvriers. Dans la plupart des cas, les grévistes n’ont pas besoin d’une autre aide. Leurs propres fonds ou les collectes faites par d’autres associations auxquelles ils sont plus ou moins directement affiliés leur fournissent une assistance.

Cependant, si leur situation devient trop difficile et si la grève a trouvé l’appui de l’Internationale, les ressources nécessaires sont tirées d’une caisse commune. C’est ainsi que la grève des ouvriers des usines textiles de Barcelone a été couronnée de succès il y a quelques jours.

Toutefois, l’Internationale n’a pas intérêt à fomenter des grèves : elle les soutient dans certaines conditions . Elle n’y gagne rien du point de vue pécuniaire, au contraire.

Résumons tout cela en un mot. La classe ouvrière reste pauvre au milieu d’un accroissement de richesses et végète misérablement au milieu d’un luxe toujours croissant.

La misère matérielle débilite l’ouvrier, moralement aussi bien que physiquement.

La classe ouvrière n’a rien à espérer d’une autre classe.

C’est pourquoi il est absolument nécessaire qu’elle défende elle-même sa cause. Elle doit modifier son attitude envers les capitalistes et les propriétaires fonciers, et cela signifie qu’elle doit transformer toute la société.

Tel est, pratiquement, le but général de toute l’organisation ouvrière : les ligues ouvrières et paysannes, les syndicats et sociétés de secours mutuel, les coopératives de production et de consommation ne sont tous que des moyens pour atteindre ce but.

L’Association internationale des travailleurs a pour devoir de réaliser une solidarité authentique et effective entre ces organisations. Son influence commence à se faire sentir partout. Deux journaux propagent ses idées en Espagne, trois en Allemagne, trois en Autriche et en Hollande, six en Belgique et six en Suisse. Après ce que je vous ai dit de l’Internationale, vous pouvez peut-être vous former une opinion vous-même sur les prétendus complots.

‑ Je ne vous suis pas très bien.

‑ Ne voyez-vous pas que la vieille société, qui n’a pas la force de nous affronter avec les armes de la discussion ou de la coalition régulière, doit user de fraude et nous accuser de conspiration ?

‑ La police française ne déclare-t-elle pas être en mesure de prouver la complicité de l’Internationale dans le dernier conflit, pour ne pas parler des précédents ?

‑ Mais parlons donc de ces tentatives précédentes. Cela nous permettra d’apprécier à leur juste valeur les accusations portées contre l’Internationale.

Vous vous souvenez de l’avant-dernier « complot » lors du plébiscite. Bien des électeurs paraissaient irrésolus et n’avaient plus un sentiment positif sur le régime impérial, sur ce régime dont on leur avait dit qu’il avait sauvé la société de redoutables dangers auxquels ils ne croyaient plus à présent. Il fallut donc un nouvel épouvantail, et la police se mit en chasse.

Toutes les coalitions ouvrières lui étaient odieuses, et elle avait, bien entendu, un compte à régler avec l’Internationale.

Une idée lumineuse lui vint : l’Internationale ne ferait-elle pas un magnifique épouvantail ? Ce choix aurait le double avantage de discréditer l’Association et de racoler des sympathies pour la cause impériale.

C’est cette heureuse idée qui a donné naissance au ridicule « complot » contre la vie de l’Empereur ‑ comme si nous avions la moindre envie de tuer cette ridicule vieille baderne. On a arrêté les membres dirigeants de l’Internationale. On a fabriqué de faux témoignages, et dans le même temps on a procédé au plébiscite. Mais la comédie qu’on voulait monter prit rapidement les allures d’une farce, et de l’espèce la plus grossière .

Il y a en Europe des gens avertis qui ont été les témoins de toute cette affaire et dont le jugement n’a pas été abusé un seul instant.
Seul l’électeur des campagnes françaises a avalé la couleuvre.
Les journaux anglais ont raconté le début de cette affaire, mais ils ont omis d’en publier la fin.

Par respect envers le pouvoir, les juges français durent admettre l’existence du complot, mais ils furent bien obligés de reconnaître qu’aucune preuve n’existait de la complicité de l’Internationale.

Or, il en est du second complot comme du premier. Un fonctionnaire français est chargé de faire son rapport sur le plus grand mouvement politique que le monde ait jamais connu.

Les conditions de l’époque sont là qui, en cent occasions, pourraient lui suggérer une explication raisonnable : les ouvriers gagnent chaque jour en intelligence, les puissances dominantes sombrent dans le goût du luxe et l’incompétence ; l’histoire continue d’avancer, et elle doit aboutir au transfert du pouvoir d’une seule classe à celle de tout le peuple.

De toute évidence, l’époque, les lieux, les conditions se prêtent au grand mouvement de l’émancipation.

Mais, pour apercevoir ces signes, le fonctionnaire devrait être un philosophe, et il n’est qu’un mouchard. Comme le veut la loi de sa fonction, il en vient donc à une explication de mouchard ‑ à une conspiration. Il a gardé un vieux dossier de documents fabriqués, il en extraira ses preuves, et cette fois l’Europe qui tremble ajoutera foi à sa fable.

Tenez, voici un exemple : le journal La Situation. Il y est dit : « Le docteur Karl Marx, de l’Internationale, a été arrêté en Belgique, alors qu’il cherchait à passer en France. Depuis longtemps, la police londonienne avait l’œil sur l’Association à laquelle il est rattaché, et prend en ce moment des mesures énergiques pour la supprimer. »

Deux phrases, deux mensonges. Vous éprouverez la véracité de la première grâce au témoignage de vos sens : constatez que je ne suis point dans une prison belge, mais bien à mon domicile en Angleterre.

D’autre part, vous n’êtes pas sans savoir que la police anglaise a aussi peu le pouvoir de se mêler des affaires de l’Internationale que notre Association n’en a de se mêler des affaires de la police. Et pourtant, une chose est sûre : ce rapport fera le tour de la presse du continent sans recevoir le moindre démenti, et il irait son chemin quand bien même je m’aviserais d’envoyer ici, à chacun des journaux d’Europe, une lettre circulaire...

‑ Pourquoi avez-vous établi ici votre quartier général ?

‑ Pour des raisons bien simples : ici, le droit d’association est chose bien établie. Il existe en Allemagne, c’est certain, mais il y est entravé par mille difficultés ; et, en France, il n’existe plus depuis bien des années.

‑ Et aux États-Unis ?

‑ Les centres principaux de notre activité se trouvent pour le moment au sein des vieilles sociétés européennes. Jusqu’à présent, de nombreuses circonstances ont empêché les problèmes du travail de prendre une importance universelle aux États-Unis. Mais ces conditions disparaissent rapidement, et le problème est en passe d’y devenir essentiel. En effet, là-bas tout comme en Europe, on y voit se développer une classe de travailleurs distincte de la société et en rupture avec le capital.

‑ Il semble qu’en Angleterre la solution espérée, quelle qu’elle soit, puisse être obtenue sans révolution violente. Le système anglais permet l’agitation par la tribune et la presse, jusqu’à conversion des minorités en majorités. Il y a là de quoi espérer.

‑ Je ne suis pas aussi optimiste que vous. La bourgeoisie anglaise a toujours accepté de bonne grâce le verdict de la majorité, tant qu’elle se réservait le monopole du droit de vote. Mais, croyez-moi, aussitôt qu’elle se verra mise en minorité sur des questions qu’elle considère comme vitales, nous verrons ici une nouvelle guerre esclavagiste .

LE PARTI DE CLASSE

Les citations de Marx , reprises dans cet article , sont extraites d’un ouvrage qui collationne les écrits de Karl Marx et de Fiedrich Engels intitulé « Le parti de classe » . Il a été édité chez Maspéro en 1973 avec une introduction et des notes de Roger Dangeville .

Nous sommes là dans les débuts d’organisation du mouvement ouvrier , le livre couvre la période allant de 1843 à la création de la 2eme Internationale , un demi-siècle .

Selon Roger Dangeville , « les textes sur le parti donnent forcément l’impression , plus que tous les autres , d’une ébauche , puisqu’ils sont un début , et portent sur une première activité pratique , celle de la théorisation et l’organisation du prolétariat . »

« De tous les textes où il est question du parti de classe » , ajoute Dangeville , « il ressort dès l’abord que le parti fait charnière - ou mieux levier – entre le travail productif et l’activité révolutionnaire du prolétariat , entre l’économie et la politique , et surtout entre la théorie et la pratique . Il plonge des racines profondes dans la classe ouvrière , voire dans le mode de production... »