Accueil > À propos d’un curriculum vitae
J’ai sous les yeux le curriculum vitae d’un des universitaires français les plus éminents, qui fut mon professeur il y a quarante ans, et dont, avec de nombreux amis, nous venons de fêter les quatre-vingts printemps.
Dans une brève allocution de remerciements, ce professeur fit observer que son parcours « rectiligne », qui le mena du lycée d’Arras à l’Institut (il porte l’habit vert depuis 2002) serait aujourd’hui « impossible ».
J’explique ici pourquoi.
On ne devient pas une autorité mondiale en anglais médiéval sur un simple claquement de doigts. Il faut énormément travailler, mais aussi douter, réfléchir, bifurquer, se tromper éventuellement, revenir en arrière, rebondir. En la matière – combien coûtent et valent Beowulf et Chaucer ? – le temps n’est pas de l’argent, mais de l’intelligence, et parfois de la beauté.
Avec ce grand professeur, et d’autres, nous sommes très loin de la planète d’un Président de la République qui obtint le baccalauréat au rattrapage, et pour qui la culture, la science sont des paramètres dérisoires au CAC 40 de son panthéon personnel qui n’est que fortune, ostentation, pouvoir.
Né en 1928, mon professeur a publié son premier article de niveau universitaire en 1961, donc à trente-trois ans. Il s’agissait d’un travail consacré à un écrivain anglais contemporain. Mais l’intérêt de ce chercheur le poussait vers la linguistique anglaise et le vieil anglais, deux disciplines pas même balbutiantes. Il lui fallut ouvrir son propre chemin dans et contre l’institution. Dès lors, à part sa thèse d’État soutenue en 1970 à l’âge de quarante-deux ans, ce qui était relativement jeune pour l’époque, il ne publia, pendant une dizaine d’années qu’une poignée d’articles scientifiques, tous innovants et de grande qualité.
Aujourd’hui, selon l’adage « Publish or perish » (publie ou crève), un jeune chercheur de trente, trente-cinq ans a, à son actif, dix à vingt articles, un nombre équivalent de communications formatées par PowerPoint, éventuellement une année passée dans une Faculté ou un laboratoire anglo-saxons, et il doit se contenter, le plus souvent, d’un travail précaire. Il a travaillé comme un fou, mais sa recherche est très peu personnelle car elle est orientée par son directeur de recherches et par ses collègues de l’équipe à laquelle il appartient. Comme il faut faire du chiffre, il lui arrive de répéter un article en changeant le titre et un ou deux paragraphes. Cette pratique ne trompe personne, mais est tolérée au nom de la masse critique. Pour obtenir un emploi stable, ce chercheur devra absolument publier dans une revue “internationale”, c’est-à-dire étatsunienne, et dont l’influence (ont dit “impact factor”) est élevée. En d’autres termes, il travaillera au profit d’une recherche étrangère, selon les desiderata de cette recherche. Il n’est donc pas sorti de l’auberge. Si ce chercheur est une chercheuse, il lui faudra prendre garde à ne pas oublier de faire un ou deux enfants en temps opportun.
Continue de travailler en paix, cher André…