Accueil > ALGÉRIE : Insuffisance de l’IDH et amère réalité du développement

ALGÉRIE : Insuffisance de l’IDH et amère réalité du développement

Publie le jeudi 18 novembre 2010 par Open-Publishing
1 commentaire

« Le progrès humain n’est jamais le fruit tardif de l’inévitabilité. Il découle d’efforts inlassables et d’un travail persistant...Sans ce travail ardu, le temps lui-même peut se faire allié des forces de stagnation. »

Martin Luther King

Le 9 novembre a été présenté à Alger sous l’égide du Cnes, le Rapport sur le développement humain publié 5 jours plus tôt. Les Représentants du Pnud ont cru bien faire en annonçant que l’Algérie avait avancé de vingt places et qu’elle est classée dans les 10 premiers pays qui ont fait des efforts remarquables. Nous allons d’abord expliquer ce que c’est que l’Indicateur de développement humain, développé par le prix Nobel Amartya Sen, sa pertinence et ses limites. Ce que dit le Rapport et l’incidence réelle de cet indice sur le développement de l’Algérie

Peut-on mesurer le développement humain ?

Le Rapport sur le développement humain de 1990 a eu une résonance révolutionnaire en remettant en question la croyance dominante selon laquelle le Produit intérieur brut (PIB) était un moyen adéquat et suffisant pour mesurer la croissance économique, et en introduisant un nouvel Indice de développement humain (IDH) Cet IDH développé met l’accent sur trois indicateurs : l’espérance de vie à la naissance (qui mesure le niveau de santé générale d’un pays), l’éducation (à travers les taux de scolarisation et d’alphabétisation) et le revenu par habitant (à partir du PIB indexé sur le pouvoir d’achat pour mesurer l’accès des individus aux ressources). C’est donc un indice statistique composite. Plus l’indice est proche de 1, plus le pays est considéré comme développé sur le plan humain. Le Pnud classe les pays en quatre catégories selon leur indice : de 0,9 à 1 (développement humain très élevé), de 0,8 à 0,899 (développement élevé), de 0,5 à 0,799 ((développement moyen) et de 0 à 0,499 (développement faible). Aujourd’hui toutefois, malgré les perspectives intéressantes qu’il a ouvertes et son indéniable succès vingt ans plus tard, le monde n’est plus le même. Et l’IDH semble avoir atteint ses limites. Les défauts de l’IDH, qui découlent de sa nature même, sont bien volontiers admis par le monde universitaire et par le Pnud lui-même.

Parmi les « défauts de l’IDH », l’auteur cite : la rigueur des sources statistiques des indicateurs de l’IDH ne peut être que sujette à caution. Si la mesure du développement humain se base en effet sur des données de la Banque mondiale pour ce qui est du PIB, de l’Unesco pour l’alphabétisation et la scolarisation et de la Division de la population des Nations unies pour l’espérance de vie à la naissance, ces trois institutions utilisent les données statistiques nationales (elles les estiment lorsqu’il n’ y en a pas). Or, le niveau de développement des systèmes statistiques reste très variable dans le monde. (...) Seuls 64 pays dans le monde, dont 4 pays en Afrique (Maroc, Tunisie, Afrique du Sud, Egypte) ont un système statistique qui adhère à la Norme spéciale de diffusion des données (Nsdd) du FMI. La fiabilité des informations statistiques communiquées par les pays n’adhérant pas à ces normes d’excellence, coûteuses au demeurant, ne peut être que sujette à caution. Par rapport à la vision initiale d’Amartya Sen, qui définit le développement comme processus d’expansion des libertés, l’absence de prise en compte des libertés publiques dans l’IDH est un autre défaut sérieux. Les dimensions cruciales d’autonomisation et de libertés politiques et civiques ne sont pas appréhendées, tout comme la soutenabilité et la vulnérabilité environnementales. Autant de défauts qui militent aujourd’hui pour une réforme de l’IDH. (1)

L’IDH a quelques mérites, comme la démocratie et les changes flottants, le PIB est la pire des choses, à l’exclusion de toutes les autres. Pour prendre un exemple sur la composante « savoir », n’est-il pas un peu arbitraire ou naïf de présupposer que les taux de scolarisation en France, à Cuba, au Japon et en Corée du Nord sont comparables ? Ne devrait-on pas introduire une dimension qualitative pour prendre en compte la question (décisive d’un point de vue économique) du contenu des enseignements ?(2)

Que dit le Rapport du PNUD 2010 ?

Publié pour la première fois en 1990, le Rapport sur le développement humain commençait par l’énoncé d’un postulat très simple, qui a servi de fil conducteur à toutes les versions ultérieures du Rapport, à savoir que : « Les individus sont la vraie richesse d’une nation. » Avec éloquence et humanité, le premier RDH appela à une approche différente de l’économie et du développement, une approche qui placerait les gens en son centre. Le RDH de 1990 s’ouvrait par une définition claire du développement humain comme un processus « d’élargissement du choix des gens », mettant en avant la liberté de jouir d’une bonne santé, d’être éduqué et de profiter d’un niveau de vie décent. Mais il soulignait également que le développement humain et le bien-être vont bien au-delà de ces trois dimensions pour englober une gamme bien plus large de capacités incluant les libertés politiques, les droits de l’homme et, reprenant Adam Smith, « la capacité d’apparaître en public sans avoir honte ». Le Rapport de 2010 s’inscrit dans la tradition des versions antérieures, en ce sens qu’il fait reculer les limites de la réflexion en matière de développement. Ces divers chemins du développement humain constituent bien la preuve qu’il n’existe pas de formule universelle pour un progrès soutenable.

La plupart des gens sont aujourd’hui en meilleure santé, vivent plus longtemps, sont mieux éduqués et ont un plus large accès aux biens et aux services. (...) Même dans les pays qui connaissent des conditions économiques défavorables, l’éducation et la santé des gens se sont grandement améliorées. Les défis du présent requièrent également une perspective nouvelle sur les politiques. Et ces progrès ne se sont pas limités à la santé, à l’éducation et à l’élévation des revenus mais ont aussi concerné la faculté des gens à choisir leurs dirigeants, à influencer les décisions publiques et à partager le savoir. (...) Il est frappant que parmi les 10 pays en haut de la liste, plusieurs ne sont pas typiquement décrits comme étant des plus performants. Il s’avère possible d’avoir un IDH élevé tout en menant une politique non soutenable, et en étant non démocratique et inégal. Le progrès est possible même sans ressources massives : la vie des populations peut être améliorée par des moyens qui sont déjà à la disposition de la plupart des pays. Placer les individus au centre du Développement nécessite que le progrès soit équitable, en transformant les individus en acteurs actifs du changement et en s’assurant que les succès du présent ne sont pas acquis au détriment des générations futures.(3)

IDH du Pnud et développement en Algérie

D’énormes progrès en matière de développement humain en Algérie : « Les Algériens ont gagné 13 ans de longévité par rapport à 1980. » « En l’espace de 20 ans (1990/2010), l’Algérie a réalisé des résultats prodigieux dans le développement humain », selon le Rapport mondial du Pnud présenté, hier, lors dune rencontre organisée par le Cnes, par M.Mamadou Mbaye, représentant du Pnud à Alger. Le pays a progressé en effet dans ce domaine qui constitue, dit-il, la vraie richesse d’un pays, avec un taux de 41,7%, soit presque du simple au double, en termes, d’accès aux soins, à l’éducation et au revenu. Le secteur de l’éducation a connu également, une hausse en termes, notamment de qualité et de gratuité de l’enseignement ainsi que de la démocratisation de l’accès à l’école. Le Rapport a classé les pays en quatre groupes : les pays à développement humain très élevé (42 pays), les pays à développement humain élevé (43 dont l’Algérie), ceux à développement humain moyen (42) et faible « (4).

« Sur la base de ce critère, l’IDH de l’Algérie a été évalué à 0,6777, sachant que le meilleur IDH au monde en 2010 a été réalisé par la Norvège avec un indice de 0,938, la note parfaite étant 1. A la lecture de ce rapport, il est constaté que l’IDH de l’Algérie est supérieur à l’IDH moyen de l’ensemble des pays arabes qui est de 0,590, ainsi que l’IDH moyen mondial évalué à 0,624, classant l’Algérie à la 84e place sur 169 pays. Par ailleurs, le Pnud observe que sur la base du rythme avec lequel l’amélioration de l’indice de développement humain a évolué entre 1980 et 2010, l’Algérie est parmi les dix premiers pays les plus rapides. En effet, note le rapport, l’IDH de l’Algérie est passé de 0,443 en 1980 à 0,537 en 1990 et à 0,602 en 2000 avant de s’établir à 0,6777 en 2010.Le Pnud indique que l’Algérie consacre 4,3% de son PIB à l’éducation, 3,6% à la santé et 0,1% à la recherche, le PIB étant de 276 milliards de dollars à raison de 4.854 dollars par habitant. Le rapport cite aussi l’espérance de vie qui est passée à 73 ans, et la population sans électricité qui est de seulement 0,6%.(4)

Doit-on s’en réjouir ? Assurément non ! Il est connu qu’économiquement, le PIB est le résultat d’une accumulation sur une longue période de capital physique et humain propre à un pays. Le Qatar avec 1,1 million d’habitants a un PIB de 74.882 $/hab., grâce à la rente pétrolière. Le Gabon pourrait également être cité (PIB de 15.167 $/hab. pour 1,4 million d’habitants). L’exploration d’une rente est par conséquent, valorisée dans un classement par indicateur de PIB alors que l’on sait depuis l’économiste Robert Solow que la croissance de long terme d’un pays résulte d’un processus dynamique d’apprentissages et de diffusion de ces apprentissages dans la population. Un PIB provenant d’une rente minière mal utilisée (ce qui est souvent le cas) est beaucoup moins soutenable à long terme qu’un autre PIB provenant de sources diversifiées de production.(1)

On le voit l’IDH est sensible à l’apport conjoncturel de la rente qui ne s’inscrit pas dans la durée. De plus il y a matière à discuter de la fiabilité des données. Nous ne comprenons pas comment peut-on être contre des indicateurs qui sont le fruit de données objectives. De plus, combien même on rognerait quelques places de plus, il eut été plus élégant de dire que parmi les 10 pays désignés par le Pnud pour leurs efforts dans le domaine de la santé, de l’éducation, la Tunisie 7e et le Maroc 9e ont un développement qui ne dépend pas de la rente. Les pays les plus performants (ceux dont l’augmentation de l’IDH a été la plus forte) incluent des cas de « croissances miraculeuses des revenus » bien connus tels que la Chine, l’Indonésie et la Corée du Sud. Mais ils en comprennent aussi d’autres - comme le Népal, Oman et la Tunisie - où le progrès dans les dimensions non monétaires du développement humain a été tout aussi remarquable. Nous avons vu les défauts cachés de l’IDH dans sa dimension qualitative. Insistons sur le fait aussi que l’IDH ne reflète pas le développement. Dans le cas de notre pays, il y a croissance artificielle sans développement. L’apport de la rente permet d’améliorer la condition de vie des citoyens d’une façon proportionnelle à la durée de cette rente. On dit que le développement d’un pays et son PIB sont proportionnels à l’exportation.

Il se trouve que nos exportations hors hydrocarbures restent insignifiantes. Elles ne représentent que 2% du total des exportations. Lors d’un d’une table ronde organisée par le Forum d’El Moudjahid, sur le thème de la « stratégie nationale en matière d’exportations hors hydrocarbures », les intervenants ont fait un constat d’échec : « C’est avec une espèce d’amertume que je parle des exportations hors hydrocarbures » a en effet, déclaré le président de l’Association nationale des exportateurs algériens (Anexal), Zoheir Benslim. (...) Le président de l’Anexal pense que la tendance actuelle favorise plus l’importation que l’exportation. (...) Pour sa part, le président du Conseil national consultatif pour la promotion des PME, Zaïm Bensaci, a souligné le manque criant de sous-traitance. (...) Il a cité l’exemple des avions achetés pour renforcer la flotte d’Air Algérie pour 400 millions USD, avec des contrats qui n’incluent aucune mesure d’accompagnement, comme l’implantation en Algérie d’une filiale qui fabrique la pièce détachée. (5)

Nous ne sommes encore pas arrivés à dépasser l’IDH qui tend à être remplacé par le Bonheur intérieur brut, concept ancien mais de plus, n’est plus adopté. C’est au début des années 1970 que le roi du Bhoutan, a évoqué l’idée du Bonheur national brut (BNB). L’objectif affiché était de suivre un modèle de développement en accord avec les préceptes du bouddhisme et donc de tourner le dos à la mesure en vogue du Produit national brut (PNB). Le BNB n’est pour autant pas coupé de la réalité économique puisqu’il prend en compte la création intérieure de richesses (PIB) et l’indice de développement humain auxquels sont adjointes des notions plus relatives à la préservation du patrimoine culturel, l’épanouissement individuel et la conservation de l’environnement. Cette approche a fait des émules et le BNB a ouvert la voie à l’indice de bonheur mondial (classement pour 60 pays sur www. globeco.fr)

De plus en plus, il s’agit de se détacher des mesures économiques pour prendre en compte dans l’état d’avancement d’une société le bien être général comme une source de développement.(6)
Exemple récent : la Commission justice et citoyenneté du Sénat brésilien (CCJ) a approuvé, le 10 novembre, un amendement de la Constitution dit du droit au bonheur. Selon le texte proposé, l’article 6 de la Constitution fédérale brésilienne devra désormais affirmer que « les droits sociaux essentiels à la recherche du bonheur sont l’éducation, la santé, l’alimentation, le travail, le logement, le repos, la sécurité sociale, la protection de la maternité et de l’enfance et l’assistance aux plus démunis »(7).

Pourquoi pas en Algérie ? Pour peu que l’on réhabilite l’effort, le travail, la création de richesse qui ne peut émerger qu’avec une université en prise directe avec le développement. Qu’attendons-nous pour tourner le dos à la rente et à adosser chaque calorie exportée à une création de richesse pérenne seule ceinture de sécurité pour la génération de 2030 qui verra l’extinction des hydrocarbures.

1.http://omdh.hcp.ma/Peut-on-mesurer-le-developpement-humain_a206.html

2.Matthieu Mucherie : http://www.melchior.fr/L-indice-de-developpement-huma.3959.0.html

3.Rapport 2010 Pnud. La vraie richesse des nations 4 novembre 2010

4.El Watan Le Pnud classe l’Algérie parmi les pays à développement humain élevé 5.11.10

5.Mohamed Mahdjane - Algérie : Y a-t-il une réelle volonté d’exporter ? novembre 2010

6. G. Ribouet http:www.lexpress.mu/story /16404-perilleuse-mesure-du-bien-etre.html10/07/10

7.http://www.courrierinternational.com/ breve//le-droit-au-bonheur-inscrit-dans-la-2010/11/15.

Pr Chems Eddine CHITOUR

Ecole Polytechnique enp-edu.dz

Messages

  • Une autre facette de la misère en Algérie Avec les chiffonniers de la décharge de Oued Smar

    Pour parvenir jusqu’aux chiffonniers de la décharge publique de Oued Smar, il faut d’abord dompter l’odeur nauséabonde, puis tenir tête aux premières rafales de poussière qui balayent l’entrée de l’immense dépotoir. Il faut enfin ignorer la boue fétide qui souille à chaque pas les chaussures. Après plusieurs minutes de marche, au creux d’une vallée de détritus, on découvre l’invraisemblable : un petit village niché entre les montagnes d’immondices avec ses bicoques, sa gargote pompeusement baptisée « restaurant ». Les baraquements dans lesquels vivent des centaines de chiffonniers à l’affût de pièces de plastique ou de métal ont leurs propres règles et leurs conventions.

    Dès lors qu’on sait s’y prendre, les chiffonniers, naufragés volontaires de Oued Smar, peuvent vous raconter de surprenantes anecdotes et d’abominables histoires. Nassim dit avoir 14 ans, mais en paraît à peine 10 ou 12 ans. S’il prête volontiers ses mimiques à l’objectif de notre photographe, le gamin ne se montre pas très loquace. Il répond par bribes, lâchant des bouts de phrases entrecoupées de longs silences : « Oui, j’ai quitté l’école en 6e année primaire… Les conditions sont difficiles… J’étais obligé… » A qui vend-il les déchets récupérés ? Pour toute réponse, Nassim affiche un large sourire. Puis continue de traîner un sac de jute trop lourd pour lui. Au-dessus des ordures, des mouettes rôdent à la recherche d’une pitance. Tandis que sous leurs ailes, les enfants errent en quête d’une belle pièce. A priori, il n’y a pas de liens entre les jeunes chiffonniers et les réseaux de négoce des déchets ferreux et non ferreux. Les moissons des travailleurs d’El Samar semblent trop maigres pour une mafia aussi bien organisée. En revanche, certaines sociétés et quelques ateliers, légalement établis, n’hésitent pas à traiter avec les adolescents d’El Samar. Les gavroches de la décharge revendent ainsi le métal à 6 DA le kilo et le plastique à 5 DA. Les « denrées » les plus prisées ? Le cuivre et l’aluminium cédés à 20 DA le kilo. Si les affaires marchent moins bien cette année, nul ici n’en saisit vraiment la raison. Tout juste a-t-on entendu parler d’une « crise économique » qui sévirait dans le monde, mettant à genoux les entreprises.
    Trash is money

    Abdennour porte un chapeau noir poussiéreux. Il arbore un sourire édenté et articule avec l’accent chantonnant du terroir : « En une année, nos revenus sont passés de 400 DA/jour à 250 DA. On ne sait pas trop ce qui se passe. » Lui dit « séjourner » de 15 à 20 jours sur la décharge avant de rentrer dans son village de Aïn Boucif (près de Médéa). « Je suis le seul à subvenir aux besoins d’une famille de 14 personnes. Si on avait trouvé du travail, vous pensez bien qu’on fourrerait le nez dans les ordures. Si on est là, c’est parce qu’on a rien trouvé à manger. Que voulez-vous qu’on fasse, qu’on tende la main ? Nous sommes peut-être trop fiers et pas assez désespérés pour en arriver à ce point », explique celui qu’on surnomme dans la décharge « l’inspecteur Tahar ». Son « apprenti » ajoute : « Nous avons essayé de nous débrouiller autrement, d’installer des tables pour vendre des cigarettes et des bonbons, mais ça n’a pas été possible. On ne nous laisse pas faire notre business. En Algérie, le seul job qui rapporte est le vol. Nous avons préféré rester honnêtes. » A en croire les gestionnaires de la décharge, les revenus de l’inspecteur et des siens (les chiffonniers) seraient bien supérieurs à ceux qu’ils affichent. « En l’absence de politique de recyclage, il y a des milliards à récupérer dans la décharge à Oued Smar. Les chiffonniers gagnent entre 3000 et 15 000 DA par jour. Dans leur douar, ils ont tous leurs villas et leurs magasins. Ceux des années 1990 étaient les otages de la misère. Dans les années 2000, les choses ont bien changé », nous explique un fin connaisseur des lieux. Il faut dire que certains pensionnaires de la décharge géante gagnent bien leur vie et ne s’en cachent pas.

    Mais tous n’appartiennent pas à cette élite. Quelques adultes disposent de leurs propres camions et font travailler, à l’occasion, les enfants de la décharge. Hamid, la quarantaine bedonnante, nous confie qu’il gagne près de 120 000 DA par mois. Et il arrive même que les employés de la société de nettoyage Netcom cèdent à la tentation de faire dans la récupération pour arrondir leurs fins de mois. « Oui, nous avons eu certains cas. Les agents ont été sanctionnés », confirme M. Benzine, responsable du département de Oued Samar de l’entreprise. En tout et pour tout, près de 450 chiffonniers venus de Médéa, M’sila ou Bou Saâda travaillent dans ce royaume des rebuts urbains, entre poussière et fumée, débris et sacs en plastique. Aux temps « héroïques », lorsque les fumerolles parvenaient jusqu’aux communes limitrophes et que tout conducteur longeant Oued Smar fermait ses vitres par réflexe, près d’un millier de récupérateurs opéraient sur les lieux. « Le 5 janvier dernier, date à laquelle nous avons décidé de fermer la décharge, le nombre de chiffonniers est passé de 1200 à 150. Maintenant que l’exploitation a repris, nous en comptons presque 450 », souligne M. Benzine. Pour devenir chiffonnier, il est primordial d’avoir ses contacts et de savoir se glisser dans l’un des réseaux. A ce propos, « l’inspecteur Tahar » explique volontiers que les ados sont parrainés par des récupérateurs ayant déjà plusieurs années d’expérience.
    N’est pas chiffonnier qui veut !

    Pour autant, assure-t-il, les chiffonniers n’ont ni chef ni de baron. « Moi-même, concède-t-il, je donne ce tuyau à des gens qui ont besoin de travailler. Je gagne ainsi une récompense auprès de l’Eternel. » « Le travail dans la décharge n’est pas donné au premier venu, précise en écho un initié. En général, il y a des familles. Chacune a sa spécialité : certains ne ramassent que du carton, d’autres font commerce du plastique et un autre groupe ne fait que la ferraille ou le cuivre. » A Oued Smar, il n’y a ni école ni infirmerie. Mais cela n’empêche pas certains parents d’y expédier leurs enfants, quitte à les déscolariser ou à les exposer aux pires infections. Les agents de Netcom, qui, eux, sont vaccinés, s’étonnent de voir les enfants manier des déchets toxiques provenant des hôpitaux ; il leur arrive par exemple d’extraire le sang des cathéters et autres tuyaux à perfusion voués au recyclage. « On dirait qu’ils sont immunisés, s’étonne ainsi Youssef de l’entreprise Netcom. Aucun de ces gamins n’est tombé malade. Cela tient au du miracle. » Mais cette étrange médaille a son revers. Les plus jeunes, qui slaloment entre les ordures comme on galope sur un vaste terrain de jeu, sont parfois les témoins d’atrocités inhumaines. Mourad, 17 ans, assure en pointant son crochet vers le ciel, avoir exhumé sept bébés dans des poubelles d’ Oued Smar Selon les cadres de l’entreprise Netcom, les jeunes chiffonniers ont été d’un grand secours pour élucider plus d’une affaire criminelle. Certains auraient ainsi déniché des cadavres, des armes à feu et même des talkies-walkies appartenant, selon toute vraisemblance, à la police. « Chaque fois qu’on nous fait part d’une étrange découverte, souligne M. Benzine, nous travaillons en étroite collaboration avec la Gendarmerie nationale. »

    Serait-ce la fin d’une époque ? Pour la décharge de Oued Smar, c’est déjà le début de la fin. Les travaux de reconversion de cet amas d’ordures en un jardin public ont commencé en juillet 2009. « L’entreprise turque Sistem Yapi a entrepris un programme de réhabilitation progressive. Une partie du site a d’ores et déjà été cédée à l’entreprise. On est en train d’exploiter la décharge au maximum avant sa fermeture définitive », soutient M. Benzine. Que deviendront les chiffonniers après la fermeture du monument le plus repoussant d’Alger ? Les adolescents rechignent à se projeter dans l’avenir. Ils racontent l’histoire de l’un de leurs amis qui, désespéré par la réduction du volume des déchets en janvier dernier, s’était juré de passer l’hiver en prison. Il y coule encore des jours paisibles. « Après la fermeture, ils continueront à faire dans la récupération à travers le porte-à-porte. On verra alors de plus en plus de jeunes transportant des charrettes de bric-à-brac », prédit l’un des agents de Netcom. Et à l’un des gestionnaires de la décharge de souligner. « Nous avons voulu amorcer, en collaboration avec les services de la wilaya, une réflexion pour trouver une solution durable pour ces jeunes, mais eux ne semblent pas intéressés par des stages non rémunérés. Ils sont désormais habitués au gain facile. » Au milieu de baraques, soigneusement décorées avec des calendriers datant de 2005 et quelques fleurs en plastique, les chiffonniers ont installé une petite table entourée de quelques bidons faisant office de tabourets. Khaled, grand amateur à l’en croire de « chanson sentimentale » aime organiser des soirées à écouter Cheb Hasni. Dans un décor de désolation, quelques jeunes réfugiés sur une colline d’immondices chantent : « Ma tabkiche, ô mon cœur, ne pleure pas, dis-toi que c’est ton destin et que l’injustice est terrible. »

    Par Amel Blidi

    Le site date de 1978 : Un témoin de l’éruption urbaine

    La décharge de Oued Smar, ouverte en 1978, est devenue, au fil des années, un monstre gluant, bien difficile à abattre.

    S’étendant sur plus de quarante hectares d’ordures putrides, cette montagne de débris atteint les 60 m, accumulant plus de 35 millions de tonnes déversées pendant plus de 30 ans. La réhabilitation de la décharge est l’un de ces vieux projets, sans cesse reportés. L’idée avait d’abord été avancée en 1987 puis un Conseil de gouvernement a promis, en septembre 1996, de contrôler les accès et d’adopter une politique d’exploitation plus efficiente. Bien que l’immense dépotoir était déjà saturé en 1997, il continuera de servir pendant plusieurs années, avalant tout ce que la ville d’Alger produisait de plus rebutant. L’annonce de sa fermeture définitive a enfin été proclamée en 2005. Les machines de l’entreprise turque Sistem Yapine se sont mises à déblayer le terrain qu’en juillet 2009. Entre temps, Oued Smar a été le témoin de la phénoménale éruption urbaine de la capitale : le volume des déchets est passé de 200 t/j en 1960 à plus de 1600 t/j en 1990. Les ordures déversées à Oued Smar sont aujourd’hui estimées entre 500 et 800 t par jour contre 2000 t dans ses « glorieuses années ». La décharge admet en moyenne 440 opérations de décharge par jour, dont 220 opérations pour les ordures ménagères contre 1100 au cours des dernières années. Pour les cadres de l’entreprise Netcom, l’immense décharge en est à ses dernières exhalaisons. « Le site devait absolument fermer, affirme M. Benzine, cadre dans l’entreprise de nettoyage. Il tient une place stratégique, non loin de l’aéroport. Toutes les délégations étrangères qui viennent en visite officielle à Alger ont eu à humer l’air de Oued Smar. »

    La wilaya d’Alger avait déplacé une partie des déchets vers le centre d’enfouissement technique de Ouled Fayet. Après avoir englouti plus de 1,2 million de tonnes d’immondices, la décharge de l’ouest d’Alger montre des signes de saturation. Dans l’attente de la finalisation des Centres d’enfouissement technique (CET) de Korso et de Réghaïa, les gestionnaires des décharges n’ont eu d’autre recours que d’exploiter, à nouveau, le dépotoir de Oued Smar. Ahmed Benalia, directeur de l’entreprise Netcom, souligne que la fumée, les gaz et les mauvaises odeurs qui émanent de la décharge sont un fait « naturel », notamment parce que cette décharge connaît actuellement une opération de traitement « approfondie et large » pour arriver à renforcer sa couche de terre inférieure. Il a également estimé que le rythme de cette opération est « bon », elle est nécessaire et importante en même temps ». Cette situation est « temporaire », car ces odeurs vont disparaître après l’achèvement de la réhabilitation de la décharge et sa transformation en un parc de loisirs ce qui représente un travail minutieux qui exige beaucoup d’efforts afin de réduire les déchets, affirme le responsable. La décharge est, aussi, une bombe.

    Les milliers de poubelles entassées les unes sur les autres pourraient laisser échapper, à n’importe quel moment, des gaz raréfiés qui, sans prise en charge efficace, pourraient entraîner un accident ou un désastre. Y a-t-il d’autres moyens de gestion des déchets ? La politique du recyclage n’est peut-être pas faite pour notre pays, semblent penser les gestionnaires en charge du dossier. « Il est nécessaire d’effectuer le recyclage en amont. Nous avons entamé, en ce sens, un programme de sensibilisation. Cela a duré trois ans. Nous avons installé treize bacs en plastique durant les années 2004, 2005 et 2006. Seuls 10% de nos installations sont restées intactes. Dans d’autres pays, c’est l’inverse, le taux de destructions est infime. » Pour prévenir d’autres désastres écologiques, il faudrait rien moins qu’un bouleversement des mentalités.

    Par Amel Blidi

    Saïd, le pionnier de la décharge

    Le plus vieux pensionnaire de la décharge de Oued Smar n’est pas un grand bavard.

    Emmitouflé dans un sombre manteau marron, Saïd délègue à ses coéquipier le soin de parler à sa place : « Il est là depuis l’ouverture du site, en 1978. Auparavant, il récupérait les déchets à Gué de Constantine. Il a passé toute sa vie au milieu des ordures et tout porte à croire qu’on l’enterrera dans les immondices », se hasarde un agent de l’entreprise de nettoyage Netcom.

    L’un des récupérateurs du grand dépotoir ajoute : « On a voulu l’emmener dans une maison de vieillesse pour qu’il puisse se reposer, c’est bien mieux que ce tas d’ordures. Ils nous ont rabroués arguant du fait qu’il n’a pas de retraite. » Le vieil homme montre volontiers sa carte d’identité : son nom est Saïd Bakouche, né en 1935. Il y a quelques années, un camion à benne lui est passé sur les jambes. Faute de moyens, le vieil homme n’a jamais soigné ses plaies, passant ainsi le reste de sa vie à claudiquer entre les poubelles.

    Par A. B.

    Mourad, le « harag » récidiviste

    A 22 ans, Mourad rêve de fuir l’Algérie. Pour atteindre l’idéal européen, il a quitté son village près de Bou Sâada et travaille sans relâche dans la plus grande décharge d’Alger.

    Il a déjà risqué plusieurs essais pour atteindre le vieux continent. La première fois, il s’est réfugié dans l’une des poubelles d’un navire marchand. Pour un chiffonnier de la plus grande poubelle d’Alger, l’idée n’avait rien de saugrenu. A la deuxième tentative, Mourad expérimenta un classique des annales de la harga en Algérie : planqué dans un container, les marins l’ont débusqué juste avant le démarrage du bateau. Le jeune chiffonnier ne se découragea pas pour autant : l’année passée, il a économisé assez d’argent pour payer un passeur et embarquer à bord d’un canot de fortune. « J’avais contribué à hauteur de 40 000 DA pour mon départ, raconte-t-il. Si ça n’a pas marché les trois premières fois, je suis certain que j’y réussirai. » Les trois mésaventures n’ont pas entamé sa détermination. Le jeune aventurier prévoit de se lancer dans une autre traversée, à partir de Annaba, à la fin de l’été. « Croyez-vous qu’on est vivants ? Je ne me sentirai heureux que lorsque je foulerais le sol italien », répète-t-il, comme une litanie.

    Par A. B.