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Adam Smith et le mouvement social en Belgique

par Eric Toussaint

Publie le mardi 31 janvier 2012 par Eric Toussaint - Open-Publishing

Alors que le 30 janvier 2012, les syndicats mènent une grève générale afin de résister au plan d’austérité concocté par le gouvernement Di Rupo qui veut essentiellement faire payer la crise à ceux et celles qui en sont les victimes, on assiste à la multiplication de déclarations visant à convaincre de l’inutilité ou de l’illégitimité du mouvement. Ce n’est pas neuf. Dans un « dossier » consacré aux syndicats fin décembre 2011, l’hebdomadaire « Moustique » posait la question : « À quoi servent les syndicats ? ». Moustique écrivait : « Ils aiment manifester et faire la grève. Ils n’aiment pas les patrons ni le changement. Quelles réalités se cachent derrière les clichés que charrient les syndicats |1| ? » . L’hebdomadaire égraine une série d’affirmations et une fausse question : « Les syndicats sont des structures archaïques et dépassées », « Se syndiquer, c’est ringard et inutile » ; « S’ils ne servent plus à rien, pourquoi continuer à payer des cotisations ? ». Gageons que l’action de grève générale du 30 janvier 2012 aura droit à son lot de dénigrement de la part de nombreux médias |2|.

Bien sûr, on aurait tort d’imaginer qu’Adam Smith prendrait aujourd’hui énergiquement parti pour les grévistes, mais il n’en reste pas moins que ses observations sur la société restent d’une grande pertinence. Dans son œuvre majeure éditée en 1776 |3| , il attire l’attention sur les deux poids deux mesures utilisés pour jauger l’action concertée des patrons, d’une part, et celle des travailleurs, d’autre part : « On n’entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et pareils. A la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Les prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur |4|. » Déjà Adam Smith soulignait que les patrons protestaient à hauts cris contre les grévistes et utilisaient contre eux l’action des magistrats : « Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »

Ce qu’a écrit Adam Smith il y a plus de deux siècles est toujours d’utilité pour comprendre ce qui motive le patronat belge regroupé dans la Fédération des Entreprises de Belgique : « Ceux qui emploient l’ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. (…) Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s’y attirent le plus de considération. (…) Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce qui vient de la part de cette classe de gens doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions |5| » .

Adam Smith aborde également l’attitude du parlement par rapport aux fédérations patronales et aux syndicats : « Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues (patronales) qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser |6| »

Ce qui motive le capitaliste selon Adam Smith : « Le seul motif qui détermine le possesseur d’un capital à l’employer plutôt dans l’agriculture ou dans les manufactures, ou dans quelque branche particulière de commerce en gros ou en détail, c’est la vue de son propre profit. Il n’entre jamais dans sa pensée de calculer combien chacun de ces différents genres d’emploi mettra de travail productif en activité, ou ajoutera de valeur au produit annuel des terres et du travail de son pays. »

Selon Adam Smith, l’ouvrier crée de la valeur… sans qu’il n’en coûte au capitaliste : « Le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute en général, à la valeur de la matière sur laquelle il travaille, la valeur de sa subsistance et du profit du maître. (…) Quoique le premier (l’ouvrier) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte (souligné) (au capitaliste) aucune dépense (souligné) dans les faits, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail est appliqué |7| »

A son époque, Adam Smith, échaudé par une crise bancaire, recommandait aux législateurs de limiter drastiquement la liberté des banquiers : « l’exercice de la liberté naturelle de quelques individus, qui pourrait compromettre la sûreté générale de la société, est et doit être restreint par les lois, dans tout gouvernement possible, dans le plus libre comme dans le plus despotique. » Il poursuivait : « L’obligation imposée de bâtir des murs mitoyens pour empêcher la propagation du feu, est une violation de la liberté naturelle, précisément du même genre que les règlements que nous proposons ici pour le commerce de la banque |8| » . Les membres de la commission Dexia et le parlement devraient s’inspirer de ces recommandations d’Adam Smith.

Ces éléments d’analyse et de proposition qui sont plus importants dans la pensée d’Adam Smith que la fameuse main invisible (qu’il ne mentionne qu’à trois reprises dans son œuvre) sont systématiquement passés sous silence par la pensée économique dominante et les grands médias. Un regard dans le rétroviseur de la pensée d’un des pères de l’économie politique permet de mieux s’orienter dans le présent et le futur.

Notes

|1| Moustique, http://www.moustique.be/actu-societe/60513/a-quoi-servent-encore-les-syndicats?reset=cache

|2| Voir le dossier d’Acrimed par Daniel Zamora consacré à la couverture médiatique en Belgique du mouvement social de décembre 2011 : http://www.cadtm.org/Greve-en-Belgique-Haro-sur-les

|3| Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991, 2 tomes, 1060 p.

|4| Adam Smith, Ibid., Livre I, chapitre 8, p. 137 et 138.

|5| Adam Smith, Livre 1, p. 334-336. Souligné et mis en gras par l’auteur.

|6| Adam Smith, Livre I, chapitre 8, p. 137 ..

|7| Adam Smith, Livre I, p. 417..

|8| Adam Smith, Livre 2, chapitre 2, p. 410.

http://www.cadtm.org/Adam-Smith-et-le-mouvement-social