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Al Jazeera, le talk show qui brûle

Publie le jeudi 23 février 2006 par Open-Publishing
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de DONATELLA DELLA RATTA DOHA traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Faisal Al Kasim est la figure la plus connue de Al Jazeera, et aussi la plus "dangereuse". Depuis 8 ans, son talk show, Direction opposée, débat sur la scène télévisée de tous les tabous les plus brûlants du monde arabe et donne la parole aux oppositions des gouvernements arabes en place, provoquant crises et ruptures diplomatiques entre le Qatar - qui héberge et finance Al Jazeera - et nombre d’états de la région. Al Kasim, syrien avec passeport anglais, formé à l’école de la BBC, doctorat en littérature anglaise, continue avec Direction opposée - bien qu’en format un peu réduit, après la décision d’Al Jazeera de couper le talk show au profit de reportages et services sur le terrain - à affronter des sujets d’actualité brûlants dans la formule des deux thèses qui s’affrontent sous son arbitrage provocateur.

Mardi dernier le face à face était entre Talaat Rumeeh, journaliste égyptien travailliste, et Gabriel Faraj, représentant des nouveaux libéraux égyptiens. Thème de l’émission : la victoire du Hamas et la volonté, fictive ou réelle, des USA, d’apporter la démocratie au Moyen-Orient.

Monsieur Al Kasim, la victoire du Hamas est une fois de plus au centre de l’attention ; quel est votre point de vue sur les polémiques soulevées en Occident à ce sujet ?

Le point de départ est de savoir si l’Occident veut vraiment la démocratie pour nous arabes, ou si au contraire celle-ci est une excuse pour menacer de sanctions économiques, attaques militaires, etc. En ce qui concerne la victoire du Hamas, je soutiens le fait qu’un parti élu selon les règles démocratiques doit avoir le droit de gouverner. On ne peut pas être hypocrite et désirer qu’un peuple choisisse ce que nous aurions choisi, nous, si nous avions été à sa place. Hamas doit gouverner, c’est la seule façon de prouver s’ils sont capables ou pas, on ne peut pas le décider a priori. Personnellement je suis sceptique sur leur capacité à gouverner ; être un bon combattant ne signifie pas être un bon gouvernant, et je ne crois pas que leur expérience dans l’administration des municipalités serve beaucoup à gérer un pays aussi complexe que la Palestine. En tout cas, la seule attitude est de les laisser gouverner, et je pense qu’en s’y opposant l’Occident n’obtiendra, comme effet, que l’exaspération du peuple arabe. La question centrale est si l’Occident veut vraiment la démocratie pour le monde arabe, ou s’il veut « sa » démocratie, des partis et des gouvernements à sa convenance. J’avais posé cette question par écrit sur le site Web de Al Jazeera la veille de l’émission sur le Hamas, et les résultats ont été impressionnants. 95 % de ceux qui ont participé au sondage sont convaincus que l’Occident ne veut pas une vraie démocratie dans le monde arabe.

Et pourtant certains, comme les « nouveaux libéraux » que vous avez accueillis dans votre émission, soutiennent le contraire.

C’est vrai, Gabriel Faraj est de ceux là. Il pense, lui, que même si Hamas a été élu démocratiquement, cela ne veut pas dire que ce soit un bon mouvement pour gouverner. Et que l’Europe a le droit de l’isoler, tout comme ils ont fait avec Jörg Haider quand il remporta les élections en Autriche. Mais les néolibéraux sont une minorité dans le monde arabe : ils sont anti-arabes, anti-musulmans, et favorables aux USA, comment peuvent-ils être aimés ? Ils ont fait leur apparition sur la scène politique avec l’invasion Us de l’Irak, et si les choses avaient tourné autrement là-bas, ils auraient peut-être gagné du terrain. Mais, franchement, c’est une minorité dans le monde arabe. Chaque fois que je veux représenter leurs thèses dans mon programme, je suis obligé d’inviter toujours les mêmes personnes.

Ces jours-ci la polémique sur les caricatures danoises fait rage, et les conséquences, comme on le voit, sont dramatiques.

Personnellement, je n’ai pas de problèmes avec la liberté d’expression occidentale, j’ai vécu en Occident et j’admire cette liberté. Mais ça m’écoeure qu’en Europe on ne puisse pas se tromper d’une virgule sur le nombre des victimes de l’Holocauste sans déclencher un désastre, alors qu’on peut offenser comme ça la religion musulmane. Du côté arabe, il y a des gouvernements hypocrites qui sont prêts à profiter de ce genre de chose pour faire descendre les gens dans la rue, alors que, dans la réalité, on ne peut pas manifester librement dans le monde arabe. C’est un sale jeu des gouvernements arabes pour faire comprendre à l’Occident que si les islamistes gouvernent il y aura le feu aux ambassades et des violences.

Ne pensez-vous pas que les médias, de chaque côté, aient mobilisé leurs publics et contribué à enflammer les esprits en exagérant la situation ?

Bien sûr, les médias y contribuent. Mais comment pouvons-nous fermer les yeux sur ce qui se passe ? Si un fait arrive, devons-nous ne pas le rapporter ?

Je fais plutôt référence à ces derniers jours, quand les journaux européens rivalisaient entre eux pour republier les caricatures et Al Jazeera transmettait « en boucle » les images du boycott sur les produits danois. Comment fait-on pour définir une juste limite éthique entre le droit à l’information et la responsabilité des médias quand ils informent ?

C’est difficile. Parce qu’il y a aussi les mécanismes de compétition, les médias doivent plaire à leur public, et doivent vendre, plus que le concurrent. Dans cette histoire, ni les médias occidentaux ni ceux des pays arabes n’ont été responsables ; mais le problème est qu’ils ont obéi à leur propre nature, qui est faite de sensationnalisme, pas de rationalité. Dans le cas des caricatures, tous les ingrédients sont présents pour en faire un drame fantastique Et de fait je pense qu’il s’agit de quelque chose de beaucoup plus gros. Le 11 septembre a lancé la polarisation entre Usa et monde arabe. L’Europe, à nos yeux, s’est toujours tenue en dehors, mais maintenant elle a été appelée en cause. On peut laisser une place au doute, je ne pense pas être un adepte du complot : il fallait aux USA un moyen efficace pour faire entrer l’Europe, pour faire un front uni contre les hooligans musulmans. Tous les ingrédients sont là pour une guerre parfaite.

Donc les médias peuvent faire quelque chose pour ne pas servir d’instruments au choc des civilisations ?

Les médias, malheureusement, sont les moteurs des conflits aujourd’hui, et devraient de ce fait se responsabiliser et essayer d’être plus attentifs. Mais dans des cas extrêmes ce devrait être à l’état de les limiter, de sacrifier un petit morceau de liberté d’expression au nom de la responsabilité.

http://www.ilmanifesto.it/Quotidian...

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