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Amérique latine : une année à hauts risques

Publie le mardi 24 janvier 2006 par Open-Publishing

de RAOUL ALFONSIN

L’année 2005 a été décisive pour l’Amérique latine. De plus en plus nombreux sont les pays de la région qui paraissent déterminés à suivre une voie conforme à leurs intérêts, sans faire cas des desiderata des Etats-Unis. L’élection de José Miguel Insulza au poste de secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA), aux dépens du candidat qui avait les faveurs du gouvernement Bush, montre on ne peut plus clairement le déclin de l’influence américaine sur le continent sud-américain. Les Etats-Unis ont non seulement perdu le contrôle de l’OEA, mais ils ne sont pas parvenus à persuader le sommet américain 2005 de Mar del Plata, en Argentine, de signer une déclaration unanime en faveur de leur politique dans la région. Ce revers est d’autant plus frappant que ce sommet avait été organisé pour soutenir la position des Etats-Unis.

Tout au long de l’année écoulée, les tentatives du gouvernement Bush pour mettre au pas le Venezuela ont également échoué. Le président Bush a tout simplement été incapable d’obtenir le soutien d’autres pays dans sa politique d’isolation du gouvernement du président Chavez. De même il n’a pas obtenu l’aide d’autres pays de la région pour sa politique d’intervention directe dans le conflit intérieur de la Colombie.

Certes, l’Amérique n’a pas tout perdu. Washington a réussi à obtenir l’élection du Colombien Luis Alberto Moreno à la présidence de la Banque interaméricaine de développement, ce qui signifie que la Banque va poursuivre sa politique néo-libérale très orthodoxe. Mais il y a maintenant un clivage net entre les pays d’Amérique latine qui veulent poursuivre l’intégration régionale en toute indépendance et ceux qui souhaitent y parvenir sous la direction des Etats-Unis. Les premiers - avec en tête le Brésil, suivi par l’Argentine et le Venezuela - veulent construire une communauté des Nations d’Amérique du Sud. Les pays du Mercosur - le Brésil et l’Argentine, ainsi que le Paraguay et l’Uruguay - veulent défendre leurs intérêts nationaux respectifs et aller vers un ordre international plus juste et plus démocratique : ils ne cherchent de confrontation avec personne. Les seconds - les pays qui ont une relation privilégiée avec Washington - comportent deux groupes : ceux qui agissent isolément, comme la Colombie, l’Equateur et le Pérou, et ceux qui agissent dans une perspective régionale, essentiellement les pays d’Amérique centrale, ainsi que la République dominicaine. Mais ils sont tous dans la ligne politique initiée par le Mexique et, à un moindre degré, par le Chili.

Après les élections chilienne et bolivienne, le paysage idéologique de la région offre des contrastes marqués. Si la confrontation entre le Venezuela et les Etats-Unis devait s’aggraver et si le Front sandiniste de libération nationale remportait une victoire électorale au Nicaragua, l’onde de choc pourrait affecter politiquement toute la région. Le gouvernement Bush pourrait considérer la formation possible d’un triangle formé par Cuba, le Venezuela et le Nicaragua comme une menace directe vis-à-vis de la stabilité régionale, et placer l’Amérique latine dangereusement en tête de son agenda sécuritaire. Le triomphe du Mouvement pour le socialisme d’Evo Morales en Bolivie ne peut qu’alimenter cette anxiété.

Certes, on ne peut considérer l’Amérique latine d’aujourd’hui qu’à l’aune de ses relations avec les Etats-Unis. La situation interne de nombreux pays, comme Haïti, l’Equateur et la Bolivie, qui sont en crise politique et institutionnelle quasi permanente, est des plus préoccupantes. Malheureusement, les causes structurelles de ces crises ne vont pas disparaître en 2006. Différents problèmes internes vont sans doute exacerber les tensions régionales. En 2005, le Chili et le Pérou se sont opposés sur la question de leurs frontières maritimes. En Bolivie, un courant revanchard se développe en utilisant les exportations de gaz comme moyen de pression pour récupérer un accès à la mer qui lui a été ravi par le Chili au cours du XIXe siècle. Le conflit entre le Costa Rica et le Nicaragua au sujet de la navigation sur le San Juan, ainsi que la crise de nature juridictionnelle entre la Colombie et le Venezuela ne font qu’aggraver les tensions régionales. Toutes ces tensions menacent d’entraîner une nouvelle course aux armements, cela alors que les premiers problèmes qui se posent à la région sont la pauvreté, les inégalités et la marginalisation des peuples indigènes. Si on ne leur apporte pas de solution, la région pourrait s’en trouver déstabilisée.

Enfin, une émigration massive ne fait que renforcer les inquiétudes concernant la région. Ce n’est pas seulement une question d’immigration clandestine vers les Etats-Unis. Ces mouvements de population engendrés par la misère et également, surtout dans le passé, par une violence à grande échelle, interviennent aussi entre les pays d’Amérique latine eux-mêmes. Il ne sera pas facile aux dirigeants de la région d’éviter qu’ils n’entraînent des violences dans les mois et les années à venir. Dans toute l’Amérique latine, si rien n’est fait pour lutter contre la pauvreté et la violence, les tensions vont croître. La région se trouve à la croisée des chemins : on verra cette année si l’Amérique latine replonge dans le chaos du passé ou si, dans le respect de la démocratie et des libertés, elle parvient à créer sa propre voie vers la croissance et la stabilité.

RAOUL ALFONSIN a été le premier président élu démocratiquement après la chute de la dictature militaire en Argentine.

Cet article est publiéen collaborationavec Project Syndicate.

http://www.lesechos.fr/info/rew_inter/4373343.htm