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Analyse de la partie judiciaire du TCE : "La justice sociale oubliée"

Publie le samedi 30 avril 2005 par Open-Publishing
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Ex-présidente du syndicat de la magistrature, Évelyne Sire-Marin* explique en quoi le traité garantit la liberté des marchés mais se contente de pétitions de principes doncernant les droits fondamentaux.

de Évelyne Sire-Marin

Le projet de traité européen consacre
quelques-uns de ses articles à la justice.
Mais, alors que la Déclaration
des droits de l’homme résumait en
17 articles les principes qui fondaient
la République française, la longueur et la
complexité du texte du traité (488 articles)
en rendent la lecture très difficile, sauf aux
inconditionnels du droit canon. La plupart
des Français se prononceront donc lors du
référendum sans avoir lu le texte, ce qui est
une première bizarrerie dans un pays où,
selon Montesquieu, « le style des lois doit être
concis... et simple... Quand le style des lois est enflé, on ne les regarde que comme un ouvrage d’ostentation... (1) ».

Ainsi, les questions relatives à la justice sont
disséminées dans différentes parties (2) du
traité constitutionnel. Il faut, par exemple,
passer de la page 4 à la page 15 du texte du
traité (3), puis revenir à la page 7 et enfin à la
page 46 pour comprendre comment la Cour
de justice de l’Union européenne appliquera
la Charte des droits fondamentaux ! Autant
dire que ce maquis juridique fera le bonheur
des cabinets d’avocats spécialisés en droit
international et le malheur des citoyens qui
voudraient simplement trouver un juge pour
faire reconnaître leurs droits. D’ailleurs, le
juge, une fois trouvé, sera ligoté pour interpréter
le traité constitutionnel, car, comme
le précise la fin du préambule de la partie II,
« la Charte des droits fondamentaux sera interprétée
par les juridictions... en prenant dûment
en considération les explications établies sous l’autorité
du praesidium de la convention qui a élaboré
la charte... ».

La jurisprudence est donc fixée par avance en
ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux,
et les membres de la convention
préparatoire au traité, dont la désignation
n’avait rien de démocratique, ont déterminé
pour l’avenir ce qu’étaient des conditions de
travail justes et équitables, le droit à la santé,
à l’environnement, pour ne citer que quelquesuns
de ces « droits fondamentaux ».

Si, par exemple, le juge est saisi d’un litige
sur « le droit de travailler » reconnu dans la
charte, il devra se reporter aux « explications
 » du praesidium, qui figurent dans les
annexes II au traité, à savoir que tout citoyen
de l’Union « a la liberté de chercher un emploi »,
sans que l’Union ou les États membres
n’aient l’obligation de lui verser des indemnités
de chômage s’il n’en trouve pas ! Toute
interprétation jurisprudentielle européenne
qui étendrait le « droit de travailler » au droit
au travail est d’emblée interdite par ce préambule,
qui fait du praesidium de la convention
le gardien du temple de l’interprétation
du traité pour le présent et pour l’avenir.

La justice figure donc dans les valeurs et
les objectifs de l’Union européenne :
« L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté,
de sécurité et de justice, sans frontières intérieures,
et un marché intérieur où la concurrence est libre
et non faussée. » Nicolas Sarkozy nous avait
habitués à associer la justice à la sécurité,
Alain Peyreffite confondait en 1986 sécurité
et liberté, mais c’est sans doute la première
fois qu’un traité associe justice et
concurrence comme objectif commun des
25 États de l’Union ! La justice dont il est
fait état dans ce texte n’est pas la justice
sociale, ce n’est pas non plus la justice civile
ou pénale, dont on pourrait souhaiter qu’elles
tendent à s’harmoniser en Europe. La justice
dont il est question est pour l’essentiel
celle qui garantit la liberté du commerce
et de la concurrence, comme l’atteste la
jurisprudence de la Cour de justice des
Communautés européennes.

Celle-ci
concerne surtout le droit des marques, de
la propriété intellectuelle, le droit des entreprises
et la liberté de circulation des marchandises.
Lorsqu’elle n’a pas pour objet d’arbitrer les intérêts
commerciaux des entreprises, la justice
telle que le traité européen la conçoit contribue
avec la police à renforcer la lutte contre
l’immigration, contre les infractions à dimension
transfrontalière, comme la « criminalité organisée
 », et contre le terrorisme, dont la définition
reste floue. Ce sont les seules fonctions
qui sont assignées à la justice dans le traité.
Pourtant, pour les habitants de l’Europe, l’utilité
essentielle de la justice serait d’abord d’assurer
l’effectivité des droits civils et sociaux,
et de garantir le respect des libertés publiques
et individuelles.

LE TRAITÉ AMÉLIORE-T-IL LA JUSTICE CIVILE
EN EUROPE ?

Il se contente de réaffirmer les droits civils
et politiques déjà proclamés par la convention
européenne des droits de l’homme (4),
droits garantis par la jurisprudence de la
Cour européenne de Strasbourg (liberté d’expression,
d’association, liberté de la presse,
droit à un procès équitable, à un tribunal
impartial, droit à la vie privée, etc.). Mais,
en l’état, il existe toujours avec ce traité
constitutionnel deux sortes d’habitants de
l’Europe : les citoyens nationaux des États
européens, qui disposent de l’ensemble des
droits civils et politiques, et les « extra-communautaires
 », qui n’en bénéficient pas, car
le traité ne donne pas plus qu’avant aux
étrangers le droit de vote ou le droit d’accéder
à tous les emplois.

LE TRAITÉ CONSTRUIT-IL UNE JUSTICE PÉNALE
EUROPÉENNE ?

Il entérine la coopération judiciaire déjà effective
grâce à la convention d’entraide pénale
de 1959, à la convention Schengen de 1985
et au mandat d’arrêt européen, qui permettent
les poursuites et l’arrestation des personnes
condamnées ou simplement recherchées
dans l’un des États membres. En
revanche, le texte ne permet pas la création
effective d’un droit pénal européen, alors qu’il
serait souhaitable de disposer d’une commune
définition des infractions dans toute
l’Europe : l’avortement reste une infraction dans
certains pays, l’usage de stupéfiants est poursuivi
en France et dépénalisé en Allemagne,
en Espagne et en Angleterre ; le Portugal
interdit les peines d’emprisonnement à perpétuité,
tandis que la France les prononce.

Le traité constitutionnel prévoit que l’unanimité
du Conseil des ministres de l’Union
serait nécessaire pour créer un embryon de code
pénal européen (article III-271), ce qui est
quasi impossible à réaliser compte tenu des
réflexes régaliens des États en ce qui concerne
leurs compétences pénales. Aucune procédure
pénale européenne n’est mise en place
(et notamment pas de règles minimales impératives
imposant des droits de la défense) ;
aucun juge européen des libertés n’est institué,
afin de veiller, dès les interpellations policières,
sur les libertés individuelles menacées
par une coopération policière européenne
toujours plus étroite.

Certes, la Cour européenne des droits de
l’homme existe, mais, dans la mesure où
elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement
de tous les recours de droit interne, elle ne
condamne que plusieurs années après les
faits les détentions provisoires interminables,
les écoutes téléphoniques illégales, et les traitements
policiers dégradants en garde à vue
(la France a été condamnée sur tous ces
points !). La justice pénale en Europe est
donc toujours aux abonnés absents, alors
que les institutions répressives et de coordination
des poursuites sont renforcées (Europol,
Eurojust, fichiers de demandeurs d’asile,
fichier Schengen, mandat d’arrêt européen).

Ainsi, il est inquiétant que le contrôle du Parlement
européen sur Europol soit si dérisoire
(5), alors que cet organisme européen de
coopération policière emploie 500 fonctionnaires
de police et a notamment des fonctions
de fichage, d’échanges de données en
matière pénale et d’opérations policières
concernant 25 types d’infractions transnationales.

Aucun recours n’est ouvert aux personnes
ou aux parlements nationaux concernant
la légalité des décisions d’Europol. On
aurait pu envisager, pour permettre un contrôle
judiciaire de ces coopérations policières renforcées,
d’instituer au moins un parquet européen
comme le prônait l’appel de Genève (6),
qui proposait d’appliquer des règles pénales
communes à la criminalité transnationale et
aux fraudes aux intérêts financiers de l’Union.

La lutte contre les paradis fiscaux et les
fraudes fiscales, dont le parquet européen
aurait été chargé, n’est donc pas à l’ordre
du jour du traité ; en revanche, la coopération
policière est renforcée concernant l’immigration
et les demandeurs d’asile, comme
l’atteste le programme pluriannuel 2005/2012
de La Haye, adopté le 5 novembre 2004 par
le Conseil de l’Union européenne. Il n’est
pas sans intérêt de constater que la traduction
concrète de l’objectif de sécurité et de
justice affiché par ce programme se résume
à la lutte contre l’immigration clandestine,
au renvoi des demandeurs d’asile dans les pays
tiers, avec fichage biométrique, et à la lutte
contre le terrorisme, puisque 33 pages sont
consacrées à ces sujets dans un document
de 35 pages.

LE TRAITÉ INSTAURE-T-IL UNE JUSTICE
EUROPÉENNE DES DROITS SOCIAUX ?

Les droits économiques et sociaux proclamés
par la Charte des droits fondamentaux dans
la partie II du traité, qui sont notamment le droit
à la protection de la santé et de l’environnement,
à des conditions de travail justes et équitables,
et le droit d’accès aux prestations sociales,
restent des pétitions de principe, même pour
les « citoyens » de l’Union.

Un droit n’est rien sans une juridiction pour
le faire respecter. Or, la Cour de justice de
l’Union européenne (CJUE) n’aura pas pour
compétence de garantir l’effectivité des droits
fondamentaux de la charte ; elle ne pourra
être saisie par des personnes qui voudraient invoquer
directement la violation de ces droits par
les autorités nationales de leur État.
À la différence de la Convention européenne
des droits de l’homme, directement invocable
devant les juridictions nationales des États
européens, il sera impossible à une personne
de faire sanctionner par une juridiction nationale
le non-respect de la Charte des droits fondamentaux
par la loi, ou par des actes réglementaires
ou contractuels d’un État membre (7).

Par exemple, aucun tribunal français ne pourra
sanctionner la non-conformité à la charte
d’une loi rendant inéquitables certaines conditions
de travail. Ces droits de la Charte restent
donc. C’est un peu comme si on avait
créé le droit du travail sans les conseils de prud’hommes
pour le faire respecter !

Il manque donc une autorité juridictionnelle
dans ce traité, car, si la CJUE est compétente
pour les actes communautaires, il aurait fallu
une cour suprême européenne pour faire respecter,
dans les législations des États membres,
les droits économiques et sociaux énoncés
dans la Charte des droits fondamentaux. Cette
cour suprême aurait, pour les droits économiques
et sociaux de la charte, le même rôle
que la Cour européenne des droits de l’homme
pour les droits civils et politiques. Mais l’équilibre
des pouvoirs et l’effectivité des droits ne
sont pas les objectifs principaux de ce traité,
qui, pour ne pas fausser le jeu de la concurrence
économique, renforce les exécutifs communautaires,
accroît timidement le rôle du Parlement
européen, et laisse en jachère la création
d’une justice européenne.

E. S.-M.

(1) L’Esprit des lois, XXIX, 16.

(2) Selon le Conseil constitutionnel, il s’agit d’un
traité et non pas d’une constitution (décision du
19 novembre 2004), en raison des conditions de
révision très rigides du texte, qui relèvent de la
procédure diplomatique (unanimité des parties
contractantes), et non pas de la procédure
constituante (majorité des électeurs).

(3) Constitution européenne, texte intégral,
éditions L’Hémicycle, 128 p.

(4) Parmi les 54 signataires de la CEDH, figurent
les 25 membres de l’UE ; d’autres États, tels que la
Suisse, la Russie et la Turquie, ont par exemple
ratifié la CEDH, sans être liés au traité
constitutionnel.

(5) Selon un rapport parlementaire français du
29 avril 2003 ainsi qu’un rapport très incisif de
2003 du Parlement européen.

(6) Appel du 1er octobre 1996 de personnalités et
de syndicats de magistrats.

(7) Voir les déclarations à annexer à l’acte final,
titre VII : dispositions générales régissant
l’interprétation de la charte.

* Coprésidente de la Fondation Copernic. Membre
de l’Appel des 200 pour le « non » de gauche au
Traité, Fondation Copernic, www.appeldes200.net

Politis (semaine du 21 avril)

Messages

  • Cet éclairage sur la portion congrue dévolue aux articles judiciaires et la complexité pour les mettre en action, principalement concernant le respect de l’application de la Charte, est éminemment précieux. La contribution d’Evelyne Sire-Marin étaie l’analyse de Frédéric Lordon sur le mensonge social de la constitution. A lire et faire lire, car le propos est clair (ce qui n’est pas toujours vrai en matière de justice) et accessible au plus grand nombre d’entre nous. La démonstration du déséquilibre (pour ne pas dire fossé) entre les intérêts marchands et ceux du citoyen lambda est limpide. Avec "cette" constitution libérale, la balance de la justice européenne est d’ores et déjà orpheline d’un plateau. En revanche, le glaive du capitalisme est bel et bien présent, lui ! Merci à Evelyne Sire-Marin pour cette explication. Le rappel a l’esprit des lois de Montesquieu est un argument fort.

    Verdi

    http://vive.laliberte.chez.tiscali.fr