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Au marché des héros : les mercenaires in Iraq

Publie le vendredi 30 avril 2004 par Open-Publishing


de ALESSANDRO ROBECCHI

La parole "héros" est faite de chewing-gum et chacun la tire et l’étire comme
bon lui semble. D’ailleurs il en est ainsi avec beaucoup de mots qui rebondissent
ces temps ci : du genre "mercenaire", par exemple. "Soldat soudoyé", selon le
dictionnaire, donc bien différent de l’armée de 30000 personnes qui font en Irak
la "security", qui est une autre chose, plus acceptable, moins immorale, plus
digeste. C’est une affaire de cynisme, à la fin : tenter de transformer une débâcle
politique, militaire, diplomatique, en un grand spot patriotique. Qui dirige
le pays était en Sardaigne pour concilier école publique et réduction des taxes,
l’autre était à Porta a Porta (émission de télé) pour en faire décoller l’audience,
l’autre était dans la Mer Rouge, ou à la fête de l’artichaut, à celle du salami,
je ne sais pas. Avant qu’on arrive à se demander "mais entre les mains de qui
sommes nous ?", voilà qu’on agite les fumigènes, on met sur le tapis l’héroïsme
et le jeu est fait : il est difficile d’être méchant, ou même seulement critique,
avec les héros. Et tout va bien.

Si c’est cela qu’on veut, je suis prêt. Considérer nos otages des héros, pourquoi
non ? Quelqu’un qui meurt parce qu’on lui a tiré à la nuque est, au moins à ce
moment là, un héros, il y a des moments où la pitié ne se met pas à se disputer
avec le vocabulaire. Mais on s’attend à ce qu’après cette reconnaissance morale
en arrivent d’autres, un peu plus matérielles. La pension ? L’assurance ? Le réaménagement
du secteur avec des droits établis par des règles et des sanctions pour ceux
qui ne les respectent pas ? Quelques données à propos de combien sont ces héros,
de qui les embauche et pour faire quoi ? Ici nous trouvons dans nos indignés spéciaux
de la droite armons-nous et partez - le fumigène tricolore encore à la main -
une sorte de résistance. Indignés oui, mais le frein à main tiré. L’ e-mail d’ "embauche" dans
une des plusieurs security irakiennes publiée hier par La Repubblica est lumineux
et décisif. Pas tant pour le bureaucratisme terrifiant du faire la guerre, mais
parce qu’il est calqué sur les modalités actuelles du marché du travail. On dit à l’aspirant
bodyguard le genre de mission (vaguement). On parle sous pour le salaire, mais
on fait miroiter la possibilité de missions mieux rétribuées, à l’avenir, qui
sait.

Après, on glisse complètement sur les garanties et les droits. Magistral le passage sur la couverture de risque : "Elle est à ta discrétion et nous sommes en train de bouger pour pouvoir nous assurer...". En somme : nous verrons, nous ferons, qui sait, hum... tout vague, tout en noir, tout très précaire et flexible. En éloignant avec horreur et indignation le mot "mercenaire" - et après avoir grondé comme un petit écolier impudent le Manifesto - la droite gouvernementale et ses phalanges médiatiques ont corrigé le tir : il s’agit de travailleurs italiens à l’étranger, de gens qui se rendaient en Irak armés pour aider la famille, pour survivre. "Des gens simples", comme le dit aussi l’appel des familles. Et traités en tant que tels : des gens qui tombent des échafaudages, qui attrapent le cancer à cause de l’amiante, qui laissent leurs doigts sous les presses, qui meurent en travaillant sans que le gouvernement italien - qu’il se trouve chez Vespa (animateur de l’émission télé "Porta a porta" : Ndt), en Sardaigne ou en immersion - ne s’en soucie guère. Des milliers de cas par an pour lesquels personne ne songe à utiliser le mot "héros", et pour lesquels il faudrait peut-être le revendiquer.

Jusqu’au tour indécent joué aux familles de leur faire connaître la nouvelle par la télé. Pour les ouvriers du bâtiment travaillant au noir qui restent sous des effondrements soudains, parfois, on écrit en toute hâte les contrats dans la nuit, de façon à ce qu’ils soient en règle avant l’enterrement. Et pour ceux-ci, au contraire ? Pour ces "héros" italiens ? C’est vraiment paradoxal : pour ne pas dire qu’ils sont des mercenaires ou qu’ils ont des rôles peu clairs et peut-être même un peu néfastes, il sont promus "travailleurs" sur le champ. Mais cela - "être des travailleurs" - finit par les déclasser et les normaliser : et voilà un autre mort dans un accident du travail traité par l’Etat avec le même égard que tous les morts dans les accidents du travail, à savoir aucun. Un peu de rideau de fumée, de drapeaux, de nationalisme, de larmes de crocodile.

Le fait est que si l’on décalque la guerre, sa privatisation, ses dynamiques, on obtient avec une précision quasiment absolue un dessin du marché, du libéralisme effréné et dominant, de l’absence de règles, de la dictature absolue du profit sur toute autre considération. Le marché et la guerre, voilà le problème, serrés l’un dans les bras de l’autre, broyant quiconque se trouve au milieu, qu’il soit "héros" ou "travailleur".

Source : Il Manifesto

Traduit pour Bellaciao par Karl et Rosa

30.04.2004
Collectif Bellaciao