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BERLUSCONI : l’argent ensorcelle ceux qui n’en ont pas
Publie le jeudi 13 janvier 2005 par Open-Publishing
Italie 2005 L’emprise enveloppante de la richesse sur la psychologie des exclus
de MICHELE PROSPERO
Les devins de la société de l’information, à savoir les experts en sondages,
par leurs rituels statistiques avertissent que Berlusconi est en pleine remontée.
Il y a sûrement quelque chose qui bouge entre les plis du corps électoral et
on le remarque même sans l’aide des magiciens des chiffres. Par la carte truquée
de la réduction des taxes, le Cavaliere essaye de proposer à nouveau le tour
de magie qui lui réussit le mieux depuis une décennie : obtenir le soutien des
couches les plus marginales pour une colossale redistribution du revenu qui va
se résoudre entièrement en faveur de l’entreprise. Quel est le secret de ce phénomène
paradoxal qui voit précisément ceux qui sont au plus bas dans la pyramide sociale
secourir un puissant en difficulté dont l’action de gouvernement à révélé des échecs évidents ?
Pour s’orienter dans les dynamiques psychologiques plus secrètes qui se lancent au secours du pouvoir, il est utile de lire quelques pages lucides de David Hume. Un chapître de son ouvrage Traité sur la nature humaine s’intitule "Notre estime pour les riches et les puissants". Le philosophe anglais entame sa réflexion par une assertion sans équivoque, qui possède selon lui une force axiomatique : "rien ne nous rend plus enclins à avoir de l’estime pour une personne que son pouvoir et ses richesses". Si c’est ainsi que fonctionnent les inclinaisons souterraines des sujets, il s’agit là d’une donnée anthropologique profonde qui induit le cerveau de ceux qui ne possèdent rien à apporter du consensus justement à ceux qui ont accumulé de l’argent et du pouvoir. Cette emprise enveloppante de l’homme plus riche, justement parce qu’il est effrontément riche, sur la psychologie des exclus, n’est certainement pas étrangère au phénomène Berlusconi. Par son corps qui renferme le médium de l’argent et le médium du pouvoir, il est un véhicule extraordinaire d’un consensus qui s’autoalimente et défie les réfutations provenant d’un pâle principe de réalité.
Hume identifie le mécanisme psychologique subtil et un peu lâche qui entre en circulation devant l’argent. Ceux qui n’ont pas de biens sont attirés par ceux qui en possèdent d’une façon démesurée parce qu’ils cultivent "l’attente d’avantages que l’on peut tirer du riche et du puissant, en participant de ses biens". Les personnes plus périphériques (personnes âgées, chômeurs, jeunes peu scolarisés) s’identifient au message salvateur du grand capitaliste parce qu’elles croient participer à sa grande fête. Comme l’explique Hume : "le plaisir qu’un homme riche reçoit de ses possessions, en se transmettant au spectateur provoque du plaisir et de l’estime". A cause de cette étrange implication en harmonie avec l’homme de succès, l’exhibition même vulgaire de villas et de richesses ne nuit pas à l’image de l’entrepreneur qui investit en politique, mais alimente chez ceux qui sont dépourvus de toute ressource l’espoir trompeur de l’identification. Le charisme de Berlusconi est l’argent. C’est combien il a et non ce qu’il est qui lui assure le consensus parmi les exclus.
Les campagnes de marketing politique du cavaliere sont habilement construites justement sur le sentiment de sympathie et de partage que la richesse en tant que telle produit même chez ceux qui habitent les périphéries les plus lointaines des sociétés postmodernes. Comme le note Hume : "quand nous estimons quelqu’un pour ses richesses, nous devons entrer dans les sentiments mêmes de ceux qui les possèdent".
La magie de l’argent ensorcelle ceux qui en sont dépourvus, qui remplacent leur état de profonde privation en sympathisant avec la jouissance démontrée par ceux qui ont un énorme pouvoir. La TV commerciale produit un sens commun qui diffuse parmi les exclus les mêmes modèles hédonistiques de ceux qui ont de l’argent et du pouvoir. Il est clair que la fragile psychologie qui accorde une confiance démesurée à la richesse trouve un terrain fertile surtout par les temps maigres du libéralisme compatissant. Quand la politique ne change pas la vie en oeuvrant pour la construction de nouveaux mécanismes d’inclusion sociale, il est naturel pour les couches marginales d’entendre l’appel du joueur de flûte richissime qui vend un rêve contrefait et promet de ne pas mettre les mains dans les poches des citoyens, en annonçant au contraire qu’il vous fera gagner quelques sous de plus.
S’opposer à l’argent et au pouvoir est certes une entreprise désespérée à l’age de la politique super légère, dépourvue de racines, d’organisations et d’identité. Le fait est que combattre Berlusconi signifie un peu essayer d’éradiquer cette inclinaison de la nature humaine identifiée par Hume, à savoir cette sympathie spontanée qui mène à faire une confiance immédiate au détenteur d’argent.
Mais au fond l’histoire du mouvement ouvrier a justement été une formidable réfutation du syndrome de Hume. Elle a su en effet remplacer la naturelle sympathie des exclus pour le pouvoir et pour l’argent par une sympathie bien différente, celle qui amène au partage d’un intérêt qui lie d’une façon stable ceux qui occupent la même position sociale. La conscience de la différence de pouvoir social qui existe entre ceux qui ont des rôles différents dans la production de la richesse a construit un sens de distance indispensable pour projeter un espace politique autonome pour le travail. Sans cette perception d’une distance repérable au niveau des intérêts sociaux concrets, on ne bat pas Berlusconi avec son monopôle charmeur d’argent et de pouvoir.
Durant ces dix années, les seules difficultés sérieuses que la droite liée à l’entreprise a rencontré le long de son trajet ont coïncidé justement avec le retour un peu sporadique de moments de politique structurée, c’est-à-dire liés à la mobilisation de robustes intérêts sociaux qui ont rempli les rues. Le mouvement de masse rassemblé par les syndicats au Circus Maximus contre la reforme des retraites approuvée par le premier gouvernement Berlusconi fut la véritable répétition générale qui provoqua le succès du changement de majorité gouvernementale. Même la victoire des oppositions aux dernières consultations européennes profite d’un travail au corps développé par un vaste mouvement contre l’abolition de l’article 18 et contre une politique économique qui a miné le pouvoir d’achat des salaires.
Seules ces phases de lutte sociale ont réintroduit parmi les électeurs un principe de réalité. En touchant du doigt le malaise, même l’électeur paresseux a eu la force de repousser la belle fable du cavaliere qui distribue la richesse. C’est pourquoi ceux qui savent tout et qui disent que les grandes luttes syndicales sont un boulet au pied parce que le véritable défi est celui de rivaliser avec la droite dans l’innovation se trompent énormément. Sans un lien plus solide entre ce qui reste des partis et le mouvement syndical il est difficile de démonter les fondements de la triste loi de Hume.
Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao