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Bourdieu - Les chercheurs, la science économique et le mouvement social

Publie le lundi 30 juin 2008 par Open-Publishing

Extraits :

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Si ce mouvement est apparu en France, ce n’est pas par hasard. Il y a des raisons historiques. Mais ce qui devrait frapper les observateurs, c’est qu’il se poursuit sous une forme tournante : en France sous des formes différentes, inattendues — le mouvement des routiers, qui l’aurait attendu sous cette forme ? —, et aussi en Europe : en Espagne en ce moment ; en Grèce il y a quelques années ; en Allemagne, où le mouvement s’est inspiré du mouvement français et a explicitement revendiqué son affinité avec lui ; en Corée, — ce qui est encore plus important, pour des raisons symboliques et pratiques. Cette sorte de lutte tournante est, me semble-t-il, à la recherche de son unité théorique et surtout pratique. Le mouvement français peut être tenu pour l’avant-garde d’une lutte mondiale contre le néo-libéralisme et contre la nouvelle révolution conservatrice, dans laquelle la dimension symbolique est extrêmement importante. Or je pense qu’une des faiblesses de tous les mouvements progressistes tient
au fait qu’ils ont sous-estimé l’importance de cette dimension et qu’ils n’ont pas toujours forgé des armes adaptées pour la combattre. Les mouvements sociaux sont en retard de plusieurs révolutions symboliques par rapport à leurs adversaires, qui utilisent des conseillers en communication, des conseillers en télévision, etc.

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La révolution conservatrice se réclame du néo-libéralisme, se donnant ainsi une allure scientifique, et la capacité d’agir en tant que théorie. Une des erreurs théorique et pratique de beaucoup de théories — à commencer par la théorie marxiste — a été d’oublier de prendre en compte l’efficacité de la théorie. Nous ne devons plus commettre cette erreur. Nous avons affaire à des adversaires qui s’arment de théories, et il s’agit, me semble-t-il, de leur opposer des armes intellectuelles et culturelles. Pour mener cette lutte, du fait de la division du travail, certains sont mieux armés que d’autres, parce que c’est leur métier. Et un certain nombre d’entre eux sont prêts à se mettre au travail. Que peuvent-ils apporter ? D’abord une certaine autorité. Comment a-t-on appelé les gens qui ont soutenu le gouvernement en décembre ? Des experts, alors qu’à eux tous ils ne faisaient pas le quart du début du commencement d’un économiste. À cet effet d’autorité, il faut opposer un effet d’autorité.

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Mais ce n’est pas tout. La force de l’autorité scientifique, qui s’exerce sur le mouvement social et jusqu’au fond des consciences des travailleurs, est très grande. Elle produit une forme de démoralisation. Et une des raisons de sa force, c’est qu’elle est détenue par des gens qui ont tous l’air d’accord entre eux — le consensus est en général un signe de vérité. C’est aussi qu’elle repose sur les instruments apparemment les plus puissants dont dispose aujourd’hui la pensée, en particulier les mathématiques. Le rôle de ce que l’on appelle l’idéologie dominante est peut-être tenu aujourd’hui par un certain usage de la mathématique (c’est évidemment excessif, mais c’est une façon d’attirer l’attention sur le fait que le travail de rationalisation — le fait de donner des raisons pour justifier des choses souvent injustifiables — a trouvé aujourd’hui un instrument très puissant dans l’économie mathématique). À cette idéologie, qui habille de raison pure une pensée simplement conservatrice,
il est important d’opposer des raisons, des arguments, des réfutations, des démonstrations, et donc de faire du travail scientifique.

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Une des forces de la pensée néo-libérale, c’est qu’elle se présente comme une sorte de « grande chaîne de l’Être ». Comme dans la vieille métaphore théologique, où, à une extrémité on a Dieu, et puis on va jusqu’aux réalités les plus humbles, par une série de maillons. Dans la nébuleuse néo-libérale, à la place de Dieu, tout en haut, il y a un mathématicien, et en bas, il y a un idéologue d’Esprit ; qui ne sait pas grand chose de l’économie, mais qui peut faire croire qu’il en sait un peu, grâce à un petit vernis de vocabulaire technique. Cette chaîne très puissante a un effet d’autorité. Il y a des doutes, même parmi les militants, qui résultent pour une part de !a force, essentiellement sociale, de la théorie qui donne autorité à la parole de M. Trichet ou de M. Tietmeyer, président de la Bundesbank, ou de tel ou tel essayiste. Ce n’est pas un enchaînement de démonstrations, c’est une chaîne d’autorités, qui va du mathématicien au banquier, du banquier au philosophe-journaliste,
et de l’essayiste au journaliste. C’est aussi un canal dans lequel circulent de l’argent et toutes sortes d’avantages économiques et sociaux, des invitations internationales, de la considération. Nous sociologues, sans faire de la dénonciation, nous pouvons entreprendre le démontage de ces réseaux et montrer comment la circulation des idées est sous-tendue par une circulation de pouvoir. Il a des gens qui échangent des services idéologiques contre des positions de pouvoir. Il faudrait donner des exemples, mais il suffit de lire attentivement la liste des signataires de la fameuse « Pétition des experts ». Ce qui est intéressant en effet, c’est que des liaisons cachées entre des gens qui d’ordinaire travaillent isolément — même si on les voit souvent apparaître deux par deux dans de faux débats à la télévision —, entre des fondations, des associations, des revues, etc. s’y dévoilent au grand jour.

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Il faut inventer de nouvelles formes de communication entre les chercheurs et les militants, soit une nouvelle division du travail entre eux. Une des missions que les chercheurs peuvent remplir peut-être mieux que personne, c’est la lutte contre le matraquage médiatique. Nous entendons tous à longueur de journée des phrases toutes faites. On ne peut plus ouvrir la radio sans entendre parler de « village planétaire », de « mondialisation », etc. Ce sont des mots qui n’ont l’air de rien, mais à travers lesquels passe toute une philosophie, toute une vision du monde, qui engendrent le fatalisme, la soumission. On peut contrecarrer ce matraquage en critiquant les mots, en aidant les non-professionnels à se doter d’armes de résistance spécifiques, pour combattre les effets d’autorité, l’emprise de la télévision, qui joue un rôle absolument capital. On ne peut plus mener aujourd’hui de luttes sociales sans disposer de programmes de lutte spécifique avec et contre la télévision. Je renvoie au livre
de Patrick Champagne, Faire l’opinion, qui devrait être une sorte de manuel du combattant politique (1). Dans cette lutte, le combat contre les intellectuels médiatiques est important. Pour ma part, ces gens ne m’empêchent pas de dormir et je ne pense jamais à eux quand j’écris, mais ils ont un rôle extrêmement important du point de vue politique, et il est souhaitable qu’une fraction des chercheurs accepte de distraire une part de son temps et de son énergie, sur le mode militant, pour contrecarrer leur action.

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(1) P. Champagne, Faire l’opinion, Paris, Ed. de Minuit, 1993.

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Autre objectif, inventer de nouvelles formes d’action symbolique. Sur ce point, je pense que les mouvements sociaux, avec quelques exceptions historiques, sont en retard. Dans son livre, Patrick Champagne montre comment certaines grandes mobilisations peuvent recevoir moins de place dans les journaux et à la télévision que des manifestations minuscules, mais produites de telle façon qu’elles intéressent les journalistes. Il ne s’agit évidemment pas de lutter contre les journalistes, eux aussi soumis aux contraintes de la précarisation, avec tous les effets de censure qu’elle engendre dans tous les métiers de production culturelle. Mais il est capital de savoir qu’une part énorme de ce que nous pouvons dire ou faire sera filtré, c’est-à-dire souvent annihilé, par ce qu’en diront les journalistes. Y compris ce que nous allons faire ici. Voilà une remarque qu’ils ne reproduiront pas dans leurs comptes rendus...

Fin des extraits

Pour moi c’est une idée essentielle d’utiliser les mêmes armes médiatiques, que les bouffons libéraux

il faut constituer des fonds pour parvenir à ces fins, essayer de débaucher des personnes des médias pour les faire travailler pour les citoyens, ainsi que des financiers, des banquiers, des élèves d’écoles de commerce, etc.

c’est un moyen de renverser la vapeur, enfin je pense

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