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Bourdieu, l’intellectuel et la science de soi Deux ans après la mort du sociologue...

Publie le mardi 10 février 2004 par Open-Publishing

Deux ans après la mort du sociologue, plusieurs livre
soulignent la pertinence critique de son oeuvre. Heureux hasard, voici qu’en
ce début d’année plusieurs ouvrages nous proposent une plongée renouvelée
dans l’ouvre de Pierre Bourdieu - à commencer par sa courte mais
incontournable Auto-analyse, jusqu’ici inédite en France. Un travail, dont
le philosophe Jacques Bouveresse ne manque pas, avec son habituelle rigueur,
de souligner l’importance théorique, dans son livre où il interroge " la
dette intellectuelle et personnelle " qui, dans ses propres recherches,
l’attache depuis longtemps au sociologue. Le paradoxe, perceptible dans
Travailler avec Bourdieu, autre livre où il est aussi question de la
personnalité du savant, c’est que l’angle général d’analyse, puisse, en
apparence, faire écho à la dérive narcissique qui submerge notre époque dès
qu’on parle d’individu.

À travers la question du " sujet " Bourdieu qu’évoquent ces travaux,
d’aucuns ont (auront) vite fait de jeter par-dessus bord la scientificité
revendiquée du propos sociologique - quelle sociologie peut-on et doit-on
construire du sociologue ? - pour céder aux sirènes des " spéculations et
fabrications de mythes " qu’évoque Franz Schulteis - le chercheur à qui
Bourdieu avait demandé de piloter la première publication de l’Auto-analyse
en Allemagne afin de " contrecarrer les mésinterprétations prévisibles "
(1). Ni la création littéraire ni la beauté qu’elle nous donne ne sont
méconnues ou méprisées par Bourdieu et Bouveresse. Simplement, ces penseurs
nous démontrent qu’en sociologie la connaissance de soi, le travail qui vise
à mettre au net ses propres déterminants sociaux, ceux du champ dont on
dépend, ne tolère, dans l’intérêt même de la vérité scientifique, aucun
mélange des genres.

L.D.

(1) Pierre Bourdieu, Ein soziologischer Selbstversuch, édition Suhrkamp,
2002.

Deux ans après la mort du sociologue, la publication de son Esquisse pour
une autoanalyse, d’abord éditée en Allemagne, et celle du livre que lui
consacre Jacques Bouveresse, Bourdieu savant et politique, soulignent la
force critique et la pertinence scientifique d’une ouvre majeure du XXe
siècle. Entretien.

Louis Pinto (1), vous avez eu, comme sociologue au Centre de sociologie
européenne fondé par Pierre Bourdieu, une relation de longue date avec son
travail, qui vous met en prise avec l’Esquisse pour une autoanalyse.
Jean-Jacques Rosat (2), comme directeur de collection, vous êtes lié à la
publication de l’ouvrage de Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et
politique. Estimez-vous qu’il soit bien venu de rapprocher ces deux livres ?

Louis Pinto. On ne peut qu’être frappé, en effet, par la parenté des
trajectoires de Bourdieu et Bouveresse que marquent ces deux ouvrages. Leurs
auteurs sont l’un et l’autre issus de milieux sociaux comparables, ils ont
connu des cursus scolaires presque identiques et ils ont rencontré à peu
près au même âge un système de répulsions, de dégoûts à l’égard des figures
et des modèles accomplis du monde intellectuel, qui les a orientés vers un
certain type de choix. Ils ne sont pas célébrés par les médias, ils ne sont,
ni ne se veulent des prophètes. J’ajouterai qu’ils partagent une même
conviction rationaliste, manifeste dans leur allergie à toute tentation de
type postmoderne relativiste ou radical chic. Une posture réaliste qui va de
pair avec cette démarche du " grimpeur " veillant à garder un pied en prise
sur le sol, que décrit Bouveresse.

Jean-Jacques Rosat. Il s’est créé peu à peu entre le sciologue et le
philosophe un véritable compagnonnage intellectuel, dont le livre de
Bouveresse porte témoignage. Ils n’appartiennent pas à la même génération,
mais ils ont, au sortir de leurs études universitaires, récusé la même
alternative qui semblait s’imposer à eux entre l’académisme philosophique et
l’avant-garde. Chacun a dû inventer sa propre voie qui a été, pour l’un
comme pour l’autre, celle de l’acquisition des compétences - notamment en
mathématiques et en logique - nécessaires à l’exercice sérieux d’un métier.

Peut-on préciser davantage la nature de la démarche mise en ouvre dans
l’Esquisse. Pourquoi n’est-elle pas une autobiographie ?

Louis Pinto. C’est en effet un livre de sociologie, pas une contribution à
la littérature people, ce qu’évidemment la plupart des critiques plus ou
moins bienveillants ont voulu y voir. Il met en ouvre des instruments
spécifiques de l’analyse sociologique. Il suffit de considérer le plan même
du texte : on n’y commence pas par la naissance, les parents, la famille,
les études, etc. On entre d’emblée dans deux paysages et l’on examine les
positions qui s’y déploient. Celui d’abord des khâgnes, période où Bourdieu
a de dix-huit à vingt ans et se destine à la philosophie. L’auteur décrit
l’état du champ dans sa discipline. Son objectif fondamental est de préciser
ce qu’il appelle " l’espace des possibles ", concept et question bien
rarement posés par les biographes et les biographies où l’individu cache et
occupe la totalité du champ d’étude. Deuxième tableau, le champ intellectuel
par rapport auquel Bourdieu se définit au moment où il commence à travailler
et se lance dans l’ethnologie. Il évoque alors les noms propres - ceux
d’Aron, de Lévi-Strauss, de Canguilhem - non pour dire qu’il les a bien
connus, mais pour les associer à des propriétés génériques, des références
intellectuelles et idéologiques en rapport avec des situations sociales.
Dans cette description, qui peut être poussée assez loin dans l’examen de
propriétés " incorporées ", il s’agit de se comprendre soi-même et mieux.
Enfin troisième partie de l’ouvrage : les dispositions. C’est seulement là
que Bourdieu nous parle de sa famille, de sa prime scolarité, là qu’il
cherche à comprendre ce qui, dans son bagage social, fut nécessaire, si ce
n’est suffisant, pour qu’il se porte vers tel ou tel point de l’espace
intellectuel. Ce qui fait par exemple que Bourdieu ne pouvait pas devenir
Derrida ou Foucault.

Jean-Jacques Rosat. À lire l’Esquisse, on se dit qu’il y a peu
d’intellectuels à s’être jamais rendus aussi vulnérables en fournissant des
fragments de leur expérience la plus personnelle, sans reconstruction
littéraire, mais sous forme de faits bruts dont le lecteur, bien ou mal
intentionné, peut disposer à sa guise. Cela dit, il faut rappeler que
l’autoanalyse était déjà présente, plus ou moins explicitement, dans la
plupart des livres de Bourdieu. Faire de la sociologie n’implique pas
seulement la construction de son " objet " mais aussi celle de son " sujet
". On ne naît pas sociologue, on le devient, dans un processus de
transformation, qui consiste à la fois en une série d’épreuves et
d’événements, et en une réflexion permanente sur soi-même, sa position, ses
réactions et même ses propres émotions. Bourdieu ne croit pas que la
conquête de l’objectivité scientifique puisse être résolue par la "
neutralité ", par une impossible mise entre parenthèses de la personne du
scientifique. Il pense qu’il faut objectiver celui qui objective,
c’est-à-dire faire la théorie de la position sociale qu’occupe le
sociologue. Parvenir à l’objectivité implique un surcroît d’analyse, suppose
un travail sur soi. Quant aux émotions, le sociologue ne doit pas les
refouler mais en faire le point de départ de son enquête pour découvrir ce
qu’elles lui apprennent sur les différents mondes sociaux dans lesquels il
évolue. Bourdieu montre que l’être social de l’homme comprend aussi
l’intime. Ce qui ne veut pas dire que la sociologie explique tout, il n’a
jamais pensé cela.

Mais en quoi cette " science de soi " est-elle aussi " politique ", ainsi
que Bouveresse semble le dire en parlant à la fois du " savant " et du "
politique " ?

Jean-Jacques Rosat. Défendre, comme le fait Bourdieu, la scientificité de la
démarche sociologique - alors que les sociologues sont souvent ou bien
méprisés par les philosophes, ou bien utilisés comme experts et
instrumentalisés par les pouvoirs dominants ; défendre, comme le fait
Bouveresse, les exigences de la philosophie et de son autonomie, c’est
défendre, en premier lieu, la possibilité de connaître des vérités, dans une
époque où domine le relativisme sans principes. Il y a toutefois à mon avis
une divergence à noter. Bourdieu a tendance à considérer qu’une fois qu’on
connaît les causes des situations dans lesquelles on se trouve et des
opinions qu’on a, on peut en changer, et s’en libérer. Il y a, dans sa
démarche, un certain spinozisme. Bouveresse estime, lui, que la connaissance
et la connaissance sociologique, par exemple celle que Bourdieu nous donne
des procédés et des prestiges de la télévision, peuvent conduire à toutes
sortes de récupérations cyniques ou manipulatrices. Il ne suffit pas de
savoir, ni même de vouloir savoir : il faut vouloir changer. C’est ce qu’il
appelle " tirer les conséquences ".

Louis Pinto. Bourdieu n’a jamais eu la naïveté de penser que ses livres
auraient des effets sociaux immédiats. Car il savait bien que le monde
social continue après que le sociologue a travaillé et écrit. Mais dans son
esprit, le travail sociologique peut se prolonger d’une façon militante au
sens large, à travers un certain nombre d’entreprises pratiques. Ce fut par
exemple le cas avec le supplément Liber, publication autour de laquelle il
voulait rassembler les individus les plus autonomes dans le champ
intellectuel, et bien au-delà de nos frontières nationales.

Si l’on peut et doit passer de la question du savoir à celle du pouvoir, les
deux domaines ne sont pas, pour autant, interchangeables ?

Louis Pinto. En effet. Bourdieu pensait que la sociologie continuait après
que la gauche a accédé au pouvoir ! Il faut le rappeler parce que beaucoup
se sont imaginés à ce moment-là que la science, le peuple et le pouvoir
coïncidaient. Le monde social continuait, donc le travail du sociologue
aussi. Cela a été mal accepté. L’intervention politique de Bouveresse est
très concentrée pour sa part sur les médias.

Jean-Jacques Rosat. Mais sa critique porte plus loin. Dans la mesure où la
figure de l’intellectuel reste en France celle du philosophe, la critique
des prétentions exorbitantes, des postures, de la fausse monnaie que nous
vendent certains philosophes, dans les médias et ailleurs, porte sur
l’ensemble du monde intellectuel, et elle a des implications évidemment
politiques. À condition bien entendu que l’on accepte de lire Bouveresse,
comme Bourdieu d’ailleurs, comme un auteur qui oblige à remettre en question
un certain nombre de pensées, d’attitudes intellectuelles qui nous sont
inculquées soit par le système scolaire, soit par le monde médiatique. "
L’effet de savoir " de leurs travaux n’est réel que s’il implique un
changement de la volonté, que s’il s’accompagne de la remise en cause non
seulement de nos propres préjugés et convictions, mais aussi de nos
attitudes et de nos réactions.

Louis Pinto. Bouveresse souligne à juste raison que certaines critiques
adressées à Bourdieu ne se privent pas d’interprétations sociologistes et
psychologistes de la pire espèce. L’accuser notamment de céder au
ressentiment, à la jalousie, c’est reprendre les vieux clichés plaqués par
les dominants sur la révolte des dominés. La sociologie spontanée des
dominants depuis au moins le XIXe siècle consiste à dire : " Si vous êtes
insatisfaits c’est que vous avez du ressentiment. "

Jean-Jacques Rosat. Ce qui est une autre façon de disqualifier, par
définition, toute colère, et l’idée même de colère. L’indignation, le
sentiment de révolte, le haut le cour que provoquent certaines situations
d’injustice sociale, ou de privilèges, dans la société en général, mais
aussi dans le monde intellectuel lui-même, voilà, nous dit Bouveresse, ce
qu’on voudrait rendre illégitime. Mais ni lui, ni Bourdieu ne se privent
d’éprouver ni d’exprimer de l’insatisfaction, des mouvements d’humeur, de la
colère. Pour traiter toute colère comme l’expression d’un ressentiment, il
faut, au bout du compte, être satisfait du monde " comme il va ".

Entretien réalisé par

Lucien Degoy

(1) Louis Pinto, sociologue, est directeur de recherche au CNRS. Dernier
ouvrage paru, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Le Seuil, 2002.

(2) Jean-Jacques Rosat, philosophe, est maître de conférences au Collège de
France. Dernier ouvrage paru, le Philosophe et le réel (entretiens avec
Jacques Bouveresse), Hachette, 2000

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