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de P’tit Nico
Y font toujours comm’ ça, les aristos, y râle Djamel. Y décident qu’c’est eux qui décident après qu’le guerrier y l’a fermé
la gueule d’l’peuple ; après y font les lois qui les arrangent et y disent comme m’sieur Hobbes qu’« si la loi nous force à
obéir en activant la crainte des conséquences de la désobéissance (...), c’est toujours en nous incitant à délibérer de sorte
que nous renoncions à la volonté de désobéir, que nous acquérions la volonté d’obéir, et de ce fait, que nous agissions
librement à la lumière de la volonté que nous avons acquise ».
« Cependant, y l’explique m’sieur Skinner, Hobbes n’en insiste pas moins sur l’idée que la menace de la punition
incarnée par la loi sert sans doute à "modeler" ("to conforme") notre volonté, et que la raison habituelle de notre
conformité sera la terreur que nous avons ressentie en envisageant les conséquences de la désobéissance ». C’est-à-dire
la matraque du flic. C’est comm’ ça qu’y fabriquent l’homme nouveau dans la République des Lumières du commerce et
de l’industrie d’not’ président qu’aime bien faire la guerre sans demander l’avis d’"l’peuple".
Comm’ l’homme "hoplite" nouveau qu’y z’avaient fabriqué les grecs d’avant Nάνα Μούσχουρη (Joanna Mouskouri en
américain...) :
Mais elle, elle ne voit que la mer
Grande et mince et belle et douce
Comme une voile dans sa course
Ils ne voient qu’elle
Mais elle, elle ne voit que la mer
Elle ne voit que la mer
qu’y décrit m’sieur Vernant : « L’apparition de l’hoplite, lourdement armé, combattant en ligne, son emploi en formation
serrée suivant le principe de la phalange, portent un coup décisif aux prérogatives militaires des hippeis. Tous ceux qui
peuvent faire les frais de leur équipement d’hoplites, - c’est-à-dire les petits propriétaires libres formant le dèmos,
comme sont à Athènes les Zeugites - se trouvent placés sur le même plan que les possesseurs de chevaux. Mais, là
encore, la démocratisation de la fonction militaire - ancien privilège aristocratique - entraine une refonte complète de
l’éthique du guerrier. Le héros homérique, le bon meneur de chars, pouvait encore se survivre dans la personne du
hippeus, il n’a plus grand chose de commun avec l’hoplite, ce soldat citoyen Ce qui comptait pour le premier, c’était
l’exploit individuel, le haut fait accompli en combat singulier. Dans la bataille, mosaïque de duels où s’affrontent les
promachoi, la valeur militaire s’affirmait sous forme d’une aristeia, d’une supériorité toute personnelle. L’audace qui
permettait au guerrier d’accomplir ces actions d’éclat, il la trouvait dans une sorte d’exaltation, de fureur belliqueuse, la
lussa, où le jetait, comme hors de lui-même, le menos, l’ardeur inspirée par un dieu. Mais l’hoplite ne connaît plus le
combat singulier ; il doit refuser, si elle s’offre, la tentation d’une prouesse purement individuelle. II est l’homme de la
bataille au coude à coude, de la lutte épaule contre épaule. On l’a entraîné à tenir le rang, à marcher en ordre, à s’élancer
d’un même pas contre l’ennemi, à veiller, au coeur de la mêlée, à ne pas quitter sa place.
La vertu guerrière n’est plus
alors de l’ordre du thumos ; elle est faite de sôphrosunè : maîtrise entière de soi, un constant contrôle pour se soumettre à
une discipline commune, le sang-froid nécessaire pour réfréner les poussées instinctives qui risqueraient de troubler
l’ordre général de la formation.
La phalange fait de l’hoplite, comme la cité du citoyen, une unité interchangeable, un élément semblable à tous les
autres, et dont l’aristeia, la valeur individuelle, ne doit plus jamais se manifester que dans le cadre imposé par la
manoeuvre d’ensemble, la cohésion de groupe, l’effet de masse, nouveaux instruments de la victoire. Jusque dans la
guerre, l’Éris, le désir de triompher de l’adversaire, d’affirmer sa supériorité sur autrui, doit se soumettre à la philia, à
l’esprit de communauté ; la puissance des individus doit s’incliner devant la loi du groupe. Hérodote mentionnant,
comme après chaque récit de bataille, les noms des cités et des individus qui se montrèrent à Platées les plus vaillants,
donne la palme, chez les Spartiates, à Aristodamos : l’homme faisait partie des trois cents Lacédémoniens qui avaient
tenu les Thermopyles ; seul il était revenu sain et sauf ; soucieux de laver l’opprobre que les Spartiates attachaient à cette
survie, il chercha, il trouva la mort à Platées en accomplissant d’admirables exploits. Mais ce n’est pas à lui que les
Spartiates accordèrent, avec le prix de la bravoure, les honneurs funèbres dus aux meilleurs ; ils lui refusèrent l’aristeia
parce que, combattant en furieux, comme un homme égaré par la lussa, il avait quitté son rang. »
Mais les grecs d’avant qu’y soient américains comm’ nous, y dit Polo, eux au moins y z’en discutaient d’savoir si c’était
mieux la démocratie ou l’aristocratie. Mêm’ si c’était pas tout l’monde qu’était citoyen. « Pour être citoyen, y raconte
m’sieur Blanquart, il faut en effet être mâle, né de parents athéniens, propriétaire foncier, avoir satisfait aux obligations
militaires (le soldat n’est plus l’aristocratique homme de char, mais le citoyen hoplite), ce qui fait 30 000 à 40 000
personnes sur 400 000 habitants selon les estimations de Pierre Levêque. Femmes, métèques et esclaves sont donc
exclus. Non rétribuées, les charges sont de fait réservées aux plus riches. »
Et les esclaves, qu’est-ce qu’y s’prenaient comm’ trempes déjà à l’époque, y dit mon ancien délégué syndical CGT,
qu’mêm’ y z’en avaient pas d’syndicats justement.
« D’autres peuples grecs, ne parlons que des Spartiates, y raconte m’sieur Bonnard, restaient avec leurs esclaves, les
hilotes, d’une extrême férocité. Il faut dire que ces hilotes (et d’autres), qui habitaient le même canton que les
Spartiates, étaient neuf ou dix fois plus nombreux que leurs maîtres. Les Spartiates avaient grand peur de leurs esclaves :
pour les maintenir dans l’obéissance, ils avaient organisé un régime de terreur. Défense aux hilotes, sous peine de mort,
de sortir de leurs cabanes après le coucher du solei. Bien d’autres défenses. En outre, pour en diminuer le nombre, les
Spartiates organisaient de temps à autre, une fois l’an, semble-t-il, des chasses à l’hilote qui n’étaient rien autre que des
expéditions de massacre. Les jeunes gens, embusqués dans la campagne, donnaient la chasse à ces bêtes maudites,
appelées hilotes, et les assassinaient. Entraînement excellent, disait-on, aux horreurs de la guerre. (...) Un philosophe
ancien définit exactement sa condition, en disant que l’esclave est un "outil animé" - une espèce de machine qui offrirait
l’avantage de comprendre et d’exécuter des ordres qu’on lui donnerait. L’esclave est un instrument qui appartient à un
autre homme : il est sa chose. »
Pour la femme aussi, c’était l’bon temps, y ricane Fred.
C’est qu’d’la femme, y s’en méfiaient, les grecs du début d’la démocratie du commerce d’la lumière, parce que « son
apparence extérieure est le contraire de sa réalité, qu’y raconte m’sieur Vernant. De la même façon que les parts de
nourriture ont été trafiquées, que sous la graisse appétissante il y a des os, que sous l’estomac dégoûtant il y a tout ce qui
est mangeable, elle, quand on la voit, c’est sa beauté qui vous saute au visage. Mais à l’intérieur, il y a cet esprit de
chienne et ce tempérament de voleur . (...) Elle a toujours faim, et, je cite toujours Hésiode : "quand elle te fait des
sourires, des séductions irrésistibles, ça n’est pas qu’elle te trouve à son goût, elle pense à ta grange ! C’est-à-dire au blé
que tu as mis de coté" ». Non mais ! C’est qu’y z’y tenaient à leur blé les pâtres grecs !
Et y avait pas qu’la femme qu’avait pas la parole : « En dehors de l’agriculture, où les esclaves sont cependant nombreux,
la plus grande partie des activités productrices de richesses est entre les mains de métèques, dépourvus de droits
civiques. Le politique est déconnecté de l’économique : il ignore en particulier l’artisan, dont l’activité manuelle est
considérée comme indigne d’un honnête homme. Du reste, le mot oikonomia ne désigne dans la langue d’alors que la
gestion du domaine agricole familial. Or cet artisan-technicien (que l’on pense seulement aux sculpteurs, aux
architectes) est le véritable héros de l’histoire d’Athènes. Contradiction : admiré dans son oeuvre, il est ainsi déclassé
dans sa personne. Héphaïstos est difforme et il boite. Bienfaiteur des hommes, Prométhée est l’adversaire de Zeus. Pour
la pensée, l’idéal est le paysan libre, c’est-à-dire propriétaire : il peut se suffire à lui-même, alors que l’artisan, tout
comme le commerçant, dépend d’autrui. Le travail n’a pas en lui-même de valeur, pas davantage la productivité. Ce qui
compte, c’est la façon, noble ou pas, dont le travail est effectué. Et tant mieux s’il l’est par d’autres : l’oisiveté est le plus
grand des biens. Résultat : la politique n’est pas adéquate à la réalité sociale, une rupture est là à l’oeuvre. »
Donc, pendant qu’l’immigré esclave y construisait l’palais pour qu’l’grec y s’prélasse en papotant, l’peuple citoyen y
s’disputait avec la parole pour la démocratie ou l’aristocratie. Parce qu’s’y z’étaient tous égaux, les citoyens, y en avaient
qu’étaient plus égaux qu’d’autres. Surtout les riches guerriers comm’ par hasard.
« La monarchie de Mycènes était militaire, y continue m’sieur Bonnard. La guerre exige un commandement unifié.
Après une campagne fructueuse, le roi des rois et ses vassaux les rois subalternes se taillent la part du lion dans le
partage du butin comme dans la redistribution de la terre. Ou bien certains chefs s’approprient simplement les terres
dont ils n’avaient que l’administration. L’édifice de la société communautaire, où s’introduisent de graves inégalités, se
détruit par le faîte. La propriété privée se crée au profit des grands.
Elle s’installe également d’autre façon, démarche de progrès... Des individus peuvent être, pour des raisons diverses,
exclus des clans. Ils peuvent aussi en sortir de leur propre gré. L’esprit d’aventure en porte beaucoup à prendre la mer.
D’autres occupent, hors des limites du domaine du clan, des terres qui avaient été jugées trop médiocres pour être
cultivées. Une classe de petits propriétaires se forme en marge des clans : la propriété cesse d’y être communale, elle y
devient, par étapes, individuelle. Cette classe est très besogneuse mais très active. Elle a rompu les liens avec le clan :
elle les rompt parfois avec la terre. Ces hommes forment des guildes d’artisans : ils offrent aux clans les outils qu’ils
fabriquent ou simplement du travail artisanal comme charpentiers, forgerons, etc... Parmi ces "artisans" n’oublions ni
les médecins, ni les poètes. Groupés en corporations les médecins ont des règles, des recettes, des baumes et remèdes
qu’ils proposent de village en village : ces recettes sont leur exclusive propriété. De même les beaux récits en vers,
improvisés et transmis par tradition orale dans les corporations de poètes sont propriété de ces corporations.
Tous ces nouveaux groupes sociaux naissent et se développent dans le cadre de la "cité". Et voilà les cités divisées en
deux moitiés de force inégale : les grands propriétaires ruraux d’une part, d’autre part une classe de petits propriétaires
très mal lotis, d’artisans, de simples ouvriers de campagne, de marins - tous gens de métier, "démiurges" dit le Grec, au
début tourbe très misérable. Tout le drame de l’histoire grecque, toute sa grandeur future s’enracine dans l’apparition et
le progrès de ces nouveaux groupes sociaux. Une nouvelle classe est née, qui va tenter d’arracher aux "grands" les
privilèges qui font d’eux les maîtres de la cité. Car seuls ces propriétaires nobles sont magistrats, prètres, juges et
généraux. Mais la tourbe populaire a bientôt le nombre. Elle veut refonder la cité dans l’égalité des droits de tous. Elle
engage la lutte, elle ouvre la voie de la souveraineté populaire. Elle marche, en apparence désarmée, à la conquête de la
démocratie. Le pouvoir et les dieux sont contre elle. Elle n’en aura pas moins la victoire. »
Mais c’est pas gagné, ell’ dit la soeur à Polo qu’a droit à la parole et qu’aime bien l’pâtre grec, mais qu’oublie qu’à partir
d’là on parle plus des non citoyens, des Proles. L’ouvrier, si on en parle pas, on l’voit pas.
« Ce qu’implique le système de la polis, y l’explique m’sieur Vernant, c’est d’abord une extraordinaire prééminence de
la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l’outil politique par excellence, la clé de toute autorité
dans l’État, le moyen de commandement et de domination sur autrui. Cette puissance de la parole - dont les Grecs
feront une divinité : Peitho, la force de persuasion - rappelle l’efficacité des mots et des formules dans certains rituels
religieux, ou la valeur attribuée aux "dits" du roi quand il prononce souverainement la thémis ; cependant, il s’agit, en
réalité, de tout autre chose. La parole n’est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la
discussion, l’argumentation. Elle suppose un public auquel elle s’adresse comme à un juge qui décide en dernier ressort,
à mains levées, entre les deux partis qui lui sont présentés ; c’est ce choix purement humain qui mesure la force de
persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d’un des orateurs sur son adversaire.
Toutes les questions d’intérêt général que le Souverain avait pour fonction de régler et qui définissent le champ de
l’archè sont maintenant soumises à l’art oratoire et devront se trancher au terme d’un débat ; il faut donc qu’elles
puissent se formuler en discours, se couler dans le moule de démonstrations antithétiques, d’argumentations opposées.
Entre la politique et le logos, il y a ainsi rapport étroit, lien réciproque. L’art politique est, pour l’essentiel, maniement
du langage ; et le logos, à l’origine, prend conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité, à travers sa fonction
politique. Historiquement, ce sont la rhétorique et la sophistique qui, par l’analyse qu’elles entreprennent des formes du
discours en tant qu’instrument de victoire dans les luttes de l’assemblée et du tribunal, ouvrent la voie aux recherches
d’Aristote définissant, à côté d’une technique de la persuasion, des règles de la démonstration et posant une logique du
vrai, propre au savoir théorique, en face de la logique du vraisemblable ou du probable qui préside aux débats hasardeux
de la pratique. »
« Une profonde modification du statut du langage accompagne l’apparition de la démocratie, y précise m’sieur Lévy.
Lorsque parle le roi ou le prêtre d’une société traditionnelle, c’est la position sociale du locuteur qui fonde l’autorité de
cette parole, et, derrière celle-ci, le poids immense des temps originaires, la longue lignée des ancêtres, la terrifiante
puissance du sacré. Mais lorsqu’une communauté d’égaux, détient le pouvoir politique, qu’aucun d’eux ne peut se
prévaloir d’une relation privilégiée aux dieux et aux ancêtres et qu’il s’agit de décider de la loi ici et maintenant, la
parole ne peut plus se soutenir que d’elle-même. Pour emporter l’adhésion de l’assemblée, le discours n’a d’autre issue
que de se faire persuasif. Un roi n’a pas besoin de convaincre : il lui suffit d’être le roi. L’homme politique, le rhéteur ou
l’avocat d’Athènes doivent argumenter contre les propositions d’un adversaire, réfuter, démontrer, convaincre un public
de plus en plus expert. La démonstration mathématique n’était-elle qu’une modalité de la persuasion ? Ne visait-elle
qu’à parer à l’avance aux sophismes que les Grecs raisonneurs et de mauvaise foi ne manquaient pas d’objecter à toute
proposition, fût-elle frappée du sceau de l’évidence ? En démontrant, ne s’agissait-il que d’emporter la conviction de
l’auditeur au cours d’une joute publique où tous les coups rhétoriques étaient permis ? En un sens, oui, mais il s’agissait
aussi, et dans le même mouvement, d’atteindre une vérité absolue, peut-être l’unique vérité absolue imaginable dans
une société qui avait rejeté l’autorité de la tradition et s’était instituée autonome. Le théorème : seule certitude intangible
que puisse accepter l’homme libre, parce qu’elle n’est fondée que sur la raison.
Les Grecs ont transsubstancié ce qui n’était partout ailleurs qu’un moyen de calcul en modèle d’intelligibilité
rationnelle. Si les mathématiques n’avaient pas subi cette mutation, la science moderne ne serait pas née. Dès l’époque
de Platon, l’effort pour découvrir une cohérence explicative du réel sous le désordre des phénomènes s’identifie avec la
recherche de structures mathématiques sous-jacentes. On essaie par exemple de ramener la course visible des planètes à
des mouvements réguliers circulaires. Dans la ligne d’une certaine tradition platonicienne, un homme comme Gaulée
savait que seule une lecture géométrique de l’univers pourrait lui conférer la lumineuse intelligibilité qu’il pressentait
possible. La clarté de la raison géométrique rend soudain transparent le monde jusque-là opaque des phénomènes
sublunaires. Sous l’ancien cosmos hiérarchique, qualitatif, et presque tout entier abandonné à la contingence, les
fondateurs de la science moderne, adossés à Euclide, Archimède et Appollonius, ont su voir des corps mathématiques se
déplaçant dans un espace mathématique : "Le livre de la nature est écrit en caractères géométriques" (Galilée).
Autrement dit, la géométrie explique la nature, elle en rend raison. Mais cela n’eût pas été pensable si les Grecs n’en
avaient fait une source de lumière. »
La lumière d’la démocratie du commerce, ouais, qu’y dit Polo qui s’laisse pas raconter des histoires d’la mer par Nana
Mouskouri.
« L’astuce cache et désigne à la fois un véritable basculement, y raconte m’sieur Blanquart : le centre est devenu la mer,
c’est-à-dire le décentrement même, grand large insaisissable aux éléments indéfiniment répétés. Nous avons vu qu’au
Vème siècle les artisans et les commerçants prenaient une place de plus en plus grande à Athènes. Or, avec eux, c’est le
trafic maritime qui se développe : approvisionnement en matériaux et denrées à vendre ou à transformer, exportations en
tout genre. Parallèlement, l’art militaire évoluait, la force principale se transférant à la marine. Chez Hippodamos,
théoricien politique, si les trois classes (artisans, guerriers, agriculteurs) sont égales en droit, les guerriers professionnels
ont une fonction immédiatement politique et leur domaine, public, est celui de l’État. Or, après la victoire de Marathon
(490), de grands travaux avaient été engagés sur l’Acropole. Pour y donner aux temples toute leur ampleur
monumentale, on en avait démoli les remparts. Pour se défendre face à la nouvelle attaque perse de 480, l’oracle de
Delphes conseille aux Athéniens d’édifier de nouvelles protections, mais en bois.
C’est-à-dire des bateaux. Dans la mise
en oeuvre de cette nouvelle stratégie, les artisans et les commerçants vont prendre la relève du petit propriétaire agraire
fantassin (l’hoplite) et de l’antique noble chevalier. La base agricole de la cité se dissout dans la mer : à Salamine,
Athènes embarque. Une nouvelle dimension spatiale apparaît, fondement d’une puissance inédite. L’agora est détrônée
de son rôle d’opérateur collectif. Nous sommes complètement sortis de l’organisation primitive de l’espace liée à la
mentalité religieuse. Déracinée du centre, la force est sur le plan indéfini de l’eau, l’esprit passe tout entier à
l’abstraction géométrique. »
C’est pour ça qu’ça bataillait ferme au sujet d’la démocratie, y dit Polo.
« Athènes démembrée, Athènes flottant au fil de l’eau, Platon se rebiffe. Son oeuvre n’est rien d’autre qu’une réaction à
cette évolution indissociablement politique et cosmologique, c’est-à-dire urbanistique. A cette ville qui embarque , il en
oppose une autre, qu’il veut à la fois rationnelle et réenracinée. Rationnelle, car il ne s’agit pas de revenir au système
impérial de l’Orient, en sa variante mycénienne : le logos est passé par là. Mais réenracinée, car il refuse certains traits
du chemin parcouru, Cette double exigence constitue le creuset d’une raison particulière qui sera sa "philosophie". Il est
tout à fait clair que la pensée de Platon est entièrement commandée par la préoccupation politique, à son origine comme
à son terme. Au point de départ, la capitulation d’Athènes devant Sparte, en 404, à l’issue de la guerre du Péloponnèse.
Qui est responsable de ce drame ? La réponse ne fait aucun doute pour Platon : la racine du malheur se trouve dans la
démocratie. Celle-ci, en effet, ne respecte pas les compétences, elle est démagogie. N’importe qui, qu’il soit cordonnier
ou armateur, noble ou manant, peut prendre la parole à l’assemblée et y voter. Or, en quoi être cordonnier prédispose-t-il
à connaître et à décider des affaires publiques ? Dans un tel système, le dernier mot revient forcément aux beaux
parleurs, sophistes et rhéteurs, qui soulèvent les applaudissements en flattant les passions et les intérêts particuliers.
C’est le règne de la doxa, de l’opinion. Or celle-ci n’est pas la science, c’est ce que les dialogues socratiques s’efforcent
de démontrer : elle se croit sûre d’elle-même, mais quand on l’amène habilement à s’exprimer, elle développe avec une
égale assurance des affirmations contradictoires. Des décisions prises de la sorte ne peuvent que conduire à des
catastrophes. Il faut fonder la politique sur le savoir, ce qui implique la prééminence de certains, de ceux qui savent, sur
les autres.
(...) la cité est une hiérarchie qui va des travailleurs manuels-producteurs aux philosophes en passant par les guerriersgardiens,
trois classes que la société éduque, par sélection, en trois vagues successives. Et il n’y a d’ordre, en quelque
domaine que ce soit, que si le supérieur commande à l’inférieur. (...) C’est cet ordonnancement que Platon désigne du
mot de "justice". Athènes a été vaincue parce qu’elle tirait à hue et à dia. Il ne s’agit pas de nier les classes sociales
telles que les fait être l’évolution récente de la division du travail. Il s’agit d’en maîtriser la puissance désintégratrice, de
faire l’unité de cette diversité. La justice, c’est l’harmonie réalisée grâce à un principe d’ordre qui n’est plus l’égalité
arithmétique comme celle des citoyens sur l’agora, mais une proportionnalité géométrique qui correspond à la "nature
des choses", c’est-à-dire à la domination d’un haut intelligent sur un bas prisonnier des sens physiques. »
« République, y l’explique ms’ieur Rancière, est, depuis Platon, le nom du gouvernement qui assure la reproduction du
troupeau humain en le protégeant contre l’enflure de ses appétits de biens individuels ou de pouvoir collectif. C’est
pourquoi il peut prendre un autre nom qui traverse furtivement mais décisivement la démonstration du crime
démocratique : le bon gouvernement retrouve aujourd’hui le nom qu’il avait avant que ne se mette en travers de sa route
le nom de démocratie. Il s’appelle gouvernement pastoral. Le crime démocratique trouve alors son origine dans une
scène primitive qui est l’oubli du pasteur. »
« …de toutes les civilisations, y constate m’sieur Foucault, celle de l’Occident chrétien a sans doute été, à la fois, la plus
créative, la plus conquérante, la plus arrogante et sans doute une des plus sanglantes. C’est en tout cas une de celles qui
[ont] certainement déployé les plus grandes violences. Mais en même temps, (...) l’homme occidental a appris pendant
des millénaires, ce que jamais aucun Grec sans doute n’aurait accepté d’admettre, à se considérer comme une brebis
parmi les brebis. Il a, pendant des millénaires, appris à demander son salut à un pasteur qui se sacrifie pour lui.
La
forme de pouvoir la plus étrange et la plus caractéristique de l’Occident, celle qui devait être aussi appelée à la fortune
la plus 1arge et la plus durable, je crois qu’elle n’est pas née dans les steppes ni dans les villes. Elle n’est pas née du
côté de l’homme de nature, elle n’est pas née du côté des premiers empires. Cette forme de pouvoir si caractéristique de
l’Occident, si unique je crois dans toute l’histoire des civilisations, elle est née, ou du moins elle a pris modèle du côté
de la bergerie, de la politique considérée comme une affaire de bergerie. »
Sauf qu’l’sacrifié dans l’histoire, c’est plutôt l’mouton-prolo, y conteste Fred.
« Comme la plupart des penseurs politiques de l’époque, y dit m’sieur Lacorne, les Pères fondateurs (de la constitution
des États-Unis) se méfient de la "populace", supposée être "abrutie et stupide" (Rousseau), "dégradée par des emplois
qui la condamnent à des pensées viles et basses", incapable en somme de se détacher de ses préoccupations journalières
ou de "s’élever par ses méditations jusqu’aux principes d’une sage politique" (Mably). Or le gouvernement de la
populace, c’est la "démocratie pure", un gouvernement, selon Burke, où "la majorité des citoyens est capable d’exercer
l’oppression la plus cruelle sur la minorité" au nom d’une conception pervertie de l’intérêt général. (...)
Quelles sont ces "minorités" qu’il faut à tout prix protéger de l’effet pervers des passions majoritaires ? Certainement
pas les "minorités" au sens moderne du terme - minorités ethniques, immigrants, milieux défavorisés - mais bien plutôt
les possédants ou les propriétaires. Les Fondateurs, comme les physiocrates, les philosophes des Lumières et la plupart
des hommes politiques de l’époque sont des élitistes. Ils veulent d’abord protéger le plus sacré des droits : le droit de
propriété. Il y a "injustice", d’après Madison, lorsque le débiteur refuse de rembourser sa dette, lorsque le partageux
décrète la redistribution égalitaire des richesses, lorsque le cultivateur-exportateur veut instaurer le libre-échange, au
détriment du manufacturier qui préfère, lui, établir des tarifs pour protéger son industrie naissante ».
L’bourgeois y l’a toujours peur d’l’peuple, y dit mon ancien délégué syndical CGT, c’est pourquoi « il est impératif
d’envisager l’avenir, y raconte m’sieur Lacorne, et d’anticiper "les changements qui ne manqueront pas de se produire" :
"Un accroissement de la population, (y dit m’sieur Madison), augmentera nécessairement la proportion de ceux qui
subissent les dures conditions de la vie et qui désirent secrètement une distribution plus égalitaire des richesse. Ces
hommes pourraient, avec le temps, l’emporter en nombre sur ceux qui ignorent tout des sentiments d’indigence. Étant
donné le principe de l’égalité des suffrages, le pouvoir pourrait tomber dans les mains des premiers. Aucune réforme
agraire n’a encore été faite dans ce pays, mais les symptômes d’un esprit égalitaire se sont déjà suffisamment manifestés
dans certains quartiers pour signaler [l’imminence] du danger à venir. Comment pallier le danger à partir de principes
républicains ? Comment empêcher que la minorité ne soit opprimée par des coalitions d’intérêts contraires ?" »
« Sans doute, y dit m’sieur rancière, le remède à cet excès de vitalité est-il connu depuis Pisistrate, si l’on en croit
Aristote. Il consiste à orienter vers d’autres buts les énergies fièvreuses qui s’activent sur la scène publique, à les
détourner vers la recherche de la prospérité matérielle, des bonheurs privés et des liens de société. »
Ou, pour lutter contre la division de la Cité, empêcher la guerre civile, l’conflit (la stásis) démocratique, « entendons,
qu’ell’ dit m’dame Loraux, que seule la cité dotée de la paix intérieure pourra – ce qui est son devoir et son destin –
mener la guerre au dehors, et à cette guerre ne préside plus le trépas funeste mais la "belle mort" des citoyens pour la
patrie. (...) Central dans l’oraison funèbre en l’honneur des citoyens athéniens tombés au combat est le modèle de la
"belle mort", celle du combattant qui, ayant conquis la valeur, glisse dans l’éternité et la gloire. Meurent les hommes, la
cité demeure, toute-puissante, indivisible comme l’idée même de l’unité ; morts sont les citoyens lorsque l’orateur
s’avance pour exalter Athènes à travers les Athéniens : sur ces morts abstraits, la cité construit son idéalité.
À la faveur
de ce transfert de gloire, Athènes s’installe dans l’intemporalité de la noblesse, et la démocratie, dont les orateurs font à
l’envi l’éloge, trouve son principe dans l’arete, cette qualité éminemment aristocratique qu’est la valeur. ... dans le champ
de la valeur, tout se résorbe au sein de l’unité de la cité, une comme doit l’être le lieu géométrique des semblables ».
« Hélas ! y continue m’sieur Rancière, la bonne solution révélait aussitôt son revers : diminuer les énergies politiques
excessives, favoriser la recherche du bonheur individuel et des relations sociales, c’était favoriser la vitalité d’une vie
privée et de formes d’interaction sociale qui entraînaient une multiplication d’aspirations et de demandes. Et celles-ci,
bien sûr, avaient un double effet : elles rendaient les citoyens insoucieux du bien public et sapaient l’autorité de
gouvernements sommés de répondre à cette spirale de demandes émanant de la société.
L’affrontement de la vitalité démocratique prenait ainsi la forme d’un double bind simple à résumer : ou bien la vie
démocratique signifiait une large participation populaire à la discussion des affaires publiques, et c’était une mauvaise
chose. Ou bien elle signifiait une forme de vie sociale tournant les énergies vers les satisfactions individuelles, et c’était
aussi une mauvaise chose. La bonne démocratie devait être alors la forme de gouvernement et de vie sociale apte à
maîtriser le double excès d’activité collective ou de retrait individuel inhèrent à la vie démocratique. (...)
La rédaction de la constitution des États-Unis est l’exemple classique de ce travail de composition des forces et
d’équilibre des mécanismes institutionnels destinés à tirer du fait démocratique le meilleur qu’on pouvait en tirer, tout en
le contenant strictement pour préserver deux biens considérés comme synonymes : le gouvernement des meilleurs et la
défense de l’ordre propriétaire. »
« ...Et pourtant, souligne Madison, y dit m’sieur Lacorne, il y a une différence fondamentale entre le principe de
représentation des anciens et celui des Américains : le premier n’excluait pas dans de nombreux domaines la
participation directe des citoyens à la gestion des affaires publiques ; le second, à l’inverse, aboutit à "l’exclusion totale"
de la participation du peuple aux affaires de l’État. Dans un cas, le peuple se réserve certaines prérogatives
gouvernementales, dans l’autre, il cède la totalité de son pouvoir aux représentants des deux pouvoirs exécutif et
législatif. En fait, "le principe de la représentation" constitue pour les Américains le véritable "pivot sur lequel tourne"
la république ; chez les anciens, il n’est qu’un élément parmi d’autres dans un ensemble mixte alliant une forte dose de
démocratie directe avec des fonctions représentatives.
La démocratie américaine n’a donc rien de commun avec la "pure démocratie" ; c’est une "république", c’est-à-dire "un
gouvernement dans lequel le dispositif de la représentation existe". En d’autres termes, c’est une démocratie incomplète
dont les excès naturels et inévitables sont tempérés par l’existence d’institutions républicaines : un président et des
assemblée élues. Ces institutions ont une véritable fonction thérapeutique : elles servent de "remède" contre les abus
généralement attribués par les auteurs classiques aux "démocraties". »
« Car le mot de république ne peut signifier simplement le règne de la loi égale pour tous, y reprend m’sieur Rancière.
République est un terme équivoque, travaillé par la tension qu’implique la volonté d’inclure dans les formes instituées
du politique l’excès de la politique. Inclure cet excès, cela veut dire deux choses contradictoires : lui donner droit, en le
fixant dans les textes et les formes de l’institution communautaire, mais aussi le supprimer en identifiant les lois de
l’Etat aux moeurs d’une société. D’un côté la république moderne s’identifie au règne d’une loi émanant d’une volonté
populaire qui inclut l’excès du démos. Mais, de l’autre, l’inclusion de cet excès demande un principe régulateur : il ne
faut pas à la république seulement des lois mais aussi des moeurs républicaines. La république est alors un régime
d’homogénéité entre les institutions de l’État et les moeurs de la société. La tradition républicaine, en ce sens, ne
remonte ni à Rousseau ni à Machiavel. Elle remonte proprement à la politeia platonicienne. Or celle-ci n’est pas le
règne de l’égalité par la loi, de l’égalité "arithmétique" entre unités équivalentes. Elle est le règne de l’égalité
géométrique qui met ceux qui valent plus au-dessus de ceux qui valent moins. Son principe n’est pas la loi écrite et
semblable pour tous, mais l’éducation qui dote chacun et chaque classe de la vertu propre à sa place et sa fonction.
La république ainsi entendue n’oppose pas son unité à la diversité sociologique. Car la sociologie n’est justement pas la
chronique de la diversité sociale. Elle est au contraire la vision du corps social homogène, opposant son principe vital
interne à l’abstraction de la loi. République et sociologie sont, en ce sens, les deux noms d’un même projet : restaurer
par delà la déchirure démocratique un ordre politique qui soit homogène au mode de vie d’une société. C’est bien ce
que propose Platon : une communauté dont les lois ne soient pas des formules mortes mais la respiration même de la
société : les conseils donnés par les sages et le mouvement intériorisé dès la naissance par les corps des citoyens,
exprimé par les choeurs dansants de la cité. C’est ce que se proposera la science sociologique moderne au lendemain de
la Révolution française : remédier à la déchirure "protestante", individualiste, du tissu social ancien, organisé par le
pouvoir de la naissance ; opposer à la dispersion démocratique la reconstitution d’un corps social bien distribué dans ses
fonctions et hiérarchies naturelles et uni par des croyances communes. (...) C’est une certaine collectivité, la collectivité
bien hiérarchisée des corps, des milieux et des "atmosphères" qui approprient les savoirs aux rangs sous la sage
direction d’une élite. Et ce n’est pas l’individualisme qu’il rejette mais la possibilité que n’importe qui en partage les
prérogatives. La dénonciation de l’"individualisme démocratique" est simplement la haine de l’égalité par laquelle une
intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau. (...) À gommer cette
tension inhérente au projet républicain d’une homogénéité entre État et société, c’est en fait la politique elle-même que
l’idéologie néo-républicaine efface. (...)
La nouvelle haine de la démocratie n’est donc, en un sens, qu’une des formes de la confusion qui affecte ce terme. Elle
double la confusion consensuelle en faisant du mot "démocratie" un opérateur idéologique qui dépolitise les questions
de la vie publique pour en faire des "phénomènes de société", tout en déniant les formes de domination qui structurent
la société. Elle masque la domination des oligarchies étatiques en identifiant la démocratie à une forme de société et
celle des oligarchies économiques en assimilant leur empire aux seuls appétits des "individus démocratiques". Elle peut
ainsi attribuer sans rire les phénomènes d’accentuation de l’inégalité au triomphe funeste et irréversible de l’"égalité des
conditions" et offrir à l’entreprise oligarchique son point d’honneur idéologique : il faut lutter contre la démocratie,
parce que la démocratie c’est le totalitarisme.
Mais la confusion n’est pas seulement un usage illégitime de mots qu’il suffirait de rectifier. Si les mots servent à
brouiller les choses, c’est parce que la bataille sur les mots est indissociable de la bataille sur les choses. Le mot de
démocratie n’a pas été forgé par quelque savant soucieux de distinguer par des critères objectifs les formes de
gouvernements et les types de sociétés. Il a été au contraire inventé comme terme d’indistinction, pour affirmer que le
pouvoir d’une assemblée d’hommes égaux ne pouvait être que la confusion d’une tourbe informe et criarde, qu’il était
l’équivalent dans l’ordre social de ce qu’est le chaos dans l’ordre de la nature. Entendre ce que démocratie veut dire,
c’est entendre la bataille qui se joue dans ce mot : non pas simplement les tonalités de colère ou de mépris dont on peut
l’affecter, mais, plus profondément, les glissements et retournements de sens qu’il autorise ou que l’on peut s’autoriser à
son égard. (...)
Quand marx dit : "(la bourgeoisie) a substitué aux nombreuses libertés si chèrement acquises l’unique et impitoyable
liberté du commerce", la seule liberté qu’elle connaisse étant l’égalité marchande, laquelle repose sur l’exploitation
brutale et éhontée, sur l’inégalité fondamentale du rapport entre le "prestataire" du service travail et le "client" achetant
sa force de travail, (la sociologie contemporaine) substitue à "la bourgeoisie" un autre sujet, "l’homme démocratique". À
partir de là, il est possible de transformer le règne de l’exploitation en règne de l’égalité, et d’identifier sans plus de façon
l’égalité démocratique à l’"égal échange" de la prestation marchande. Le texte revu et corrigé de Marx nous dit en bref :
l’égalité des droits de l’homme traduit l’"égalité" du rapport d’exploitation qui est l’idéal achevé des rêves de l’homme
démocratique. »
En fait, y dit Polo, l’bourgeois y reproche à l’homme nouveau p’tit bourgeois qu’y l’a fabriqué d’être l’homme nouveau
capitaliste porteur d’la marchandise, comm’ y reproche au prolo d’être la "populace abrutie et stupide dégradée par des
emplois qui la condamnent à des pensées viles et basses". Y t’infantilise, et après y t’dis qu’tu t’comportes comm’ un
n’enfant et qu’donc t’as pas droit à la parole. Et pis c’est tout.
« La démocratie n’est pas le bon plaisir des enfants, des esclaves ou des animaux, y continue m’sieur Rancière. Elle est
le bon plaisir du dieu, celui du hasard [qui est la procédure démocratique par laquelle un peuple d’égaux décide de la
distribution des places], soit d’une nature qui se ruine elle-même comme principe de légitimité. La démesure
démocratique n’a rien à voir avec quelque folie consommatrice. Elle est simplement la perte de la mesure selon laquelle
la nature donnait sa loi à l’artifice communautaire à travers les relations d’autorité qui structurent le corps social. (...)
Démocratie veut dire d’abord cela : un "gouvernement" anarchique, fondé sur rien d’autre que l’absence de tout titre à
gouverner. (...) La démocratie n’est ni un type de constitution, ni une forme de société. Le pouvoir du peuple n’est pas
celui de la population réunie, de sa majorité ou des classes laborieuses. Il est simplement le pouvoir propre à ceux qui
n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés. (...) Le gouvernement des États n’est légitime qu’à être politique.
Il n’est politique qu’à reposer sur sa propre absence de fondement. C’est ce que la démocratie exactement entendue
comme "loi du sort" veut dire. »
« Pour les sophistes, y dit m’sieur Blanquart, ces démocrates qui argumentaient sur l’agora, la loi ne relevait pas de la
nature mais de la convention entre humains, tout comme le langage : les dirigeants n’avaient donc pas à en appeler à une
vérité objective, essentielle, s’imposant par elle-même. »
(... à suivre)
Chomdu 25
Messages
1. CHOMDU 26, 24 mars 2008, 21:24, par Soleil Sombre
Très intéressante contribution. On apprend beaucoup...
Il semble que la démocratie est toujours prise dans la contradiction apparente qu’elle véhicule, soit satisfaire les besoins inconstants d’une majorité et se déliter dans une perte de repères et une soumission à une majorité totalitaire, soit graver des lois dans l’airain et devenir ordre totalitaire qui écrase ceux qui l’ont choisie.
Il me semble que cette conception paraît aujourd’hui encore largement opérante. Il me semble aussi que dans les deux cas de figure le peuple apparaît être le "mauvais". Cela tient sans doute au fait que la démocratie, à l’époque et aujourd’hui aussi méconnaissait les phénomènes de structures. Un exemple : comment un représentant pourrait-il ne pas penser et oeuvrer pour son pouvoir personnel, sachant qu’il n’aura pas forcément de travail à la sortie et que les avantages liés à la fonction sont très grands, sans compter les gratifications "annexes" qu’il peut croiser sur son chemin ?..
Ainsi, la démocratie peut peut-être trouver une nouvelle voie en ne tentant pas de se fonder seulement dans l’ordre de la loi et du discours, mais sur des structures qui laissent une certaine sécurité au représentant - s’il faut toujours des représentants - tout en l’empêchant dans la durée et les moyens de transformer en pouvoir personnel son mandat.
Enfin, considérer le peuple comme "mauvais", incapable de mettre en oeuvre la démocratie, c’est manifester une forme d’ethocentrisme de classe indéniable, je parle des différents acteurs pointés dans le texte et non de l’auteur, bien sûr. Sans vouloir penser que tout le monde est conceptuellement à meme de participer à l’élaboration de la démocratie, on peut reconnaître que le niveau de conscience et d’éducation est largement répandu, mais qu’il se heurte, aujourd’hui comme hier, à des manipulations et des barrières...
Alors, la démocratie est sans doute faisable, par tous et pour tous, c’est mon pari. Mais cela suppose que ce soit le peuple qui s’y attelle sans laisser aux classes "supérieures" le soin de la malfonder pour en pointer des limites fallacieuses qu’elle aura elle même introduite.
Mais bon, la suite est à venir nous dit l’auteur, et à discuter...