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Ce qui se passe là-bas, entre Maroc et Espagne, où les migrants essaient de gagner l’Europe

Publie le vendredi 14 octobre 2005 par Open-Publishing

de Sami Naïr

Depuis plusieurs semaines, un bras de fer s’est engagé aux frontières espagnoles de Ceuta et Melilla entre les demandeurs d’asile et les autorités de Madrid. Des morts, des blessés par balle. Les barbelés des camps sont pris d’assaut par des requérants toujours repoussés plus loin. La frontière méditerranéenne ressemble de plus en plus à celle des Etats-Unis avec le Mexique : elle est jonchée de victimes. L’opinion publique découvre brutalement la réalité : des êtres humains préfèrent mourir plutôt que de continuer à vivre dans la misère et l’humiliation.

Le gouvernement espagnol est mis à l’épreuve ; on ne voit pas comment il pourrait trouver une solution qui satisfasse tout le monde. L’Union européenne a ses exigences ; c’est la géographie qui fait de l’Espagne le poste le plus avancé de la prospérité. Les frontières ont disparu à l’intérieur de l’Europe, elles se transforment en camps à l’extérieur de l’Europe.

Ainsi, la métaphore de la forteresse assiégée est plus vraie que jamais. L’Europe a décidé d’installer des camps sur ses frontières, elle commence à voir ce que cela coûte en vies humaines. Les ultimes avancées de cette politique des camps se sont faites en Afrique, en particulier entre la Méditerranée et le Sahara. Le Maroc subit une forte pression de la part de l’Union européenne pour renforcer le contrôle de ses frontières, dissuader et refouler les migrants subsahariens tout en les stoppant dans leur chemin migratoire vers l’Europe. Bref, pour jouer le rôle de « gendarme » de l’Europe. La politique de réadmission menée ces dernières années par l’UE s’inscrit tout à fait dans cette logique. Un accord est actuellement en négociation avec le Maroc, qui l’obligerait à organiser la réadmission non seulement de ses nationaux en situation irrégulière mais aussi des personnes ayant transité par son territoire. Le déblocage de 250 millions d’euros au titre des programmes Aeneas d’assistance technique et financière pour le contrôle des frontières devrait peser dans la balance... On pourrait analyser les implications politiques et juridiques de cette stratégie, mais, à la vérité, cela ne sert pas à grand-chose. Il est en effet difficile d’agir en urgence sur ceux qui décident dans ce domaine. Voyez plutôt la situation sur le terrain.

Elle est alarmante dans les camps informels installés dans les forêts de Ben-Younech et Gourougou, proches respectivement des enclaves de Ceuta et Melilla. Anne-Sophie Wender, dans un rapport de la Cimade, association oecuménique d’entraide, avait, dès octobre 2004, dressé un inquiétant état des lieux des conditions de vie de ces migrants et demandeurs d’asile d’origine subsaharienne. Au terme d’un long parcours d’environ deux ans (traversée du désert, passage par la Libye...), ces gens se trouvent pris au piège dans ces forêts. Ceux qui échouent dans ces campements de fortune faits de cabanes en bois sont souvent les plus démunis : ils n’ont pas les moyens de payer pour passer en Europe (faux papiers, passeurs, pateras­ embarcations ­...) En fait, une fois entrés au Maroc par Oujda (ville du Nord à la frontière avec l’Algérie) et principal point de passage, un « tri » entre les migrants s’effectue : ceux qui ont les moyens de payer partent vers les villes pour tenter une traversée sur des pateras (essentiellement vers les îles Canaries car le système intégral de surveillance extérieure Sive rend très difficile la traversée au niveau des côtes de Cádiz, Málaga et Algeciras) ; les autres n’ont d’autre choix que de gagner la forêt. Déjà exposés aux agressions de « clochards et bandits » lorsqu’ils rejoignent les campements dans les bois à pied, ils sont ensuite livrés à eux-mêmes, totalement isolés, s’efforçant de se nourrir et de survivre dans cet environnement hostile. Même si ces « ghettos » s’apparentent à des « camps de réfugiés » dans la mesure où ils sont « organisés » (les migrants ont organisé des espaces de vie dans les campements), les conditions de vie n’en demeurent pas moins très misérables et les conditions sanitaires, épouvantables. Ne parlons même pas de l’accès aux soins médicaux, qui est rendu impossible par la réclusion et la clandestinité. Et ce d’autant plus que les autorités marocaines dissuadent les associations comme la population de venir en aide à ces migrants, qui restent en moyenne sept mois dans ces campements.

Ils ne sortent de leur clandestinité que pour tenter, la nuit, d’escalader avec des échelles en bois les grilles et barbelés qui les séparent des enclaves espagnoles. Evidemment, l’« attaque des grillages » est très périlleuse, la frontière étant étroitement surveillée de part et d’autre (surtout du côté espagnol, qui dispose d’un arsenal technologique considérable). Pour les rares chanceux qui parviennent à franchir les grillages, une véritable partie de cache-cache s’engage avec la garde civile avant de pouvoir rejoindre le campo (lieu d’accueil des migrants et demandeurs d’asile). Rares sont ceux qui y parviennent. Mais surtout, quand ils sont interceptés par la garde civile, puis refoulés vers le Maroc, les migrants sont parfois victimes de violences physiques (tabassage, balles en caoutchouc...) et d’humiliations (ils sont insultés, déshabillés...)Malheureusement, ce ne sont pas des actes isolés. Et certains n’hésitent pas à dire qu’il s’agit bien d’une stratégie consciente et organisée de répression et de dissuasion. Cette violence existe aussi du côté marocain (cas de tabassages et de tortures). Les autorités marocaines organisent par ailleurs de véritables « chasses à l’homme » dans les forêts, parfois avec la complicité de certains civils marocains, pour capturer et refouler les Africains ou Maghrébins habitant les forêts. Ces « rafles », censées les dissuader, les plongent en réalité dans la terreur et les obligent à se déplacer sans arrêt ou à dormir dehors.

Réprimés et harcelés de toutes parts, privés de tout droit, ces migrants n’ont finalement pas d’autre choix que de « s’enfermer » dans ces camps pourtant « ouverts » puisqu’ils ne peuvent pas circuler, n’ont pas d’autre possibilité pour vivre et ne peuvent pas non plus faire valoir leurs droits en matière d’asile. Car la possibilité de solliciter l’asile reste un mirage malgré le fait que le Maroc a ratifié la convention de Genève et celle de l’Organisation de l’unité africaine (OUA, devenue depuis l’Union africaine).

Les arrestations et refoulements arbitraires sont légion. D’ailleurs, la majorité des migrants ignorent les démarches de demande d’asile ou n’y croient pas. Les moyens humains et matériels pour garantir ce droit sont pratiquement inexistants. Certains migrants rapportent même avoir vu des arrestations se dérouler devant le bureau du haut-commissariat aux réfugiés (HCR) ! Pourtant, nombre de ces migrants pourraient légitimement bénéficier de la protection au titre de la convention de Genève ou de la convention de l’OUA de 1969 régissant les problèmes des réfugiés en Afrique. Car, selon plusieurs sources, ONG et organisations caritatives, plus de la moitié de ces réfugiés ont fui pour des motifs de persécutions politiques, ethniques ou bien liés à une situation de guerre (Guinéens, Libériens, Congolais, Ivoiriens, Sénégalais). Les autres sont là pour des motifs économiques et pour assurer la survie de leur famille (Nigériens, Maliens, Camerounais). Mais, dans la nuit de la forêt et l’opacité des camps, ces deux tragédies s’entremêlent souvent. Et il est frappant de constater que, comme à Lampedusa, ces migrants, pour la plupart des hommes jeunes, avec souvent un niveau d’instruction plutôt élevé, sont pères de famille et avaient une activité professionnelle qu’ils ont dû abandonner.

Que faire ? Il y a les mesures de fond : aide au développement, action sur les régions de départ, prévention des conflits... Mais c’est une action de long terme. Or il faut agir maintenant, comme le recommande la Cimade. D’abord, il faut que l’Europe cesse d’exiger des pays tiers, comme le Maroc, des « résultats » en matière de refoulement ; et surtout qu’elle ne lie pas l’aide au développement à l’acceptation par les pays tiers de ce rôle de gendarme. Car cela se produit toujours au détriment des réfugiés, surtout dans des pays où les droits de l’homme sont peu respectés. Ou alors il serait plus conforme à la nature du problème que l’Europe prenne elle-même la charge financière de l’installation des réfugiés dans des centres soumis à surveillance internationale.

Ne pourrait-on pas envisager, ne serait-ce que pour offrir plus de garanties juridiques, des « zones franches réfugiés » ? Quant aux autorités espagnoles, s’il faut y réfléchir à deux fois avant de leur jeter la pierre, car elles sont tenues de faire respecter la loi, elles doivent cependant se soumettre à la convention de Genève et en assurer sérieusement l’application. Elles doivent aussi faire un plus grand effort en matière de formation des forces de l’ordre, chargées du premier contact avec les réfugiés. Et punir sévèrement les actes illégaux de violence commis par les agents de l’Etat.

Le mieux, c’est encore d’accepter la présence permanente d’observateurs neutres sur le terrain, notamment des représentants de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Et il faut enfin que le HCR puisse travailler de concert avec l’Etat marocain, notamment pour le contrôle de légalité des arrestations et des expulsions. S’il n’est pas possible d’arrêter ces mouvements de population, d’éradiquer du jour au lendemain la misère et la désespérance qui les produit, il est en revanche indispensable de faire respecter les droits de l’homme. Les nouveaux damnés de la terre, eux aussi, ont droit au droit.