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Ces enfants enlevés par des frères baptistes

Publie le mercredi 3 février 2010 par Open-Publishing

Arrêtés de justesse à la frontière dominicaine, une trentaine de gosses ont été recueillis dans un orphelinat à Port-au-Prince. Des baptistes dominicains avaient promis à leurs parents repas, éducation et un bel avenir

Le lieu-dit Calebasse, sur la commune de Fermathe, se trouve sur les hauteurs de Port-au-Prince. Un plateau rocailleux à 1000 m d’altitude. Il pleut. C’est à une bonne heure et demie de route de l’orphelinat Herman Gmeiner SOS enfants, à la Croix des Bouquets où 33 enfants ont été conduits samedi matin. « Victimes d’enlèvements », explique une des responsables qui refusera d’en dire plus. L’affaire a commencé sur le terrain de foot de Calebasse, quand un minibus conduit par cinq baptistes dominicains, accompagnés de deux Haïtiens, s’est arrêté vendredi matin après dix heures de route depuis Saint-Domingue. Il est reparti trois heures plus tard avec 21 enfants, dont la petite Jenny, 10 mois. L’autocar a été arrêté à la frontière.

« Notre devoir est de ne pas mettre en sourdine notre vigilance. Des instructions ont été données au poste frontière pour ne pas se laisser abuser par cette « solidarité envers les enfants haïtiens », dit Aramique Louis, secrétaire d’Etat à la sécurité publique à propos des cas d’enlèvements. Etrangement le ministre de la Justice, joint mardi, disait « tout ignorer de cette affaire ». Son collègue de la sécurité publique, lui, « n’est pas du tout courant de ces d’enlèvements ».
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Calebasse ? Un cochon, vingt poules, une épicerie. Disons de quoi rester propre et de tenir puisque l’aide ne montera jamais là-haut : « Le monde nous a oubliés », dit posément Augustin Jean-Béthanie. Puis comme « le monde » l’a oublié, lui et les baptistes de Calebasse, il écoute patiemment quand ses frères baptistes dominicains ont sorti leur Bible. Et qu’ont-ils dit ? Qu’ils venaient en hommes de paix pour panser les plaies du peuple. Qu’ils étaient les envoyés du Saint-Esprit. Ils ont dit aussi qu’un monde « de lait et de miel » s’ouvrait, là-bas pour les enfants, à dix heures de route « du malheur ». Un monde meilleur, « avec des livres, beaucoup de livres, des enfants sages, de quoi manger, et de bons professeurs qui vont leur apprendre les langues pour trouver un bon métier ». Monsieur Augustin a demandé un peu de temps. C’était inattendu, dit-il. Un autre a consulté sa femme. Le terrain de foot en terre s’est alors rempli de femmes qui ont écouté les propos des baptistes dominicains que traduisaient deux Haïtiens.

Monsieur Augustin a fait venir devant lui ses trois enfants. Et en a donné deux, les grands : « La seule richesse c’est l’éducation. Alors j’ai pensé qu’en donnant mes jumeaux aux baptistes, ils pourraient avoir une vie pleine et remplie de bonnes choses. » Les deux garçons ont 9 ans. Volny et Keller. Ils sont montés dans le bus vêtu d’une chemise. « On n’avait rien de plus à leur donner puisqu’on a rien. » Un peu plus tôt quand le bus a stoppé les jumeaux aidaient leur père à sarcler une minuscule parcelle de terre où la famille fait pousser des plants de carottes et de pommes de terre.

Les replis de terrain n’ont pas tellement touché Calebasse. Une maison en parpaings est par terre. C’est celle de la tante du bébé Jenny. La mère de Jenny dit avoir 26 ans. Elle a quatre enfants et porte un peignoir en guise de manteau car le soir, quand le ciel est bas, la température chute vite aux alentours des 10°. Elle aussi a écouté les baptistes chanter un monde de félicité. Où les bébés mangent si bien que leur ventre fait des plis.
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Madame Jacqueline a donc donné Jenny dans les bras d’un des Dominicains qui a promis qu’il allait s’occuper d’elle comme si c’était sa propre fille. Les baptistes ont pris les noms des enfants « sur une feuille ». Nom et date de naissance, parfois approximative. Les baptistes ont aussi demandé leur téléphone cellulaire aux parents. Certains n’en possèdent pas. Ils ont écrit sur une feuille : Jenny, bébé fille, bonne santé. Une dame, la tête prise dans un foulard, se brosse les dents dans un gobelet et recrache : « Ce sont des bons pasteurs ! Il n’y a pas de mauvais pasteurs chez les baptistes. » La vingtaine de parents hochent la tête. Ils pensent tous qu’ils ont fait leur devoir de parents. Pour eux c’était le conseil le plus sûr. Ils n’ont jamais entendu parler d’enlèvements d’enfants. Ignorent ce qu’est la prostitution enfantine ou le trafic d’organes.

Ces parents-là sont totalement perdus. Leur hérédité, c’est la misère et donner leurs enfants c’était comme se rapprocher de Dieu « car ces hommes étaient envoyés par lui. Comment expliquer qu’ils soient venus de si loin nous trouver ? », dit l’un. Tout ici est si désolé, si nu, si poussiéreux. Toussaint Féquiert a donné aussi son garçon de 10 ans. Toussaint est agriculteur et se souvient que c’était « la première fois qu’on voyait ces gens ». Et cela ne l’a pas surpris car « de toute façon on ne voit jamais personne ici du gouvernement ».

Les jumelles Soraya et Leila ont été peignées par leur mère avant de monter dans le bus. C’est du moins ainsi que les choses se seraient déroulées. Le bus a démarré laissant une fumée de gazole et les parents sont restés sur le terrain en terre ocre, immobiles. Toussaint a repris sa bêche. Augustin est retourné à ses pommes de terre. Il dit : « On n’a pas l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. C’est ce que j’ai dit à la police qui est venue dimanche. » Jacqueline, la mère du bébé, elle, ne dit rien.

A SOS enfants à l’Institut Herman Gmeiner, le personnel assure qu’il s’agit bien « d’un enlèvement et que rien n’a été fait dans les règles. Il y a une enquête en cours. Les enfants vont rester ici jusqu’à ce qu’on comprenne ce qui s’est passé ». Les 21 enfants de Calebasse ont été répartis dans 19 des maisons qui composent cette école-orphelinat, épargnée par le tremblement de terre, et qui porte le nom d’un laïc catholique autrichien. L’entrée est gardée par un homme avec un Remington calibre 12 à crosse sciée. Dans chaque « maison », 11 enfants sont sous la surveillance d’une « mère et d’une tante ». C’est le nom donné aux éducatrices. Un éducateur « garçon » est responsable de chaque maison.
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La petite Macrofa a raconté aux éducateurs une version assez différente de celle des parents de Calebasse : « On nous a poussés dans le bus. Allez, allez, qu’ils disaient les méchants qui avaient des pistolets. Les petits pleuraient… » Selon un éducateur de 20 ans, « abandonné à l’âge de 5 mois », « les enfants vont bien mais ils ont été rudoyés par les Dominicains. Il y a eu des brutalités… Ils disent qu’on leur a fait peur. Il y a une petite de 8 ans qui est dans son coin et pleure en réclamant sa maman ».

A une heure et demie de route de l’orphelinat, à Calebasse, Augustin, le père des jumeaux, soupire : « On n’a pas fait ça pour l’argent. Ces gens avaient l’air gentils et ont dit qu’on pourrait venir voir les enfants une fois par an. Mais ils nous n’ont pas donné l’adresse. » Lui et les autres parents sont-ils restés sourds aux cris des enfants dans le bus ? « Nous n’avons rien entendu. » Et c’est sans un adieu de la main que le bus était alors parti emportant les enfants qui tambourinaient la lunette arrière.

http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/81c23fae-1041-11df-9ff4-7594e0c73199/Ces_enfants_enlev%C3%A9s_par_des_fr%C3%A8res_baptistes