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Culture Armageddon

Publie le samedi 1er avril 2006 par Open-Publishing

Dr Strangelove est de retour
Article publié le 31 mars 2006 sur http://www.dedefensa.org/article.ph...

L’article de l’ancien Premier ministre russe Yegor Gaidar, dans le Financial Times du 28 mars 2006, a fait un bruit étouffé mais significatif. Une source à la Commission européenne nous dit qu’ « aujourd’hui [jeudi 30 mars], tout le monde ne parlait que de cela. Des avis sont échangés, des informations demandées et, surtout, une surprise et une crainte générales devant les hypothèses que suggère le texte » Notre source précise que c’est la première fois qu’on perçoit à la Commission « une préoccupation réelle à propos de la politique, du comportement voire de l’équilibre psychologique des Américains ».

Il s’agit d’un commentaire sur un autre texte, un article paru dans la dernière livraison de Foreign Affairs, - « The Rise of U.S. Nuclear Primacy », de Keir A. Lieber et Daryl G. Press, dans le numéro de mars-avril 2006.

L’article de Foreign Affairs

La thèse de l’article est que les circonstances technologiques, politiques et opérationnelles font que les Etats-Unis disposent aujourd’hui d’une supériorité nucléaire qui leur permettrait, si nécessaire (on est prudent), d’envisager une première frappe (“first strike”) nucléaire stratégique contre ses deux principaux adversaires, Russie et Chine (et les autres a fortori, imagine-t-on pour les auteurs).

(Le Summary de l’article : « For four decades, relations among the major nuclear powers have been shaped by their common vulnerability, a condition known as mutual assured destruction. But with the U.S. arsenal growing rapidly while Russia’s decays and China’s stays small, the era of MAD is ending - and the era of U.S. nuclear primacy has begun. »)

Ce qui est particulièrement intéressant dans cet article, ce sont le thème et le ton plus que la véracité et le fondement de l’analyse, - qui peuvent être l’objet de nombreux doutes et critiques. Le thème et le ton nous disent que les USA peuvent, s’ils ne le font effectivement, envisager une première frappe nucléaire stratégique contre la Chine et la Russie, comme une option possible d’une politique étrangère ; et qu’il ne serait pas du tout déraisonnable d’utiliser la menace d’une telle action comme moyen de cette politique, au travers d’une affirmation et d’un renforcement constant de ce que les auteurs nomment “la suprématie nucléaire” des États-Unis.

La conclusion situe l’esprit de la chose : « Ultimately, the wisdom of pursuing nuclear primacy must be evaluated in the context of the United States’ foreign policy goals. The United States is now seeking to maintain its global preeminence, which the Bush administration defines as the ability to stave off the emergence of a peer competitor and prevent weaker countries from being able to challenge the United States in critical regions such as the Persian Gulf. If Washington continues to believe such preeminence is necessary for its security, then the benefits of nuclear primacy might exceed the risks. But if the United States adopts a more restrained foreign policy - for example, one premised on greater skepticism of the wisdom of forcibly exporting democracy, launching military strikes to prevent the proliferation of weapons of mass destruction, and aggressively checking rising challengers - then the benefits of nuclear primacy will be trumped by the dangers. »

L’article de Yegor Gaidar

Gaïdar réagit furieusement et avec une grande inquiétude. Foreign Affairs, l’organe du Council of Foreign Affairs, est une publication prestigieuse, représentant l’essentiel de l’establishment US. Une publication dans ses pages est plus qu’un simple acte de journaliste ou d’information académique ; c’est souvent une affirmation officieuse d’une tendance qui se manifeste d’une façon encore non publique dans la direction US. L’article incriminé nous dit-il cela ? Il y a alors de quoi avoir de grandes inquiétudes.

Gaidar : « ... However, the publication of such ideas in a reputable US journal has had an explosive effect. Even Russian journalists and analysts not inclined to hysteria or anti-Americanism have viewed the article as an expression of the US official stance. As China is more closed, it is harder to gauge the authorities’ reaction, although I fear it may be similar.

 » Since Soviet times, I have disliked the word “provocation”. But if someone had wanted to provoke Russia and China into close co-operation over missile and nuclear technologies, it would have been difficult to find a more skilful and elegant way of doing so. Soviet military planning rested on the concept of the “return-counterstrike”. That meant if a threat from an enemy arose, a Soviet nuclear strike would follow. The chances of a comeback for this doctrine are stronger now - which will hardly help strengthen global security.

(...)

 » The world is confronting a serious challenge associated with Iran’s nuclear programme. The united stance of the US, Europe, Russia and China is a key prerequisite if we are to deal with this challenge. In the circumstances, mutual suspicion of nuclear strike preparations form the worst backdrop for such co-operation. Were I an Iranian leader, I would have paid a handsome fee for such an article. »

(La réaction de Gaidar n’est pas isolée. Les Russes eux-mêmes ont réagi par les mêmes moyens [publication d’articles], comme on le voit par ailleurs.)

Critique de la thèse

Le long article, léché, précis, renvoie à ce type habituel de certitudes américanistes. Il s’agit notamment d’une sorte de description planificatrice d’une attaque apocalyptique, où tout ce qui doit marcher selon le plan prévu marche effectivement. Ainsi les Américains ont-ils planifié victorieusement la guerre contre l’Irak et son après-guerre, et deviné avec une précision confondante la présence des armes de destruction massive de Saddam.

Ici ou là se glisse même quelque approximation qui en dit long sur la façon dont on a contraint la réalité supposée (réalité déjà arrangée aux bons soins de l’américanisme) dans la théorie. Gaidar ne se prive pas d’observer ceci, très justement : « I am a professional economist who once headed the government of a nuclear state, and I have some expertise both in models and nuclear weaponry. When I read passages about how US cruise missiles launched from B-52s would “probably” be invisible to Russian air-defence systems, I am struck by the word “probably”. My question is : if the authors’ guess about the invisibility of these weapons turns out to be wrong, to whom do they plan to explain the reasons for their mistake ? »

Cet aspect criticable de la thèse est un autre élément d’aggravation du propos général. Comme d’habitude, il introduit une notion puissante d’auto-désinformation, pour faire mieux accepter une idée radicale qui fait partie du virtualisme américaniste. Il accentue l’instabilité et la fausseté de la perception et renforce le crédit d’une politique si radicale que certains pourraient avancer le qualificatif de “démente”. La chose est d’autant plus dangereuse qu’elle est présentée sous la forme froide et soi-disant rationnelle du discours de l’expert (en l’occurrence, deux experts universitaires, auteurs d’ouvrages savants sur les questions de “crédibilité” et de “gestion de crise”, - bref, des orfèvres en la matière).

Situation de la thèse

Plutôt que s’attarder à une discussion formelle de la thèse, c’est-à-dire accepter de jouer un jeu qu’on devine faussé au départ, il importe d’observer l’état d’esprit qu’elle reflète. Gaidar penche nettement pour l’idée d’une provocation, visant à faire perdre leur sang-froid aux dirigeants russes et chinois. Nous serions d’un avis différents, sans écarter la possibilité que ce calcul ait pu effectivement être fait et contribuer ainsi à cette “opération”. Nous parlerions plutôt de l’habituelle irresponsabilité américaniste quasi-instinctive, lorsqu’elle tend à étaler sa puissance au nom de la certitude de sa vertu morale, et alors sans mesurer les conséquences de l’acte car il s’agit là d’une comptabilité mesquine et hors de propos.

Le plus important est ce que cette thèse nous dit, ou plutôt nous confirme de l’état d’esprit et de la psychologie américaniste (de la direction américaniste) aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une démarche triomphale ou machiavélique pour l’essentiel, - ce pourquoi l’idée d’une “provocation” devrait être selon nous considérée comme mineure, - mais plutôt d’une démarche d’une réaffirmation de puissance, plutôt de riposte désespérée et agressive. Il est impossible de ne pas tenir compte de la situation générale : ce qui est écrit aujourd’hui, au moment de la catastrophe irakienne, ne l’aurait pas été nécessairement en mars 2003, au temps béni de l’ivresse du triomphe irakien. Si la puissance militaire américaniste est mise gravement en cause (catastrophe irakienne), eh bien l’on sera confronté à cette ultime affirmation de la puissance américaine. La psychologie américaniste est si exacerbée et si versée dans une vision agressive et belliciste du monde qu’elle en perd le sens commun de mesurer les implications de déstabilisation de la menace concrète d’une destruction apocalyptique véhiculée par cette sorte d’argumentation.

Cette affaire ne fait en général que confirmer ce qu’on perçoit quotidiennement de l’évolution américaniste, y compris le goût “rationalisé” des perspectives apocalyptiques de la direction. Lieber-Press, les auteurs de l’article, ne font que présenter une version bien léchée et pesée le penchant signalé et constamment réaffirmé des chrétiens évangélistes US pour Armageddon, - et l’on connaît aujourd’hui leur influence, y compris sur la direction US actuelle. On observera en passant, et pour rappel pas vraiment rassuré, que L’USAF, qui est l’une des deux forces principales (avec l’U.S. Navy et ses sous-marins lanceurs de missiles stratégiques) de la puissance nucléaire stratégique US, est imbibée et formée au son de l’esprit évangéliste du Dernier Jour.

Dans ce cas, la seule réelle nouveauté apportée par l’article de Lieber-Press et par la réaction de Gaidar et des Russes est bien d’avoir attiré l’attention des Européens sur cet aspect du comportement et de la psychologie américanistes (comme on l’a vu au début de cet article). Ce n’est pas plus mauvais, certes. Il importe d’abord de se connaître et de connaître ses “amis” et, pour cela, il ne suffit pas de psalmodier ensemble les “valeurs communes”.


Article publié le 28/03/2004 sur http://www.dedefensa.org/article.ph...

Ce que nous apprend la “culture-Armageddon” qui est devenue le terreau de la pensée stratégique élaborée aux USA de Reagan jusqu’à GW

Un article paru dans The Atlantic Monthly de ce mois sous le titre de “The Armageddon Plan” nous apprend, nous confirme plutôt, combien la “culture de l’apocalypse”, ou “culture-Armageddon” si l’on veut, a pénétré les couches dirigeantes washingtoniennes. Indirectement, cela nous dit beaucoup sur la politique américaine aujourd’hui, sur ses racines, sur sa solidité par conséquent : l’épisode GW, malgré l’inconsistance du personnage (ou, peut-être, à cause de cela ?), n’est en aucune façon un accident. Il y a une logique qui conduit cette politique, et cette logique remonte directement à l’ère Reagan et, au-delà, à l’intermède Ford (autre président inconsistant, comme cela se trouve), - comme nous l’explique l’article.

« During the Reagan era Dick Cheney and Donald Rumsfeld were key players in a clandestine program designed to set aside the legal lines of succession and immediately install a new “President” in the event that a nuclear attack killed the country’s leaders. The program helps explain the behavior of the Bush Administration on and after 9/11. »

L’article nous montre combien la direction américaine se prépare à la possibilité de ce qu’on nommerait une “attaque de destruction massive” (plutôt qu’une attaque nucléaire qui était, à l’origine quasiment le seul scénario envisagé, impliquant des mesures aussi extrêmes de protection du gouvernement). Le signe le plus évident de cette nuance essentielle est évidemment que l’attaque du 11 septembre 2001, qui n’était pas nucléaire, entraîna quasiment une réaction de cet ordre au niveau du gouvernement américain.

A l’origine, la protection du gouvernement US en cas d’attaque nucléaire avait pour but de donner tout son crédit à la dissuasion destinée à empêcher cette attaque

La question de la protection du gouvernement américain a été posée depuis qu’existe la possibilité d’une attaque atomique/nucléaire, c’est-à-dire depuis le début des années 1950. Mais il s’agissait alors d’envisager des mesures extrêmes en face d’une attaque dont on admettait implicitement qu’elle avait de bonnes chances d’être quasiment d’anéantissement des forces vives du pays. Le film de Stanley Kubrik, Docteur Folamour, qui date de cette époque (1962), montrait les limites de l’exercice : le seul personnage qui envisageait la survie, voire une renaissance, voire une riposte, mais dans des conditions très particulières (protection des dirigeants, ainsi que de spécimens sélectionnés de “la race”), était le docteur Folamour lui-même, ce conseiller du président caricaturant un ex-Nazi reconverti dans la planification de l’apocalypse et rejoignant finalement les franges extrémistes des militaires américains. (Cette ascendance expliquait le penchant de Folamour pour des processus de sélection raciale, trahissant évidemment ses origines idéologiques, en même temps que le mouvement convulsif de son bras artificiel en salut nazi.)

Il y avait implicitement, chez les civils (pas chez tous les militaires, certes), l’idée qu’une guerre nucléaire était pratiquement infaisable, suicidaire pour les deux partis. La survie du gouvernement américain n’était en réalité perçue que comme un aspect de la dissuasion : elle authentifiait la quasi-certitude pour l’attaquant qu’il serait lui-même anéanti par la riposte que déclencherait le gouvernement sauvegardé.

Cette idée générale fut mise en théorie en 1964 par Robert McNamara, lors d’un discours à Ann Harbor, qui annonça la doctrine MAD (Mutual Assured Destruction), disant qu’aucune nation ou groupe de nations ne pouvait survivre en tant que société civilisée à une guerre nucléaire, donc qu’il devait être impensable et absurde, pour des esprits rationnels, de déclencher une guerre nucléaire.

Ce point est important parce qu’il détermina un aspect important de la critique anti-soviétique renaissante des années 1970 (milieu des années 1970), et constitua un des piliers de la seconde Guerre froide déclenchée en 1975-76. Les Soviétiques étaient accusés, à partir de l’enseignement de renseignements sur l’organisation de la défense civile en URSS, de préparer la possibilité de survie organisée à une attaque nucléaire, donc de penser que la guerre nucléaire était faisable. De là, des alarmes bien orchestrées aux USA, aussi bien que les renseignements sur la défense civile soviétique, sur la possibilité d’une attaque nucléaire surprise des Soviétiques.

Un changement fondamental dans le but et la logique sous-tendant la protection du gouvernement en cas d’“attaque de destruction massive”
Ce que nous montre cet article, c’est qu’à partir de la même période (l’administration Ford, 1974-76), la direction américaine, de plus en plus influencée par les analyses alarmistes, commença à prendre au sérieux la possibilité d’une guerre nucléaire, et à la croire faisable et gagnable. Cela vaut pour l’aspect technique, auquel il faut, à partir de l’arrivée de Ronald Reagan, ajouter une dimension mystique avec la croyance de ce président, qui semblait avoir remplacé la raison par la foi, dans l’inéluctable venue de Armageddon (bataille finale du Bien et du Mal). Il faut rappeler que cette idée n’est pas absente du rapport de la CIA sur la Soviet War Scare 1983, dont le texte est accessible sur ce site. On y lit notamment cette remarque :

« ... Reagan seemed uncharacteristically grave after reading the report and asked McFarlane, “Do you suppose they really believe that ? ...I don’t see how they could believe that—but it’s something to think about.” ...In a meeting the same day, Reagan spoke about the biblical prophecy of Armageddon, a final world-ending battle between good and evil, a topic that fascinated the President. McFarlane thought it was not accidental that Armageddon was on Reagan’s mind. »

A partir de cette époque, “Armageddon” devint une véritable culture et un élément important dans la perception d’une partie de plus en plus importante de la direction américaine des événements du monde, donc un élément important de la politique US. Armageddon n’était plus liée à l’arme nucléaire, c’était l’aboutissement inéluctable de l’histoire, référence biblique évidente. (A cette même époque à peu près, les Israéliens, avec Begin et ses successeurs du Likoud, avaient retrouvé les mêmes références bibliques, cette fois pour Israël.) Il découle de tout cela qu’il ne faut décidément plus s’étonner de la politique américaine actuelle, - qui n’a rien d’impérial en ce sens, on veut dire rien d’historique, mais qui est une politique de type biblique, où la puissance américaine est celle du Bien et doit achever sa mission dans un événement de type Armageddon. Cette politique achève un cycle commencé en 1974-76 et GW Bush est le parfait héritier de Ronald Reagan.

Permanence aussi chez les acteurs, notamment Rumsfeld et Cheney, qu’on trouve à l’origine du mouvement (ils faisaient partie du cabinet Ford) et qui sont toujours là, au centre de la politique de sécurité nationale des États-Unis. On mesure mieux combien cette politique est conduite beaucoup plus par des structures que le système se donne lui-même que par le processus démocratique, considéré avec un dédain certain, pour ne pas dire avec mépris et hostilité.

« [The participation of Cheney and Rumsfeld] in the extra-constitutional continuity-of-government exercises, remarkable in its own right, also demonstrates a broad, underlying truth about these two men. For three decades, from the Ford Administration onward, even when they were out of the executive branch of government, they were never far away. They stayed in touch with defense, military, and intelligence officials, who regularly called upon them. They were, in a sense, a part of the permanent hidden national-security apparatus of the United States-inhabitants of a world in which Presidents come and go, but America keeps on fighting. »