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De l’instinct et de la raison

Publie le vendredi 1er février 2008 par Open-Publishing

De
l’instinct et de la raison

 

de Etienne Bonnot de Condillac,
Traités sur les animaux, II, ch.5,
Vrin, 2004, p.163-169.

On dit
communément que les animaux sont bornés à l’ins­tinct et que la raison est le
partage de l’homme. Ces deux mots instinct

et raison, qu’on n’explique
point, contentent tout le monde et tiennent lieu d’un système raisonné.

L’instinct
n’est rien, ou c’est un commencement de connais­sance ; car les actions des
animaux ne peuvent dépendre que de trois principes : ou d’un pur mécanisme, ou
d’un sentiment aveugle, qui ne compare point, qui ne juge point, ou d’un sen­timent
qui compare, qui juge et qui connaît. Or, j’ai démontré que les deux premiers
principes sont absolument insuffisants.

Mais
quel est le degré de connaissance qui constitue l’ins­tinct ? C’est une chose
qui doit varier suivant l’organisation des animaux. Ceux qui ont un plus grand
nombre de sens et de besoins, ont plus souvent occasion de faire des
comparaisons et de porter des jugements. Ainsi leur instinct est un plus grand
degré de connaissance. Il n’est pas possible de le déterminer : il y a même du
plus ou du moins d’un individu à l’autre dans une même espèce. Il ne faut donc
pas se contenter de regarder l’instinct comme un principe qui dirige l’animal
d’une manière tout à fait cachée ; il ne faut pas se contenter de comparer
toutes les actions des bêtes à ces mouvements que nous faisons, dit-on, machi­nalement,
comme si ce mot machinalement expliquait
tout. Mais recherchons comment se font ces mouvements, et nous nous ferons une
idée exacte de ce que nous appelons instinct.

Si nous ne voulons voir et
marcher que pour nous transporter d’un lieu dans un autre, il ne nous est pas
toujours nécessaire d’y réfléchir : nous ne voyons et nous ne marchons souvent
que par habitude. Mais si nous voulons démêler plus de choses dans les objets,
si nous voulons marcher avec plus de grâce, c’est à la réflexion à nous
instruire ; et elle réglera nos facultés jusqu’à ce que nous nous soyons fait
une habitude de cette nouvelle manière de voir et de marcher. Il ne lui restera
alors d’exercice qu’autant que nous aurons à faire ce que nous n’avons point
encore fait, qu’autant que nous aurons de nouveaux besoins, ou que nous
voudrons employer de nouveaux moyens pour satisfaire à ceux que nous avons.

Ainsi
il y a en quelque sorte deux moi dans chaque homme le moi d’habitude et le moi
de réflexion. C’est le premier qui touche, qui voit ; c’est lui qui dirige
toutes les facultés animales. Son objet est de conduire le corps, de le
garantir de tout accident, et de veiller continuellement à sa conservation.

Le second, lui abandonnant tous ces détails, se porte à d’autres objets. Il
s’occupe du soin d’ajouter à notre bonheur. Ses succès multiplient ses désirs,
ses méprises les renouvellent avec plus de force : les obstacles sont autant
d’aiguillons, la curiosité le meut sans cesse, l’industrie fait son caractère.
Celui-là est tenu en action par les objets dont les impressions reproduisent
dans l’âme les idées, les besoins et les désirs qui déterminent dans le corps
les mouvements correspondants, nécessaires à la conservation de l’animal. Celui-ci
est excité par toutes les choses qui, en nous donnant de la curiosité, nous
portent à multiplier nos besoins.

Mais, quoiqu’ils tendent chacun à
un but particulier, ils agissent souvent ensemble. Lorsqu’un géomètre, par
exemple, est fort occupé de la solution d’un problème, les objets conti­nuent
encore d’agir sur ses sens. Le moi d’habitude obéit donc à leurs impressions :
c’est lui qui traverse Paris, qui évite les em­barras, tandis que le moi de
réflexion est tout entier à la solution qu’il cherche.

Or retranchons d’un homme fait le
moi de réflexion, on conçoit qu’avec le seul moi d’habitude, il ne saura plus
se con­duire, lorsqu’il éprouvera quelqu’un de ces besoins qui deman­dent de
nouvelles vues et de nouvelles combinaisons. Mais il se conduira encore
parfaitement bien toutes les fois qu’il n’aura qu’à répéter ce qu’il est dans
l’usage de faire. Le moi d’habitude suffit donc aux besoins qui sont absolument
nécessaires à la conservation de l’animal. Or l’instinct n’est que cette habitude
privée de réflexion.

À la vérité, c’est en réfléchissant que les bêtes l’acquièrent ; mais, comme
elles ont peu de besoins, le temps arrive bientôt où elles ont fait tout ce que
la réflexion a pu leur apprendre. Il ne reste plus qu’à répéter tous les jours
les mêmes choses : elles doivent donc n’avoir enfin que des habitudes, elles
doivent être bornées à l’instinct.

La
mesure de réflexion que nous avons au-delà de nos habi­tudes est ce qui
constitue notre raison. Les habitudes ne suffisent que lorsque les circonstances
sont telles qu’on n’a qu’à répéter ce qu’on a appris. Mais, s’il faut se
conduire d’une manière nou­velle, la réflexion devient nécessaire, comme elle
l’a été dans l’origine des habitudes, lorsque tout ce que nous faisions était
nouveau pour nous.

Ces
principes étant établis, il est aisé de voir pourquoi l’instinct des bêtes est
quelquefois plus sûr que notre raison, et même que nos habitudes.

Ayant peu de besoins, elles ne contractent qu’un petit nombre d’habitudes ;
faisant toujours les mêmes choses, elles les font mieux.

Leurs
besoins ne demandent que des considérations qui ne sont pas bien étendues, qui
sont toujours les mêmes, et sur les­quelles elles ont une longue expérience.
Dès qu’elles y ont réfléchi, elles n’y réfléchissent plus : tout ce qu’elles
doivent faire est déterminé, et elles se conduisent sûrement.

Nous avons au
contraire beaucoup de besoins, et il est nécessaire que nous ayons égard à une
foule de considérations qui varient suivant les circonstances. Delà il arrive :
1) qu’il nous faut un plus grand nombre d’habitudes ; 2)que ces habitudes ne
peuvent être entretenues qu’aux dépens les unes des autres ; 3) que n’étant pas
en proportion avec la variété des circons­tances, la raison doit venir au
secours, 4) que, la raison nous étant donnée pour corriger nos habitudes, les
étendre, les perfectionner, et pour s’occuper non seulement des choses qui ont
rapport à nos besoins les plus pressants, mais souvent encore de celles
auxquelles nous prenons les plus légers intérêts, elle a un objet fort vaste et
auquel la curiosité, ce besoin insatiable de connaissances, ne permet pas de
mettre des bornes.

L’instinct
est donc plus en proportion avec les besoins des bêtes que la raison ne l’est
avec les nôtres ; et c’est pourquoi il parait ordinairement si sûr.

Mais il ne faut pas le croire infaillible. Il ne saurait être formé
d’habitudes plus sûres que celles que nous avons de voir, d’en­tendre, etc. ;
habitudes qui ne sont si exactes, que parce que les circonstances qui les
produisent sont en petit nombre, toujours les mêmes, et qu’elles se répètent à
tout instant. Cependant elles nous trompent quelquefois. L’instinct trompe donc
aussi les bêtes.

Il est
d’ailleurs infiniment inférieur à notre raison. Nous l’au­rions cet instinct,
et nous n’aurions que lui, si notre réflexion était aussi bornée que celle des
bêtes. Nous jugerions aussi sûrement, si nous jugions aussi peu qu’elles. Nous
ne tombons dans plus d’erreurs, que parce que nous acquérons plus de
connaissances. De tous les êtres créés, celui qui est le moins fait pour se
tromper est celui qui a la plus petite portion d’intelligence.

Cependant,
nous avons un instinct puisque nous avons des habitudes, et il est le plus
étendu de tous. Celui des bêtes n’a pour objet que des connaissances pratiques :
il ne se porte point à la théorie ; car la théorie suppose une méthode, c’est-à-dire,
des signes commodes pour déterminer les idées, pour les disposer avec ordre et
pour en recueillir les résultats.

Le
nôtre embrasse la pratique et la théorie : c’est l’effet d’une méthode devenue
familière. Or, tout homme, qui parle une langue, a une manière de déterminer
ses idées, de les arranger, et d’en saisir les résultats : il a une méthode plus
ou moins parfaite. En un mot, l’instinct des bêtes ne juge que de ce qui est
bon pour elles, il n’est que pratique. Le nôtre juge non seulement de ce qui
est bon pour nous, il juge encore de ce qui est vrai et de ce qui est beau :
nous le devons tout à la fois à la pratique et à la théorie.

En
effet, à force de répéter les jugements de ceux qui veillent à notre éducation,
ou de réfléchir de nous-mêmes sur les connais­sances que nous avons acquises,
nous contractons une si grande habitude de saisir les rapports des choses que
nous pressentons quelquefois la vérité avant d’en avoir saisi la démonstration.
Nous la discernons par instinct.

Cet
instinct caractérise surtout les esprits vifs, pénétrants et étendus : il leur
ouvre souvent la route qu’ils doivent prendre ; mais c’est un guide peu sûr si
la raison n’en éclaire tous les pas.

Cependant,
il est si naturel de fléchir sous le poids de ses habitudes qu’on se méfie
rarement des jugements qu’il fait porter. Aussi les faux pressentiments règnent-ils
sur tous les peuples ; l’imitation les consacre d’une génération à l’autre et
l’histoire même de la philosophie n’est bien souvent que le tissu des erreurs
où ils ont jeté les philosophes.

Cet instinct n’est guère plus sûr lorsqu’il juge du beau ; la raison en sera
sensible, si on fait deux observations. La première, c’est qu’il est le
résultat de certains jugements que nous nous sommes rendus familiers, qui, par
cette raison, se sont trans­formés en ce que nous appelons sentiment, goût ; en sorte que sentir ou goûter la beauté d’un objet
n’a été dans les commen­cements que juger de lui par comparaison avec d’autres.

La seconde, c’est que livrés dès l’enfance à mille préjugés, élevés dans
toutes sortes d’usages et, par conséquent, dans bien des erreurs, le caprice
préside plus que la raison aux jugements dont les hommes se font une habitude.

Cette dernière
observation n’a pas besoin d’être prouvée : mais, pour être convaincu de la
première, il suffit de considérer ceux qui s’appliquent à l’étude d’un art
qu’ils ignorent. Quand un peintre, par exemple, veut former un élève, il lui
fait remarquer la composition, le dessin, l’expression et le coloris des
tableaux qu’il lui montre. Il les lui fait comparer sous chacun de ces
rapports : il lui dit pourquoi la composition de celui-ci est mieux ordonnée, le
dessin plus exact, pourquoi cet autre est d’une expression plus naturelle, d’un
coloris plus vrai ; l’élève pro­nonce ses jugements d’abord avec lenteur, peu à
peu il s’en fait une habitude ; enfin, à la vue d’un nouveau tableau, il les
répète de lui-même si rapidement qu’il ne paraît pas juger de sa beauté

il la sent, il la goûte.

Mais le
goût dépend surtout des premières impressions qu’on a reçues, et il change d’un
homme à l’autre, suivant que les cir­constances font contracter des habitudes
différentes. Voilà l’unique cause de la variété qui règne à ce sujet.
Cependant, nous obéissons si naturellement à notre instinct, nous en répétons
si naturellement les jugements, que nous n’imaginons pas qu’il y ait deux
façons de sentir. Chacun est prévenu que son sentiment est la mesure de celui
des autres. Il ne croit pas qu’on puisse prendre du plaisir à une chose qui ne
lui en fait point : il pense qu’on a tout au plus sur lui l’avantage de juger
froidement qu’elle est belle ; et encore est-il persuadé que ce jugement est
bien peu fondé. Mais, si nous savions que le sentiment n’est dans son origine
qu’un jugement fort lent, nous reconnaîtrions que ce qui n’est pour nous que
jugement peut être devenu sentiment pour les autres.

C’est là une vérité qu’on aura bien de la peine à adopter. Nous croyons
avoir un goût naturel, inné, qui nous rend juges de tout, sans avoir rien
étudié. Ce préjugé est général et il devait l’être trop de gens sont intéressés
à le défendre. Les philosophes mêmes s’en accommodent, parce qu’il répond à
tout et qu’il ne demande point de recherches. Mais, si nous avons appris à
voir, à entendre, etc., comment le goût, qui n’est que l’art de bien voir, de
bien entendre, etc., ne serait-il pas une qualité acquise ? Ne nous y trompons
pas : le génie n’est, dans son origine, qu’une grande disposition pour apprendre
à sentir ; le goût n’est que le partage de ceux qui ont fait une étude des arts,
et les grands connaisseurs sont aussi rares que les grands artistes.

Les réflexions que nous venons de faire sur l’instinct et sur la raison
démontrent combien l’homme est à tous égards supérieur aux bêtes. On voit que
l’instinct n’est sûr qu’autant qu’il est borné ; et que si, étant plus étendu,
il occasionne des erreurs, il a l’avantage d’être d’un plus grand secours, de
conduire à des découvertes plus grandes et plus utiles, et de trouver dans la
raison un surveillant qui l’avertit et qui le corrige.

L’instinct
des bêtes ne remarque dans les objets qu’un petit nombre de propriétés. Il
n’embrasse que des connaissances pra­tiques ; par conséquent, il ne fait point
ou presque point d’abs­tractions. Pour fuir ce qui leur est contraire, pour
rechercher ce qui leur est propre, il n’est pas nécessaire qu’elles décomposent
les choses qu’elles craignent ou qu’elles désirent. Ont-elles faim, elles ne
considèrent pas séparément les qualités et les aliments : elles cherchent
seulement telle ou telle nourriture. N’ont-elles plus faim, elles ne s’occupent
plus des aliments ni des qualités.

Dès qu’elles forment peu d’abstractions, elles ont peu d’idées générales :
presque tout n’est qu’individu pour elles. Par la nature de leurs besoins, il
n’y a que les objets extérieurs qui puissent les intéresser. Leur instinct les
entraîne toujours au-­dehors, et nous ne découvrons rien qui puisse les faire
réfléchir sur elles pour observer ce qu’elles sont.

L’homme,
au contraire, capable d’abstractions de toute espèce, peut se comparer avec
tout ce qui l’environne. Il rentre en lui-même, il en sort ; son être et la
nature entière deviennent les objets de ses observations ; ses connaissances se
multiplient : les arts et les sciences naissent, et ne naissent que pour lui.

Voilà
un champ bien vaste ; mais je ne donnerai ici que deux exemples de la
supériorité de l’homme sur les bêtes : l’un sera tiré de la connaissance de la
Divinité, l’autre de la connaissance de la morale.

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