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Les économistes face au populisme
de Eric Le Bouchere
On hésite souvent entre deux thèses concernant la classe politique française. Selon la première, les hommes et les femmes qui se présentent à nos suffrages connaissent très mal le monde économique réel et ils minimisent l’incroyable ampleur des défis qui sont posés au pays par la mondialisation, l’accélération technologique et le vieillissement. La tournure franco-française prise par la campagne présidentielle depuis ses débuts et le récent tournant sur "l’identité nationale" prouvent que leur esprit et leurs propositions ne sont placés ni sur les bons sujets ni au bon niveau. Au mieux, ils promettent de panser les plaies sociales des changements économiques mais sans s’attaquer aux causes, sauf de façon incantatoire.
La seconde hypothèse est que ces hommes et ces femmes sont intelligents et conscients, mais qu’ils ou elles n’ont pas le courage de tenir le discours "du sang et des larmes" parce qu’ils craignent de ne pas être élus. Quand les économistes leur disent par exemple : "Mais pourquoi ne parlez-vous que du pouvoir d’achat, alors qu’il croît raisonnablement en France, et pas de la compétitivité des firme,s qui, elle, se dégrade ?", ils répondent que les électeurs, l’oeil sur l’évolution de leurs salaires et sur celle des profits, ne comprendraient pas. Ce à quoi les économistes rétorquent : "Mais si vous n’évoquez pas les vrais problèmes, vous n’aurez jamais le mandat pour les régler une fois élus, et la France va, à nouveau, prendre du retard sur l’urgente et indispensable adaptation."
Les deux hypothèses sont sans doute vérifiées. Les dirigeants politiques ne mesurent pas vraiment l’ampleur historique du choc mondial et ils manquent de stature et de crédibilité pour dire la vérité et oser engager les changements. D’où la frustration des économistes sur cette campagne 2007 qui devait, l’espéraient-ils, enfin aborder les grands problèmes trop longtemps tabous.
La critique est pourtant facilement retournée. Les politiques peuvent dire que les économistes sont aveugles, à leur tour, sur l’état des opinions et les réticences croissantes aux changements. Plutôt que de se contenter de dire "ce qu’il faut faire" et d’attendre qu’émerge, enfin, un homme ou une femme politique conscient et courageux, il est temps pour eux de dire aussi le "comment faire". Temps d’élaborer des réformes non seulement économiquement bonnes mais en même temps politiquement acceptables.
Alarmés par l’évolution populiste des responsables politiques en France mais encore aux Etats-Unis et dans d’autres pays du Sud comme du Nord, certains économistes commencent à le comprendre. Ils réalisent que "la marge de manoeuvre des gouvernements nationaux va se rétrécir tellement qu’ils seront incapables de mettre en place les bonnes réformes", comme l’écrit Dani Rodrik, professeur d’économie politique à l’école Kennedy d’Harvard (Financial Times du 26 mars). Sans " un espace de respiration", les politiques ne vont avoir d’autre choix que de mettre en place des mesures protectionnistes, bref, de tourner le dos à la mondialisation.
Charles Wyplosz, professeur à Genève, et Jacques Delpla, économiste à BNP-Paribas, ont l’idée originale de proposer de "dédommager" les perdants des réformes pour éviter qu’ils ne les bloquent (La Fin des privilèges, Telos, Hachette). Par exemple d’offrir une jolie somme d’argent aux fonctionnaires qui accepteraient d’abandonner leur statut d’emploi à vie. Il en coûterait 16 milliards d’euros dans l’immédiat, mais la réforme de l’Etat deviendrait plus facile. Au total, cette politique se paierait elle-même grâce à un accroissement cumulatif du PIB (de 9 % en 2025, selon les auteurs).
L’idée est plus large. Alan Blinder, ancien vice-président de la Federal Reserve, aujourd’hui à Princeton, estime que les économistes mésestiment complètement eux-mêmes le choc de la mondialisation. Les délocalisations aux Etats-Unis pourraient supprimer jusqu’à 40 millions d’emplois, dit-il, d’ouvriers, mais aussi de programmeurs, de comptables, d’analystes financiers. " Il ne suffit plus de se contenter de dire aux gens qu’on va les aider à se reformer", dit Alan Blinder, qui appelle de ses voeux une refonte du système éducatif et une révision complète de la fiscalité en faveur des emplois non délocalisables.
Même point de départ pour Jean Pisani-Ferry et John Williamson (et alii) : les Etats-Unis aspirent toute l’épargne mondiale, ce déséquilibre global menace d’une perte brutale de confiance des investisseurs vis-à-vis du dollar qui déboucherait sur une récession et une remise en question de l’ouverture des économies. Nos candidats qui chouinent contre la Banque centrale européenne feraient bien de se préparer à agir pour prévenir cette crise mondiale dès maintenant en prônant une coopération internationale pour corriger de façon ordonnée et partagée les efforts sur les taux de change. L’euro serait porté alors, selon les auteurs, à... 1,45 dollar (Global Imbalances : Time For Action, www.bruegel.org). Michel Aglietta donne une solution : la nécessaire politique de réformes au niveau des Etats membres n’est possible que si elle est contrebalancée par une politique structurelle et monétaire qui consolide la croissance au niveau de l’Europe (Désordres dans le capitalisme mondial, avec Laurent Berrebi, éd. Odile Jacob).
Nation, Europe, monde : pour éviter le populisme et le renoncement au libre-échange, la classe politique attend des économistes la définition d’une globalisation supportable.