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EGYPTE "EN DIRECT" J6

Publie le lundi 31 janvier 2011 par Open-Publishing

Lu sur le Blog de Sylvie Nony, Camarade Prof au Lycée Français du Caire :

"Jour 6

30 janvier 2011

par snony

9h00 Les insurgés se réveillent doucement place Taharir. Certains d’entre eux assurent la circulation puisque les policiers ont déserté. La température était douce

cette nuit et malgré la fatigue, les visages sont souriants. Les militaires de leur côté ont essayé de contenir toute la nuit les snipers du ministère de l’intérieur. Les dégâts sont importants et le bilan, selon différentes sources, est d’une centaine de morts au Caire depuis la veille au matin. Sur le pied de la statue derrière ce jeune qui se réveille, un tag rebaptise le ministre de l’intérieur « ministre de la torture ».

J’avise un groupe de jeunes qui discute avec passion. « On tiendra jusqu’à ce que Mubarak s’en aille ». Ils me racontent ce qui s’est passé au musée qui a visiblement soulevé la colère de nombreux égyptiens. Des policiers en civil sont rentrés pour tout casser et ce sont les manifestants qui ont, avec l’aide de l’armée, empêché le pillage. Ils ont ensuite fait un cordon pour empêcher toute intrusion et l’armée a arrêté la quarantaine de voyous dans les poches desquels on a trouvé des cartes de la « sécurité centrale ». (ce « détail » n’était pas précisé dans les informations de France 24 aujourd’hui). L’un des jeunes du groupe était dans les combats de Qasr el-Einy et il me raconte les horreurs faites par les policiers que personne n’agressait au départ : les tirs à balle réelle, les tabassages parfois avec des matraques hérissées de clous, les arrestations. Plus que tout il me raconte une scène ou un groupe d’insurgés se retrouve prisonnier et conduit en fourgon vers une prison. Pour parfaire l’humiliation, chacun avant de monter dans le camion était frappé à coups de matraque par deux policiers acclamés par les autres. Alors que le premier cortège de la journée se forme derrière nous et entame un tour de place, l’un d’entre eux s’écrit : ils devront tous payer, ce sont des criminels ! Je l’interroge : même les simples policiers ou seulement les officiers ? La discussion qui suit est vive : « chacun est responsable de ses actes, chacun sait ce qui est bien et ce qui est mal ». Un homme d’une quarantaine d’année réagi : « tu as fait l’armée ? Moi quand j’étais là-bas on m’a lessivé le cerveau, je n’étais pas responsable de ce que je faisais ». Un autre ajoute : « un militaire ne peut pas désobéir, sinon c’est lui qui est tué ». Le jeune maintient que chacun est responsable de ses actes, sinon, on ne peut pas vivre en société.

La discussion dérive sur la politique et les choix que devra faire le nouveau gouvernement, celui qui n’aura plus aucun membre du PND. Les jeunes sont inquiets sur l’attitude d’Israël et analysent : « C’est clair que si nous gagnons, l’Egypte soutiendra la Palestine. Demande autour de toi, c’est la première chose que nous allons faire. Tous les gens ici peuvent avoir des désaccords, mais ils veulent tous un état palestinien. Israël ne veut pas d’une Egypte démocratique car après nous, il y aura des changements dans tous les pays du Moyen Orient et ils ne pourront plus tuer deux mille personnes comme ils ont fait à Gaza sans qu’il y ait de sanctions. Nous, nous ferons appliquer les résolutions de l’ONU, nous sommes le plus grand pays arabe. » Ces jeunes ont une conscience aigue de l’ordre du monde qui pourrait basculer grâce à leur révolution. Ils ne sont membres d’aucun parti et estiment cela inutile. Quand je leur demande comment ils comptent s’organiser pour construire un nouveau gouvernement, deux sur cinq évoquent le nom de Baradei, non pas comme une solution d’avenir mais comme une transition qui garantirait au moins la démocratie, même s’ils avouent tous ne pas apprécier le personnage.

Juste à côté de nous, un jeune lève sa pancarte que l’on pourrait traduire ainsi :

« tu es idiot ou quoi ? On ne veut plus de toi ! »

10h00 Je retourne à la mosquée ‘ibâd al-rahmân qui servait d’infirmerie hier soir. Quelques personnes sont là, harassées, dont une jeune fille non voilée (étonnant dans une mosquée*), un keffieh palestinien autour du cou. Je lui demande combien ils ont enregistré de victimes : des dizaines de blessés et 7 ou 8 morts (l’un des blessés est parti très mal en point vers l’hôpital). Ont-ils besoin d’aide ? « Reviens ce soir et apporte nous des pansements ». Je croise des amis français qui ont vu des policiers quittant le ministère de l’intérieur et jetant des corps inanimés dans la rue.

11h00 Revue de presse. Les journaux confirment le chiffre de 100 morts au Caire et de milliers de blessés. La nomination du chef des services de renseignements Amr Suleyman comme vice-président ne dupe personne, mis à part « al-Jumhureya » (la République, quotidien gouvernemental) qui y voit un signe de changement. Suleyman fait partie de ce que Sophie Pommier, dans son livre « L’Egypte, l’envers du décor » appelait « la bande des quatre », un cercle rapproché de caciques du régime qui ont occupé le même poste ministériel pendant des décennies. Voilà pourquoi le slogan « La Mubarak wa la Suleyman ! » est déjà un succès sur la place Taharir. Les autres titres dénoncent les exactions de la police en habits civils qui pille et détruit dans tous les quartiers de toutes les villes : il s’agit donc d’un ordre qui leur a été donné au plus haut niveau. Le Masry al-Youm décrit en détail les combats qui ont eu lieu à Guizeh vers 16h et titre de façon un peu présomptueuse sa page 5 « la nuit de la chute du gouvernement ». Le Shuruq décrit les destructions de commissariats et de sièges du PND partout dans le pays. Les questions économiques occupent aussi une bonne place. Un certain nombre de grands patrons ont déjà pris la poudre d’escampette avec des valises bourrées d’argent dont le fameux Ez, le roi du fer à béton en Egypte qui comme ministre a fait monter les prix du fer à sa guise depuis des années (voir ici). Le Dustur écrit qu’il est très difficile d’estimer les pertes économiques de ces derniers jours mais on sait par Egypt Air que 15 000 touristes ont fui en deux jours. La hausse des prix inquiète beaucoup et personne ne croit un instant aux promesses de Mubarak s’engageant à « contrôler l’inflation ». D’ailleurs pour tous ces journaux, Mubarak est fini, même s’il tarde à le comprendre.

14h00 Un ami qui a pu participer à la réunion organisée par l’ambassadeur à Maadi me décrit la confusion de ce qu’il a entendu. L’ambassadeur de France, censé donner des informations précises à une communauté inquiète, ignore tout de l’organisation en îlotiers et affirme qu’internet fonctionne. Les autres participants à cette réunion que je contacte par téléphone me confirment l’impression d’inefficacité voire d’incompétence laissée par nos autorités.

15h00 Des vols de plusieurs F16 au-dessus du centre-ville, au ras des immeubles. S’il s’agit d’effrayer les gens, l’effet est réussi. On peut penser que l’ex-responsable de l’armée de l’air devenu depuis la veille premier ministre – Ahmed Chafiq- est partie prenante de cette opération qui va durer pratiquement une heure. Je ne sais pas combien coûte une heure de vol de F16 mais sûrement une fortune qui pourrait être employée à autre chose.

16h00 Place Taharir. Des juges sont venus rendre visite aux manifestants pour discuter avec eux et soutenir le mouvement. J’interroge l’un d’eux,

Mustafa Abu Zid, président du tribunal du Caire, sur ce qu’il estime être prioritaire dans les changements à mener : « Il faut commencer par changer la constitution et c’est seulement après que nous pourrons organiser des élections démocratiques », le préalable implicite étant -pour lui comme pour ses collègues- le départ de Mubarak et de sa clique. Un de ses collègues répond à une question de politique étrangère et s’étrangle de colère en évoquant la politique pro-israëlienne de Mubarak. Il s’écarte en s’essuyant les yeux.

A un autre endroit de la place, c’est l’ex adjoint du ministre de l’intérieur précédent qui parle du profond besoin de démocratie qu’il y a dans ce pays. Je reste songeuse : comment peut-on avoir occupé ce poste d’adjoint au « ministre de la torture » comme on dit ici, et tenir aujourd’hui ce discours … A l’autre bout de la place, ce sont des cheikhs d’al-Azhar qui se sont invités.

20h00 L’heure du couvre-feu est largement dépassée et pourtant, des groupes arrivent encore sur la place, par le pont aux lions ou par la corniche, depuis Boulaq. Les prises de parole totalement improvisées avec du matériel précaire se succèdent sur la place. Elles sont entrecoupées de slogans repris par la foule : « Musulmans, chrétiens tous unis (îd wahida) », « Dégage comme Farouk », « Notre révolution est populaire, notre révolution est égyptienne » , « A bas l’Amérique », « La révolution jusqu’à la victoire », « La libération jusqu’à la libération » (jeu de mot sur le nom de la place Taharir qui signifie libération).

Les événements au Soudan si proche sont évoqués par un orateur, soulevant une liesse générale et le sentiment qu’un mouvement profond pourrait continuer ainsi de se propager dans le monde musulman. « Nous allons enfin faire une nation arabe » me souffle mon voisin, faisant allusion à cette « watan arabî » si souvent évoquée, et si peu réalisée.

Partout s’installent des petits groupes de discussion. Les gens font un cercle pour s’isoler du bruit ambiant, le ou les orateurs prennent la parole au centre, puis d’autres viennent répondre. L’absence de matériel de sonorisation sur cette place est finalement un vrai bonheur pour la prise de parole et on mesure dans l’énergie de ces échanges, à quel point la parole a été étouffée ici pendant des années. Mohamed el-Baradei traverse la place mais je ne peux approcher du groupe et encore moins entendre ce qu’il dit. Un responsable des « Frères » prend le micro près du KFC et dénonce la torture et la répression.

Je quitte la place vers 21h00, après avoir entendu plusieurs rumeurs de « retour de la police ». Bien m’en a pris car à partir de 22h00, des coups de feu puis des rafales de mitraillette sont échangés dans le quartier. Je vois un char de l’armée qui prend position au bout de la rue Champollion. Mais impossible de savoir si l’armée intervient dans ces échanges, et qui tire sur qui. On entendra des coups de feu jusqu’à l’heure de la prière de l’aube. Puis les hélicoptères reprennent leur bal vers 7h00.

* post-sciptum : j’apprends en lisant la presse du 31/01 que les coptes du quartier de cette mosquée sont venus en renfort toute la nuit et ont participé à l’organisation des soins et des secours."