Accueil > El Baradei : le " pharaon " et l’atome iranien

El Baradei : le " pharaon " et l’atome iranien

Publie le vendredi 16 novembre 2007 par Open-Publishing

15/11/2007 : Le Monde
El Baradei : le " pharaon " et l’atome iranien

Washington, Paris et Londres lui reprochent de se compromettre avec les Iraniens. Pris dans une guérilla diplomatique, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique revendique un rôle politique

Il n’a pas pu prévenir la guerre américaine contre l’Irak de Saddam Hussein, en 2003. Réussira-t-il à empêcher des frappes aériennes contre les installations nucléaires de l’Iran des mollahs ? L’Egyptien Mohammed ElBaradei, 65 ans, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), peut être décrit comme le héraut de la paix dans le monde. Lui, du moins, voit les choses ainsi. Sans excès de modestie. Mais aussi, dit-il, "sans l’illusion que j’y arriverai seul", ajoutant : "Au moins, en parlant haut, on peut faire une différence."
Il parle de plus en plus haut et fort, Mohammed ElBaradei. Le prix Nobel de la paix qu’il a remporté en 2005 l’a conforté dans le sentiment d’être investi d’une mission. Celle de bloquer les desseins de ceux qu’il appelle les "neocrazies", les néodingues. Dans cette catégorie, il range les derniers partisans du néoconservatisme autour de George Bush et tous ceux qui considèrent, en Occident, que le recours aux armes est une option envisageable face à la perspective d’un Iran s’approchant du seuil nucléaire - chose qui préfigurerait une nucléarisation de l’ensemble du Proche-Orient, la poudrière de la planète.

Est-il le Cassandre des temps modernes ? Derrière une mise élégante et un caractère peu expansif, M. ElBaradei cache des méthodes à poigne, une autorité parfois décrite comme cassante. A Vienne, sur les rives du Danube, où se dressent les tours de béton et d’acier de l’AIEA, certains employés de l’agence n’acceptent de parler de lui qu’à condition que le rendez-vous soit entouré de la plus haute discrétion...

Il a tendance à fonctionner en vase clos, avec un petit cercle, écoutant peu les conseils. Il a écarté en avril le chef de ses équipes d’inspection en Iran, dont le travail heurtait le régime. M. ElBaradei a aussi choisi de passer sous silence certaines entraves faites au travail des inspecteurs en Iran, comme le fait qu’ils n’aient plus accès à la salle de contrôle de l’usine de Natanz, où s’enrichit l’uranium. Il compose. S’accommode. Par calcul ou par faiblesse ? Il a été pris d’une grande inquiétude : que l’AIEA soit expulsée d’Iran, comme elle l’avait été en 2002 de Corée du Nord. Et d’une angoisse plus grande encore, qui l’aurait saisi fin 2006 : la guerre serait-elle devenue inévitable, les extrêmes s’étant renforcés de part et d’autre, en Iran et aux Etats-Unis, dans une terrible spirale de la surenchère ?

Au fond, ce que prône Mohammed ElBaradei pour éviter la guerre est un "grand marchandage" entre Washington et Téhéran, susceptible de répondre aux "préoccupations de sécurité de l’Iran", qui sont, selon lui, au coeur du programme nucléaire. Il ne croit pas en l’existence d’un "danger clair et imminent" : "Je n’ai vu personne dire que l’Iran dispose maintenant de matériel nucléaire militaire utilisable." Cela ne pourrait pas se produire, selon lui, avant trois à huit ans. Il est partisan d’un dialogue poussé à l’extrême avec la République islamique. Il critique la politique de sanctions internationales, qui, "seules, ne vont pas résoudre cette crise".

Aux Etats-Unis, en France, au Royaume-Uni, en Israël, ses adversaires disent en privé qu’il a passé les bornes. Qu’il opère en solo. Que son ego l’a emporté sur son jugement. Qu’il fait le "pharaon". Que, de juge, il est devenu partie. On lui reproche une tendance à la compromission avec les Iraniens. Fin manoeuvriers, ceux-ci l’auraient berné. Les diplomates occidentaux qui observent son action depuis des mois avec perplexité considèrent qu’il s’est "égaré". Ils l’ont mis en garde, l’ont houspillé. Les dernières bribes de confiance se sont envolées. Mais il garde le soutien appuyé de la Russie, de la Chine et des pays non-alignés.

La querelle qui l’entoure est assez grave. L’arbitre qu’il est censé être, le contrôleur du respect par les Etats des obligations, qu’ils ont contractées en signant le traité de non-prolifération (TNP) de 1968, peut-il se permettre d’avoir une autorité érodée dans des grandes capitales ? M. ElBaradei est pris dans une guérilla diplomatique. Son message n’a pas toujours été clairement compris. Il en est conscient. Les accusations qui l’assaillent l’ont affecté. Pour les désamorcer, il assure ne vouloir jouer en rien "l’apaisement" avec l’Iran, ne pas avoir relâché la vigilance.

On ne devine pas toutes ces tensions lorsqu’on le rencontre. Affable, l’air détendu, assis sur un canapé dans son bureau aux larges baies vitrées qui s’ouvrent sur Vienne, Mohammed ElBaradei argumente longuement, soucieux de persuader. Issu d’une famille de la bourgeoisie égyptienne, il est juriste de formation. Après une carrière discrète de diplomate en Egypte puis à New York, au sein de l’ONU, il est arrivé à la tête de l’AIEA en 1997. Sans disposition naturelle, à ses débuts, à se projeter sous les feux médiatiques. Contrairement à son comparse de 2003, Hans Blix, alors chef des équipes d’inspecteurs de l’ONU en Irak, M. ElBaradei est spontanément réservé.

Une sourde rancoeur l’anime contre l’administration Bush. Elle trouve son origine dans la dispute qui a éclaté en 2003 à l’ONU à propos de l’Irak. Mohammed ElBaradei avait alors eu le courage de crier à la manipulation du renseignement américain, notamment à propos de supposées fournitures d’uranium à Saddam Hussein en provenance du Niger.

"L’Irak a été important, reconnaît-il. J’étais au coeur de la bataille. Treize jours avant la guerre, j’ai dit au Conseil de sécurité : donnez-moi trois mois, c’est un investissement dans la paix. Cela ne s’est pas fait. On a eu la guerre." Cette guerre-là ne cesse de l’accabler : "Le nombre de tués chaque mois en Irak est l’équivalent des victimes du 11-Septembre. Sept cent mille morts depuis le début du conflit ! Toutes d’innocentes victimes civiles. Empêcher que des massacres soient commis est de mon devoir, non seulement comme directeur de l’AIEA, mais en tant que simple citoyen."

Il arrive que des diplomates occidentaux lui reprochent d’agir en Egyptien bien plus qu’en patron d’une agence technique de l’ONU. Lui s’insurge contre ce procès d’intention. Rappelle qu’il a passé "plus de trente-cinq ans" de sa vie en Occident, et que New York, avec son brassage culturel, est pour lui "un microcosme du monde tel qu’il devrait être". Mais il se dit aussi, par ses origines mêmes, "très familier" des "deux perceptions" du monde qui se confrontent depuis le 11-Septembre, "un sentiment de persécution dans une partie du monde arabo-musulman, et un sentiment de suspicion en Occident".

Il semble y réfléchir beaucoup. "Si le discours de l’Iran est populaire au Moyen-Orient, dit-il, ce n’est pas parce que ce pays a des armements, mais parce qu’un pourcentage très élevé de la population de ces Etats est en colère, se sent humilié, ressent de l’injustice. La solution n’est pas l’emploi de la force. Il faut de l’éducation, des institutions, de la société civile, rétablir une dignité et un respect. Il faut commencer par résoudre la question palestinienne."

M. ElBaradei a pris de front, cette année, ceux qui considèrent qu’il devrait s’en tenir à un rôle de technicien chargé de fournir un diagnostic sur l’avancée des travaux nucléaires iraniens. Lui, revendique sans ambages un rôle "politique". Il se voit en négociateur de haut vol. Un rôle que peu de dirigeants en Occident ont souhaité qu’il endosse - hormis le ministre allemand des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, et, d’une façon plus discrète, le chef de la diplomatie européenne, Javier Solana.

Son interlocuteur-clé, côté iranien, a été jusqu’en octobre le chef du Conseil suprême de sécurité nationale, Ali Larijani. Un personnage subtil et cultivé, mais qui, au fond, ne dévia jamais d’une ligne intransigeante, et dont la démission n’a fait qu’accroître les incertitudes sur l’issue de la crise. M. ElBaradei a négocié cet été avec M. Larijani un "plan de travail" avec la République islamique, qui vise à faire la lumière sur près de deux décennies d’activités nucléaires clandestines. Il devait rendre, ces jours-ci, un rapport à ce sujet. Il s’attachera probablement à prolonger les négociations. Ce qui aura pour conséquence de bloquer l’adoption de nouvelles sanctions à l’ONU, où les Russes et les Chinois sont ses alliés objectifs.

Ses détracteurs, à Washington, Paris et Londres, perçoivent le "plan" - auquel ils ont dû se résoudre - comme une manoeuvre de diversion, un dangereux subterfuge. Au prétexte de promouvoir la diplomatie, du temps est accordé aux Iraniens dans leur course à la matière fissile. Si l’on suit cette logique, l’action de M. ElBaradei accroît paradoxalement le danger de scénario militaire. Car en mettant l’Iran à l’abri de nouvelles sanctions de l’ONU, il conforte son illusion d’invulnérabilité et rapproche le moment où certains, à Washington ou en Israël, perdront patience.

A la description de ce scénario qu’il veut précisément éviter, M. ElBaradei répond en invoquant le droit international : l’usage de la force, sans feu vert du Conseil de sécurité ou sans motif clair d’autodéfense, est prohibé par la charte de l’ONU.

Médiateur controversé dans le dossier le plus brûlant, et sur lequel de sombres nuages s’accumulent, Mohammed ElBaradei joue gros. Il tente le tout pour le tout, sans illusion. Avec, sans doute, l’espoir de gagner du temps jusqu’au départ de George Bush. Si le pire se produit, au moins aura-t-il laissé une marque. Pour l’histoire ? Dans son bureau au style moderne et dépouillé, une petite reproduction attire l’attention. C’est Le Cri, d’Edvard Munch. L’expression de l’angoisse s’il en est.