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Elias Khouri : le Jeu est terminé

Publie le lundi 28 février 2005 par Open-Publishing

Par Elias Khouri
Traduction : Nazem Ghemraoui

Tous les indicateurs du Liban annoncent que le jeu est terminé. Avec l’assassinat de Hariri, un acte de barbarie portant l’empreinte de la peine capitale, toutes les règles du jeu politique fixées par les accords de Taef [1] ont été renversées.

Le régime syrien est le principal accusé dans la violation des règles et dans la conduite du pays au bord d’une intifada populaire que personne ne pouvait prévoir il y a quelques mois.

Nous n’allons pas nous engager dans un débat stérile à propos de qui profite de l’assassinat de Hariri, et avant lui de la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé. Nous avons reçu assez de leçons grossières de la part de quelques prétendants du panarabisme qui se servent des chaînes satellites arabes pour critiquer l’opposition des intellectuels syriens au régime de leur pays, ou pour inculper les intellectuels libanais qui ont lutté et qui luttent encore pour la démocratie. Ce n’est guère de nationalisme arabe qu’il s’agit. Le nationalisme arabe n’aurait pas assassiné Kamal Jumblat [2], n’aurait pas ecrasé Tal Ezzatar [3], et n’aurait pas fait du criminel de Shatila et Sabra, Ili Hbaika, un ministre qui nous inculque des leçons de patriotisme.

L’histoire a commencé avec la prolongation stupide du général Lahoud à la présidence de la république, un acte imposé sous les menaces. Les politiques libanais ont été conduits à Damas et soumis par les services de renseignement syriens à des menaces de mort pour imposer Lahoud pendant trois nouvelles années, avec pour unique raison la défense des intérêts des mafias et des considérations despotiques. Rafik El Hariri a été un de ceux qui ont reçu des menaces à Anjar [4], et c’est ce qui a permis aux partisans de la prolongation de profaner le parlement libanais et le tourner en ridicule.

Après le vote de la résolution 1559, la tentative d’assassinat de Hamadé a été une lettre ouverte à Hariri et Walid Jumblat, avec l’objectif de faire avorter la construction d’un front d’opposition à la veille des législatives. La grossiereté est allé jusqu’à demander à Hariri d’inclure les représentants des service de renseignement syro-libanais sur ses listes électorales pour Beyrouth, comme il le faisait précédemment. Losqu’il a rejetté la demande, il a été assassiné dans le but d’enterrer le jeu électoral et le transformer en une simple consacration du pouvoir par la peur.

Le jeu est terminé. Le gouvernement libanais n’a plus que le choix de la démission, et le régime syrien n’a plus que le choix de se retirer du Liban, aujourd’hui avant demain.

Cela fait longtemps que le chantage au nationalisme arable et l’opposition à Israël ne fait plus d’effet. Nous en avons assez d’être les témoins de cette prostitution politique qui n’aspire qu’à la satisfaction des Américains et qui se porte volontaire pour proposer ses services, faisant couler le sang libanais et palestinien, avant de nous inculquer ses leçons de nationalisme. Ceux qui ont accusé les Palestiniens de trahison et qui ont mené contre eux une guerre des plus brutale, « la guerre des camps », ceux qui ensuite ont fait semblant de pleurer Arafat, ceux-là mêmes aujourdhui accusent de trahison Walid Jumblat et la gauche démocratique libanaise ainsi que le concensus national qui s’est formé et qui n’a pas de précédent. Ils le font pour maintenir la main mise des mafias sur la politique et l’économie libanaises et imposer la terreur sur un peuple entier qu’ils veulent prendre en otage.

La liberté est le b a ba de l’opposition à la politique d’Israël, tout autre discours n’a de but que le maintien de la dictature qui conduit l’Orient arabe vers le gouffre de l’occupation.

La politique d’assassinat, des menaces et de la terreur ne fait plus peur à personne. Beyrouth a donné un nouvel exemple de courage, lorsque les obsèques de Hariri se sont transformées en une grande opportunité nationale qui a clairement annoncé que le jeu était terminé, que les forces syriennes ainsi que les services de renseignement doivent partir dans l’immédiat.

Ce courage a été accompagné d’une position réfléchie qui appelle à l’unité et proclame une véritable entente nationale dont on a empêché la réalisation après les accords de Taef. Des forces politiques très différentes ont tourné la page de leurs vieux désaccords pour constituer le plus vaste front national dans l’histoire du Liban, brandissant le seul slogan de l’indépendance.

Le courage et le rationalisme sont les pilliers d’une intifada populaire libanaise qui profile à l’horizon, et c’est une intifada qui rencontre des obstacles innombrables, mais qui est devenue aujourd’hui une nécessité nationale, politique et morale.

Cette intifada libanaise suggère au régime syrien la seule issue rationelle à la crise dans laquelle il s’est mis : faire des concessions au peuple au lieu de les faire aux Américains et aux Israéliens comme cela a été l’usage.

Les concessions extérieures ne servent plus à rien, car les Etats-Unis qui envahissent l’Irak considèrent que les régimes dictatoriaux arabes ne sont plus utiles, c’est pour cela qu’ils leur demandent l’impossible et qu’ils vont les harceler jusqu’au bout avant de les mettre à la corbeille.

De là ces régimes s’irritent et perdent l’équilibre, et dans la crainte de l’émancipation de leurs peuples, ils se lancent dans des actes mal calculés, pensant que leur unique arme, celle de la terreur et du discours nationalisant creux, est encore capable de contrôler la situation en dernier recours.

Le jeu est terminé.

Nous sommes maintenant devant un nouveau tournant. Il n’est pas, contrairement aux apparences, juste un tournant libanais, mais un tournant radical du monde arabe. La faillite vécue par le régime dictatorial arabe annonce que le changement est devenu indispensable, pour que les pays arabes ne soient plus le théâtre de l’invasion et de l’humiliation au XXIème siècle.

Le titre principal de ce changement est la démocratie, la restitution de la dignité au citoyen, la fermeture des innombrables prisons politiques et la fin d’un discours double, mensonger et assassin.

Les choses au Liban pourraient prendre des chemins complexes, le Liban pourrait affronter une nouvelle vague d’assassinats, des tentatives de distorsions communautaires et régionales, des appels à l’émeute et au chaos, on ne peut exclure des affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre, comme on ne peut exclure des manœuvres de dernières minutes qui consiste à faire des concessions aux Américains. Mais il y a quelque chose de radicalement nouveau à l’horizon : l’indépendance du Liban et la fin du régime policier sont devenus possibles sans que rien ne puisse entraver cette marche. L’espoire est perceptible aujourd’hui dans la rue où les Libanais tentent de constituer leur patrie après tant de souffrance.

[1] Les accords de Taef ont mis fin à la guerre du Liban en confiant à la Syrie une mission intérimaire de « stabilisation ».

[2] Leader du Mouvement National Libanais (Al Haraka Al Watania) qui a été assassiné en 1977 par la Syrie suite à son intervention, avec accord américain, dans la guerre du Liban.

[3] Camp palestinien de Tal Ezzatar, à Beyrtouth, encerclé et écrasé par la Syrie et les milices de la droite libanaise en 1976.

[4] Siège du quartier général des forces syriennes au Liban.

Elias Khoury est un écrivain libanais, auteur de « La Porte du Soleil ». Il est membre de la gauche démocratique libanaise, un nouveau mouvement politique créé en septembre 2004 pour la constitution d’un courant démocratique multiple et non idéologique. Le mouvement proclame l’indépendance du Liban, la démocratie et la fin du confessionnalisme politique. C’est la France qui a fondé le confessionnalisme politique au Liban comme le font ajourd’hui les Etats-Unis en Irak. La démocratie proclamée par la gauche libanaise est indissociable de la fin du confessionnalisme politique, elle est ainsi radicalement opposée à celle véhiculée par Georges Bush.

Traduction : Nazem Ghemraoui

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