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Festival d’Avignon : Woyzeck déporté dans les quartiers nord
Publie le mardi 13 juillet 2004 par Open-PublishingThomas Ostermeier actualise à fond la caisse la fable de Büchner, jusqu’à la rendre au niveau prosaïque d’un simple fait divers en banlieue d’aujourd’hui. Il y a déperdition en route.
de Jean-Pierre Léonardini
C’était jeudi, à la tombée de la nuit, le véritable vernissage de ce cinquante-huitième Festival d’Avignon, enfin dans le saint des saints, cette cour d’Honneur du palais des Papes où avait lieu la première de Woyzeck, de Georg Büchner, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, codirecteur de la Schaubühne de Berlin, artiste cette année associé au festival (1). À l’entrée, des intermittents en ordre de marche sur le grand escalier brandissaient des pancartes où le nouveau graphisme du " A " d’Avignon servait à écrire " Abrogation ", slogan scandé à tue-tête. Des agents d’EDF-GDF distribuaient des bougies pour pallier les coupures de courant et faisaient circuler la lettre de leur intersyndicale au président de la République. Ils s’y opposent à ce que ces entreprises " deviennent des sociétés anonymes livrées aux intérêts privés des actionnaires ". M. Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication, introduit par la porte de service au pied de la citadelle, a été accueilli par des intermittents, particulièrement remontés contre le protocole du 26 juin 2003 qui décime leurs rangs. Lorsqu’il put enfin s’asseoir au côté de Mme Roig, maire d’Avignon, ministre de la Famille et de l’Enfance, il dut encore subir les doléances sur scène d’une dizaine d’intermittents. Le comédien Laurent Poitrenaux lut un texte, puis un technicien du festival, dans une adresse ad hominem signifia vertement au ministre que si la représentation pouvait avoir lieu, c’était grâce au civisme desdits intermittents, dont la colère et la rancéur demeurent intactes. Sur ces mots, M. Donnedieu de Vabres fut pris sous les feux d’un projecteur. Publicité non payante. On ne l’envie pas. Bref, tout va bien.
Le ciel, lui aussi orageux, se nettoya in extremis. Place au théâtre. S’emparant de Woyzeck, éuvre-mère en fragments d’où est sortie une bonne part de la dramaturgie moderne, Ostermeier et l’écrivain Marius Von Mayenburg ont tiré comme un scénario de film, avec maintes séquences muettes censées meubler les trous de la fable, qu’on sait inachevée. Cela se donne dans un décor (scénographie de Jan Pappelbaum) de bouche d’égout en plein air, avec au-dessus trois immenses panneaux publicitaires, qui pivotent pour montrer les barres d’habitations de la banlieue de partout. Andres, seul ami de Woyzeck, tient en haut, côté cour, une baraque à frites. Woyzeck roule à vélo. Marie est en jeans. Le tambour-major, qui la prend à Woyzeck, c’est un chef de bande avec du bide. Il a le crâne rasé. L’enfant de Marie et Woyzeck est un nain adulte. Le capitaine est un exhibitionniste qui se fait raser les poils du cul par Woyzeck, lequel, dans la plus forte scène, celle du meurtre final, semble danser avec le corps inerte de sa victime lardée de coups de couteau avant de la jeter dans le trou d’eau qui l’aspire et la recrache. Pour en arriver là, à cet acte de violence brute chorégraphié avec art, il nous aura fallu passer par trop de phases dilatoires : castagne à plusieurs dont Woyzeck est la victime avec en prime un chien de combat qui aboie, petits ballets de loubards (bien, la première fois, ça coupe la touffeur naturaliste), dégustation de frites, scène du bonimenteur (d’ordinaire placée au début, ici installée aux trois quarts du récit scénique et jouée, pourquoi ?, par l’acteur qui tient le rôle du capitaine).
Le pauvre poisson Woyzeck, sous-prolétaire avec des folies dans la tête, est plus ou moins noyé dans cette mise en scène à l’épate qui ne manque pas d’habileté (on sait d’expérience, ici même, combien est grand le savoir-faire d’Ostermeier) mais pèche par excès de volontarisme dans la démonstration. Plaquer une vision de la réalité actuelle de la misère urbaine sur le poème en miettes qu’un jeune génie révolutionnaire conçut à la lecture d’un fait-divers de son temps, cela relève, au mieux, de la sociologie. Au pire, il s’agirait encore un coup de panser les plaies sociales par le biais du théâtre. L’irruption intempestive du rappeur français Spike et de quatre superbes danseurs de rue tournant sur la tête va dans ce sens. C’est mariole, ce qu’ils font, en soi et pour soi. Dans Woyzeck, ce n’est que diversion. À force de tout glacer dans le sens d’une fiction semblable à l’universel reportage filmé, on perd en cours de route le sens tragique de l’éuvre, son lyrisme noir, son aspect de blasphème métaphysique, la validité même de sa langue neuve. Qui, dans une banlieue nord autre qu’imaginaire, pourrait dire à présent d’un homme qu’" il court à travers le monde comme un rasoir ouvert ", ou que le ciel est si compact qu’on " pourrait y planter un crochet pour se pendre " ? Et où, ailleurs que dans le monde propre à Büchner, entend-on sous la terre comploter les francs-maçons ? La bouleversante clameur que prêta Alban Berg à Woyzeck pourrait-elle avoir été produite sans avoir plus ou moins recours au temps historique et métaphorique où cela fut écrit et pensé ?
Ostermeier tient que " le théâtre consiste à réunir, alors que le monde d’aujourd’hui - où s’opposent riches et pauvres, est et ouest, nord et sud, etc. - conduit à séparer ". Jadis, à la suite du vieux maître Brecht, on disait que le théâtre a mission de diviser. On en est donc là aujourd’hui. N’est-il pas vrai que les hommes naissent libres et égaux, mais certains plus que d’autres ? Qu’un artiste de cette trempe, doué comme pas deux, en vienne à formuler sans rire une telle assertion, qui va dans le sens du poil de ceux qui tiennent les rênes et veulent conserver sans tapage le pouvoir, ne laisse pas d’être inquiétant. Büchner, lui, proclamait : " Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! " Si l’on n’ignore plus que le théâtre n’est pas capable de faire la révolution, va-t-il falloir avaler maintenant, quand tout craque ici et là, qu’il est le plus sûr facteur d’une paix sociale illusoire ?
(1) Spectacle en langue allemande, surtitré (durée : 2 h 15). La dernière était hier soir.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-07-12/2004-07-12-397111