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Géopolitique des langues

Publie le vendredi 25 juillet 2003 par Open-Publishing

Bonjour,

La récente intersession de préparation du SMSI (Sommet Mondial de la Société de l’Information) qui s’est tenue à Paris du 15 au 18 juillet a été l’occasion de vérifier qu’il existait bien une géopolitique des langues dans la société de l’information.

Ce fut dès le premier jour l’intervention du représentant des entreprises privées (The Coordinating Comittee of Business Interlocutors - CCBI), qui prend le temps, sur les quelques minutes qui lui sont accordées, de préciser haut et
fort : "it is important that the promotion of cultural diversity and local content do not create unreasonable barriers to trade" (la promotion de la diversité culturelle
et des contenus locaux ne doit pas créer des barrières trop élevées au commerce).

Quand on sait que le terme "barrière technique au commerce"
dans les négociations de l’OMC (Organisation Mondiale du
Commerce) est le mot de passe pour dire "législations
nationales", on voit tout de suite que la barre est mise
assez haut : toutes les lois nationales de protection
des langues vernaculaires, d’obligations faites aux entreprises
vendant dans un pays donné de proposer leurs articles et leurs
conditions de vente dans la langue de ce pays, et les lois
protégeant les conditions économiques de la création dans les
langues de chaque pays sont visées.

Cette position du "secteur privé" est reprise avec encore
plus de ferveur dans le "commentaire" des Etats-Unis sur
le projet de déclaration (chaque pays devait déposer un
tel commentaire avant le 31 mai pour être pris en compte
dans le processus de rédaction... la France ne l’a pas
fait car elle passe par le biais du commentaire européen.
Cela semble une bonne approche... mais on aurait toutefois
aimé savoir quelles ont été les "positions française"
qui ont été défendues dans le cadre de la rédaction du
commentaire européen... mais c’est trop demander, l’Europe
a souvent bon dos pour masquer la déresponsabilisation).

Le gouvernement des Etats-Unis n’a pas ces prévenances, et
parmi bien d’autres assertions qui méritent chacune un
développement spécifique, on trouve, sur la question des
langues et de la diversité culturelle, cette position :
"Cultural diversity requires the free flow of information
and content in cultures and languages of individual’s choosing.
It is important for governements to sustain an environment
that does not deny individual free choice of contemporary
cultural products or language. Attempts to restrict or
legislate against specific cultures or language would create
an artificial barrier against cultural growth and cultural
pluralism. The broad dissemination of content from all
cultures and languages must be preserved"
(La diversité
culturelle demande la libre circulation de l’information et
des contenus dans les cultures et les langues choisies par les
individus. Les gouvernements doivent créer un environnement
juridique qui permette le libre choix des individus pour les
produits culturels contemporains et les langues. Les volontés
de réduire l’accès ou légiférer contre des cultures spécifiques
ou des langues créerait des barrières artificielles contre la
croissance de la vie culturelle et à son pluralisme. La
dissémination la plus large des contenus de toutes les cultures
et de toutes les langues doit être défendue).

Une lecture rapide nous fait toujours rêver à ce pays de la
liberté culturelle... qui limite la diffusion des films venant
des autres horizons linguistiques aux cinémas des campus.
C’est bien toujours le sang de la "liberté" qui coule dans
le coeur yankee....

Quoique.

Qui est visé par ces quelques belles phrases, qui ont pourtant
une importance suffisamment grande pour que le gouvernement des
Etats-Unis en fasse un des 10 points soulevés dans son
commentaire ?

Et bien, oui, vous avez deviné : les mêmes que ceux qui sont
dans le collimateur de nos amis de la Chambre internationale
de Commerce : ces fameux législateurs qui pensent que la
culture n’est pas une marchandise comme les autres et qui
cherchent à défendre les productions en langue nationale contre
le rouleau compresseur hollywoodien. Certes, ces législateurs
ont pour l’instant eu gain de cause à l’OMC en maintenant
la trop fameuse "exception culturelle" qui permet par exemple
à la France de financer par de nombreux mécanismes le cinéma
d’expression française, ou d’imposer des quotas d’oeuvres
françaises ou européennes sur les télévisions et les radios.
Mais le lobbyisme puissant des industries de l’entertainment
enfonce le clou à chaque réunion internationale. Jusqu’à ce
que la résistance lâche dans l’une ou l’autre de ces instances,
ouvrant une brêche partout.

Un site commercial peut-il vendre en France un
produit dont les caractéristiques et les conditions juridiques
d’usage ne sont pas présentées au client dans sa propre langue ?
Serait-ce un "choix individuel" ou une "responsabilité publique"
de protection du consommateur ?

Diversité, veut dire en fait : droit de tout faire en anglais
partout. Jusqu’à dire le droit en anglais évidemment.

Les lois comme la Loi Toubon en France, qui imposent
un réel multilinguisme sont bien évidemment "exagérées" comme
dit si bien le représentant du CCBI : pensez-donc, quand un
site public (ou financé sur de l’argent public) propose des
traductions dans d’autres langues, il doit le faire dans
au moins deux autres langues que le français (i.e. l’anglais
et .... une autre langue qui bénéficiera ainsi de la promotion
dans l’univers technologique dont ses propres entreprises
culturelles verront "in fine" les fruits).

Oui, tout ceci est bien exagéré quand il s’agit simplement
de laisser le consommateur choisir la langue qu’il veut.
Choisir d’écouter la télévision de grande écoute qui ne
diffuse que des succès culturels venus d’un vague coin
du monde qui bénéficie de l’industrie la plus développée ;
choisir d’écouter les "tubes planétaires" qui sont tous
produits dans ce même coin perdu, et comme par hasard dans
la même langue "internationale". On a tous le choix de
subir le matraquage culturel et linguistique. Et finalement
de porter la résistance dans notre domaine personnel,
de choisir à titre individuel. Surtout de choisir dans
un rayon asséché par la concurrence. L’exemple des pays qui
ont laissé faire le choix des individus-consommateurs depuis
les années 50 est à méditer, dans de nombreux domaines, depuis
le cinéma, la bande dessinée, la chanson,...

La liberté de choix, c’est choisir parmi beaucoup de
propositions. Parmi une réelle "diversité culturelle".
Et dans un monde dominé par l’économie, cela passe par
des décisions de protection économique de l’industrie
culturelle, la fameuse "exception économique du secteur
culturel" (si souvent abrégée à tort par "exception
culturelle" alors qu’elle ne concerne que les décisions
de financement et d’accompagnement économique de la
création : subventions, quotas de diffusion, achats
publics... rien de lié au "contenu culturel", mais bien
au système de production/diffusion de la culture).

On voit ainsi que les pays émergents qui voudraient développer
leur propre langue, leurs propres productions culturelles
tant sur internet (langue des sites) que sur les médias
de diffusion (radio télévision, par le biais des "quotas")...
ne pourraient tout simplement pas le faire. Ce qui est visé :
évidemment le grand, l’immense marché chinois, un marché dans
lequel les jeunes rêvent, comme de nombreux jeunes venant
des pays dictatoriaux, de l’Amérique qui a si bien su
construire son image du cow-boy qui sauve la veuve et
l’orphelin, ou du héros Bruce-Willissien qui sauve l’humanité
à lui tout seul. Le consommateur chinois devra choisir....
quand la production locale se limitera à l’Opéra de Pékin
fossilisé et la nouveauté à l’importation. Sacré choix.

Oui, nous avons la chance de vivre dans un pays où, toutes
tendances politiques confondues, nos dirigeants ont pris la
mesure de la nécessaire implication de la force publique
dans le maintien d’une vie culturelle locale, en français,
capable de construire jour après jour et de souder les
personnes vivant dans notre pays. Un pays qui a compris
que la bataille pour sa propre survie linguistique passe
par l’aide aux autres pays et peuples qui mènent ce combat
difficile pour défendre leurs langues, qui permettent de
conserver et de faire évoluer les valeurs communes qui
font des sociétés ayant des buts parfois un peu plus grands
que d’acheter ensemble, mais les yeux fermés, la même soupe,
dans les rayons semblables des drugstores culturels de la
planète.

La mondialisation des cultures, des hommes, des idées et des
projets passe par la nécessaire défense des langues, des
contenus culturels issus des gens qui viennent eux-mêmes
de cultures réellement ancrées dans des communautés de
destins. Et dans leur libre circulation sur toute la
planète (euh, là, la France a encore pas mal de progrès
à faire...).

Dans ce nouveau combat géopolitique qui se dessine sur
cette question linguistique au sein du SMSI, j’espère que
la France saura être assez ferme, que nous saurons trouver
les arguments, les exemples, les forces de convictions pour
protéger la planète de l’uniformisation culturelle et
linguistique. Et construire ainsi des alliances avec
toutes celles et tous ceux qui ont compris que l’avenir
du réseau mondial passe par son implantation dans les
communautés de destin (les pays, les zones linguistiques,
les quartiers, les villes, tous ces endroits où les gens
vivent réellement ensemble et échangent).

Le modèle libéral d’un marché culturel appuyé sur le "libre
choix" du consommateur de la langue et de l’origine des
produits avance masqué dans les déclarations tant du secteur
privé que des Etats-Unis...

Heureusement, la déclaration telle qu’elle est toujours rédigée
à l’issue de cette "intersession" garde fortement marquée la
nécessité de promouvoir la diversité et le multilinguisme.
Avec notamment une phrase très claire : (point 50) "The local
development of contents suited to domestic or regional needs
will encourage social and economic development and will
stimulate participation of stakeholders not only as users but
also as providers, creators and generators of contents and
innovative applications" (Le développement à l’échelle locale
de contenus adaptés aux besoins nationaux ou régionaux stimulera
la participation de tous, non seulement comme consommateurs,
mais comme producteurs, créateurs, sources de contenus et
d’usages innovants).

Mais gaffe, dans ce combat pour la diversité culturelle et
l’autonomie des décisions d’aide et de soutien à la création,
les tenants du marché libéral reviendront à la charge. Dès
septembre au "prepCom3" du SMSI, j’en prends le pari...
et auparavant à Cancun pour la réunion de l’OMC.

La géopolitique des langues est sur les rails... ne nous
laissons pas berner par les flaveurs de "libertés" des messages
des producteurs dominants. Interrogeons-nous sur les
implications réelles dans nos vies quotidiennes, dans nos
achats, dans nos lectures, dans nos créations mêmes, qui
pourraient devenir trop marquées par ce mythique "marché
mondial" au point d’être oublieuses des valeurs que nous
avons envie d’entendre, de lire, de partager, de chanter
et qui sauront nous faire rire et nous émouvoir, ici et
maintenant, avec nos frères et nos soeurs du monde entier.

Ensemble, mais non semblables.

Hervé Le Crosnier

PS : Bien évidemment, je suis un fan de littérature étatsunienne,
de Dashiell Hammett à Norman Spinrad, de Faulkner à Jim Harrisson.
Bien évidemment, mes héros s’appellent Dylan ou Hendrix.
Bien évidemment, Charlot, Hitch et Bogart sont dans mon panthéon,
et je dois vous l’avouer, je ne peux pas voir un western sans pleurer.

Mais je l’ai choisi, parce que tout cela a sa place
à côté, avec, ensemble, Léo Ferré, Ali Farka Touré, Godard
et Fellini, et tous les autres, notamment mes copains
des Frères Nardan qui jouent à coté de chez moi et qui
ont enregistré un CD dans ma ville... de musique du monde.

Evidemment.