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Il faut abattre le mur de l’apartheid en Palestine
Publie le dimanche 10 août 2003 par Open-PublishingIl faut abattre le mur de l’apartheid en Palestine,
par Etienne Balibar et Henri Korn
LE MONDE | 08.08.03 | 13h16
Le mur de séparation (Security Fence) que le gouvernement
israélien construit à l’intérieur des territoires occupés de Cisjordanie,
pour une somme avoisinant les 2 milliards de dollars, arrêtera-t-il les
attaques de commandos-suicides qu’il est censé bloquer ?
Rien n’est moins sûr, si l’on en croit l’expérience de
précédentes stratégies mises en ouvre pour écraser le "terrorisme"
palestinien, tout en aggravant ses causes.
En revanche, il n’empêchera ni les chars de Tsahal de déferler
sur les villes ni ses missiles et ses hélicoptères d’atteindre leurs cibles
dans la population palestinienne. Et il portera le coup de grâce aux
possibilités de règlement du conflit israélo-palestinien. Même si le
complément déjà prévu à bonne distance du Jourdain ne voit jamais le jour,
les conséquences qu’entraîne cette construction sont historiquement
tragiques.
En Israël même, de courageuses associations de défense des
droits de l’homme et des groupes de militants de la réconciliation
israélo-palestinienne, comme Gush Shalom, B’Tselem, Taayush, les Femmes en
noir, ont lancé le cri d’alarme. Le premier ministre palestinien a expliqué
qu’il ne pouvait pas feindre de négocier d’un côté ce qu’on lui retirait par
la force de l’autre. Mais les réactions d’organismes internationaux, des
gouvernements, de l’opinion elle-même demeurent comme paralysées. Comment le
comprendre ?
Faut-il que la séparation soit totale, et qu’il soit trop tard
pour en réparer les conséquences ? Faut-il s’entourer de précautions
tactiques tandis que des "discussions de paix" - susceptibles de capoter à
chaque instant - ont repris entre le gouvernement israélien et l’Autorité
palestinienne pour mettre en ouvre la "feuille de route" sous les auspices
des Etats-Unis ?
Et si cette construction meurtrière, avançant inexorablement sur
le terrain, était le signe le plus tangible que l’une des parties n’entend
nullement renoncer à imposer sa loi à l’autre et au monde ?
Le mur déplace les populations directement, ou les chasse
indirectement en les privant de leurs moyens d’existence, de façon que les
habitants soient forcés de quitter leurs villages et au bout du compte leur
pays, comme certains l’espèrent manifestement en Israël.
Pour l’édifier, pour en dégager les abords, on détruit les
maisons, on coupe les routes, on arrache les arbres, on confisque les terres
et l’eau, on isole les villages et les villes. Une fois qu’il est mis en
place, les enfants ne vont plus à l’école, les adultes ne travaillent plus,
les familles sont désarticulées. On estime que de 90 000 à 210 000 habitants
de Cisjordanie sont d’ores et déjà affectés.
Mais ce n’est pas tout : le mur, dont certains représentants des
colons israéliens craignaient à l’origine qu’il ne prélude à leur "abandon",
rend en fait irréversible - à de rares exceptions près - l’existence des
colonies (dont il faut rappeler que, du point de vue du droit international,
elles sont toutes illégales) en les incluant ou en les contournant. Il
prépare leur extension (c’est cela sans doute que veut dire M. Sharon quand
il indique que le tracé, à l’avenir, pourra être déplacé). Il sanctionne
l’isolement de Jérusalem-Est, prélude à son annexion pure et simple. Il
interdit les communications entre Palestiniens des territoires et
Palestiniens ("Arabes") incorporés à l’Etat d’Israël. Il coupe la Palestine
autonome, réduite à 40 % des 22 % restants (à peine 9 % en tout) de la
Palestine historique, de toute possibilité de contact avec le monde
extérieur.
Derrière son enceinte de béton, de barbelés, de miradors et de
moyens de surveillance électronique, le mur emprisonne les Palestiniens qui
avaient réussi à se maintenir et à résister sur une portion congrue de leur
propre terre. Il crée un peuple de détenus. Par voie de conséquence aussi,
sinistre ironie du projet de conquête et de domination, il crée un peuple de
gardiens de camp : le peuple israélien avec ses "forces de défense". On
comprend pourquoi tant de jeunes Israéliens préfèrent la prison au service
militaire. Il n’y a en effet de précédents pour une construction de ce genre
que dans l’histoire des régimes totalitaires.
Il s’agit donc, et il faut le dire, voire le crier, d’un nouvel
épisode de la catastrophe palestinienne, d’une nouvelle naqba. Il s’agit de
faire de "l’Etat palestinien viable", rituellement promis par la communauté
internationale et auquel le gouvernement Sharon a fait mine de se rallier,
un patchwork informe de bantoustans et de camps de réfugiés, généralisant ce
qui existe déjà pour la bande de Gaza. Non seulement cet "Etat" ne sera pas
viable, économiquement, culturellement, administrativement, mais il ne sera
pas humainement vivable.
Le coup qui est en train d’être porté ainsi à la capacité de
survie du peuple arabe de Palestine est comparable par son ampleur aux
expulsions de 1948 et à l’occupation de 1967. Mais, pour anéantir un peuple
qui ne veut pas disparaître, il faut aller aux extrêmes.
Qui ne voit que, pour le présent et pour l’avenir, le mur n’est
porteur que de famine, de misère, de déportations, de terreur et de
contre-terreur, de guerre interminable ? Les arrangements transitoires qui
pourraient être conclus entre autorités israéliennes et palestiniennes sous
l’égide de forces étrangères ou d’institutions internationales n’y
changeront rien, si toutefois ils vont à terme dans ces conditions.
Mais nous, que faisons-nous devant la tragédie ? Restons-nous
spectateurs, au nom du sacro-saint principe de la non-intervention, en
attendant de convenir qu’un crime contre l’humanité avait été commis sous
nos yeux et d’en observer les répercussions dans toute la région et dans le
monde entier, où les principes de droit sont toujours plus ouvertement
bafoués ?
Ce serait une honte. Refusons la fatalité, mobilisons-nous contre
l’abjection et l’absurdité. Exigeons des gouvernements - y compris de
l’Union européenne, théoriquement partie prenante à la conception et à la
mise en ouvre de la "feuille de route" ; y compris celui des Etats-Unis s’il
veut donner quelque crédibilité à sa revendication du rôle d’arbitre des
conflits internationaux -, exigeons des Nations unies et des organisations
humanitaires qu’ils fassent pression par tous les moyens dont ils disposent
sur le gouvernement israélien.
Il faut qu’Israël arrête immédiatement la construction du mur,
détruise ce qui en existe déjà, restitue aux Palestiniens les terres
accaparées et les remette en état.
Nous en appelons, pour faire entendre cette exigence de raison
et de justice, à toutes les forces démocratiques, aux autorités juridiques,
religieuses et morales, aux intellectuels. Et aussi, partout dans le monde,
aux communautés juives qui ont conservé la mémoire des persécutions dont
elles ont été les victimes autrefois, et qui ne peuvent contempler sans
horreur ce qu’est devenue la politique d’Israël sous prétexte de défendre
son existence et sa sécurité.
Que toutes et tous fassent reculer la politique d’annexion et
d’écrasement poursuivie depuis l’assassinat de Rabin et des espoirs qu’il
avait incarnés, et aggravée par le gouvernement Sharon après le
déclenchement de la seconde Intifada.
Avant toute négociation susceptible de conduire à la paix et à
la coexistence des peuples qui, depuis soixante ans, s’affrontent sur la
même terre, il y a là, nous en sommes convaincus, un impératif moral et une
condition politique incontournables.
par Etienne Balibar et Henri Korn
Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite, université
de Paris X-Nanterre.
Henri Korn biologiste, membre de l’Académie des sciences.