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Interview de Carlos Montemayor sur l’Autre Campagne

Publie le jeudi 30 mars 2006 par Open-Publishing

Le journal mexicain "Siempre", peu fiable par ailleurs, a publié en
janvier une interview de l’écrivain Carlos Montemayor. Le Réseau
d’information et solidarité Amérique latine (RISAL) en publie, le 13 mars,
une traduction que nous reproduisons ci-dessous.

Il faut saluer l’intelligence des réponses de Carlos Montemayor face à
l’inanité voire à la malhonnêteté des questions.

Carlos Montemayor : "l’Autre campagne zapatiste cherche à toucher d’autres
milieux que ceux des indigènes et paysans"

par Isabel Salmerón janvier 2006

Après avoir fait profil bas ces dernières années, l’Armée zapatiste de
libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN) a
choisi son douzième anniversaire - le 1er janvier - pour revenir sur la
scène politique, avec ladite "Autre campagne", qui, quelques jours après
avoir été lancée, a engendré une grande polémique parmi les
fonctionnaires, les hommes politiques et les chercheurs.

Pour l’écrivain Carlos Montemayor, avant de prédire ce qui va arriver au
mouvement et à son projet, "il faudrait suivre l’évolution de ”l’Autre
campagne”, les déclarations, les interviews, les réunions, les accords,
les organisations avec lesquelles l’EZLN sera en contact, car c’est un
processus social et politique auquel il convient d’être chaque jour plus
attentif".

Les partis politiques, dit-il dans l’entretien, indépendamment de
l’idéologie à laquelle ils se rattachent, ne peuvent pas se rapprocher des
gens, parce qu’"ils sont de plus en plus proches d’eux-mêmes et de leurs
élites. Le moment viendra peut-être où le processus de paupérisation dont
est victime la société mexicaine explosera et les obligera à se tourner
vers la base sociale du pays. "L’Autre campagne" avance dans ce sens".

Ces derniers jours, on a assisté à une vague de réactions contre et pour
"l’Autre campagne" menée par l’EZLN. Quel est l’objectif de cette campagne
qui commence en plein processus électoral fédéral ?

Il est nécessaire d’avoir une lecture plus large de cette facette de
l’EZLN, et pour cela, il faut rappeler qu’en 2001, au début de
l’administration de Vicente Fox, la Marche zapatiste [1] a représenté un
foyer de tensions et d’intérêts très important au niveau national et
international. Même si nous pouvons dire que la réaction ou la réponse
sociale à cette marche zapatiste a été importante, la réponse au niveau de
l’Etat - pas au niveau d’un groupe d’hommes politiques mais bien à celui
de l’Etat - fut désastreusement négative.

Les réformes constitutionnelles en matière de droits indigènes, comme
elles avaient été posées et conformément à ce que proposait et espérait
l’EZLN, reçurent un non catégorique de la part des pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire, ce dernier s’étant déclaré incompétent pour
traiter le cas. Nous avons eu une réponse négative de l’Etat et non une
réponse conjoncturelle de groupes ou corpuscules. Face à la réponse de
l’Etat, l’EZLN n’a rien dit parce que cela ne servait à rien de répliquer,
il n’y avait pas d’interlocuteur, il n’y avait pas de possibilité de
répliquer.

Dans notre culture, nous avons pour habitude de penser que ce qui n’existe
pas dans les médias n’existe pas dans la réalité, et que si durant toutes
ces années le zapatisme a été absent des médias cela signifiait qu’il
avait disparu dans la réalité. Nous aurions tort de penser ainsi. Pendant
ces dernières années, l’EZLN a répondu de manière efficace, pacifique mais
intelligente au "non" de l’Etat par l’établissement des caracoles dans les
conseils de bon gouvernement [2], mettant ainsi en pratique les Accords de
San Andrés [3], importants en termes sociaux et politiques parce que,
quand un président de la République ou un gouverneur voudra affronter
sérieusement et profondément ces changements sociaux, il ne pourra pas
revenir sur les actions effectuées et il devra reconnaître en droit ce qui
n’est actuellement qu’une réalité de fait.

Cependant, lancer "l’Autre campagne" maintenant peut prêter à confusion
pour l’opinion publique.

Cette activité, très efficace, que nous ne voyons pas et que nous ne
voulons pas voir, est la réponse à une des activités les plus importantes,
en termes politiques et réels, de l’EZLN. De ce fait, nous devons
considérer le lancement de "l’Autre campagne" non comme une activité du
zapatisme après cinq ans d’inactivité mais bien comme quelque chose qui
s’ajoute à ce qui a déjà été fait. L’EZLN n’a pas dit au bout de cinq ans
 : "Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?". Durant ces années elle a mis en
œuvre des projets, et aujourd’hui en voilà un de plus.

L’EZLN est-elle en compétition avec d’autres forces politiques ?

L’idée qu’elle est en compétition avec les autres campagnes est-elle
fausse ? Oui et non. Il faut se remettre dans le contexte : les campagnes
politiques des partis sont de plus en plus des mises en scène au sein de
plates-formes partisanes qui se ressemblent de plus en plus parce qu’il
reste peu d’espace aux gouvernants d’aujourd’hui dans la structure
pyramidale imposante, ou parce que, idéologiquement, les partis politiques
se rapprochent et s’accordent de plus en plus entre eux.

Les campagnes politiques apparaissent comme un mécanisme propre aux hautes
sphères du pouvoir, les partis agissent comme des élites de pouvoir, dont
les intérêts de groupe sont constitués des priorités politiques,
économiques et sociales. La politique mexicaine est de plus en plus
concentrée dans une atmosphère raréfiée et réduite de chapelles. En ce
sens, on peut dire que ces campagnes partent très rarement de la réalité
sociale qu’elles veulent continuer à contrôler. Elles naissent
fondamentalement des intérêts des élites.

Dans ce contexte, "l’Autre campagne" est un appel non seulement à un ou
deux partis de gauche dans le spectre politique mexicain mais également à
tous les partis et au pays tout entier. A un moment donné, le Mexique aura
besoin que ces hommes politiques commencent à adopter le point de vue de
la base sociale, de la réalité sociale, et "l’Autre campagne" est un moyen
de signaler cette nécessité, de l’argumenter et de commencer ce processus.

Ceci dit, nous devons prendre en compte le fait que "l’Autre campagne" est
effectivement un signe stimulant pour comprendre d’autres carences
politiques du Mexique comme celle de l’absence d’une force citoyenne qui
se manifesterait au-delà des conjonctures électorales. Nous avons besoin
d’une citoyenneté à temps plein, qui agisse tous les jours, toutes les
semaines, tous les ans, qu’il y ait des élections ou non, parce que
l’exercice du pouvoir n’a aucun contrepoids dans le Mexique actuel et
créer une force citoyenne intelligente, éveillée et active au-delà des
processus électoraux serait un plus pour nous.

L’EZLN a dit que "l’Autre campagne" était une réponse au Pacte de
Chapultepec [4].

Ce n’est pas une réponse. "L’Autre campagne" a beaucoup plus d’objectifs,
beaucoup plus d’imagination, beaucoup plus de sens que seulement répondre
à ce pacte ou à n’importe quel genre de pacte. Tout au long du parcours,
il y aura beaucoup de déclarations, mais l’objectif fondamental est de
créer une force citoyenne qui ne se réduise pas seulement ni au seul cadre
indigène, ni au seul cadre paysan, ouvrier, étudiant ou de genre. C’est
une façon très intelligente et très créative de proposer au pays quelque
chose de plus réel que des discours qui proviennent des élites, et qui
sont de moins en moins nombreuses.

Une des plus fortes critiques a été celle de Xóchitl Gálvez, de la
Commission pour le développement des peuples indigènes, qui souligne que
le leadership de Marcos [5] s’est affaibli parce que beaucoup de
zapatistes ont déserté ou se sont éloignés après le refus du
sous-commandant de participer à des projets gouvernementaux pour les
peuples indigènes.

C’est une déclaration qui n’a pas le moindre fondement dans la réalité, il
s’agit d’un discours de plus de l’administration de Fox. Souvenons-nous
que pendant l’administration de Zedillo (1994-2000) et l’actuelle, il y a
eu de nombreuses déclarations soit sur les maladies mortelles du
sous-commandant Marcos, soit sur la fracture ou les innombrables
désertions de l’EZLN. Durant ces deux administrations, ils ont été, par
des déclarations officielles gratuites et rhétoriques, sur le point
d’enterrer le sous-commandant des milliers de fois et de faire disparaître
et de dissoudre les bases sociales et les contingents de l’EZLN. Cette
déclaration est un autre exemple de ces observations irréfléchies.

Certains chercheurs disent que "l’Autre campagne" peut détériorer le
climat électoral.

Bien sûr que non. Ceux qui sont vraiment en train de bloquer les élections
fédérales sont les élites de partis politiques eux-mêmes, et
particulièrement les médias audiovisuels. Ceux-ci constituent vraiment, et
constitueront, un grave danger pour la démocratisation des processus
électoraux au Mexique, parce que le poids qu’ont certains présentateurs de
télévision dans le pays amène à confondre des domaines qui relèvent de
l’administration publique ou des juges et d’autres qui répondent à un
projet économique ou à des intérêts politiques et économiques de certaines
plates-formes politiques, ce qui est vraiment dangereux et grave pour un
jeu proprement démocratique. Donc ceux qui s’inquiètent parce que "l’Autre
campagne" risque d’être un obstacle devraient unir leurs efforts et voir
combien l’intervention des campagnes médiatiques met en danger la propreté
des élections.

Notes de RISAL :

[1] [NDLR] Consultez le dossier "la Marche pour la dignité indigène" sur
RISAL.

[2] [NDLR] Le 9 août 2003, l’Armée zapatiste de libération nationale
(EZLN) décrétait la naissance des "conseils de bon gouvernement" (Juntas
de Buen Gobierno) dans les cinq zones territoriales sous son contrôle,
appelées "caracoles". Il s’agit en fait de structures d’autogouvernement.
Consultez le dossier "l’autonomie zapatiste" sur RISAL.

[3] [NDLR] Les accords de San Andrés ont été signés le 16 février 1996
entre l’EZLN et le gouvernement fédéral, et concernent notamment
l’autonomie indigène. Postérieurement, la Commission de concorde et de
pacification (Cocopa) du Congrès mexicain a élaboré la "loi Cocopa" ou
"loi indigène", qui a reçu le soutien de l’EZLN dans la mesure où elle
reprenait les points fondamentaux des accords de San Andrés. Finalement,
le gouvernement et le congrès mexicain ont trahi leurs engagements.

[4] [NDLR] Pacte signé au mois de septembre 2005 surtout par la classe
politique et des chefs d’entreprises. L’idée est d’établir un accord
national qui favorise le développement et la croissance économique.

[5] [NDLR] Leader et porte-parole de l’Armée zapatiste de libération
nationale.

Source : Siempre (www.siempre.com.mx/), janvier 2006.

Traduction : Marie-Anne Dubosc, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).

http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1636