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Interview du sociologue irakien Subhi Thoma

Publie le samedi 20 décembre 2003 par Open-Publishing


"Les USA veulent islamiser l’Irak"


"Chaque fois que je participe à un débat
je suis obligé de montrer mon passeport et de préciser
ma longue histoire d’opposition au régime de Saddam
Hussein". Le sociologue irakien Subhi Toma, exilé
en France depuis des années, veut détruire le
stéréotype qui transforme tout citoyen de l’Irak
en un partisan de l’ancien régime. A Rome pour participer
à une rencontre sur "mouvement pacifiste et guerre"
organisée par le Parti de la Refondation communiste,
il raconte à Liberazione (journal communiste : N.d.T.)
toute la frustration d’un démocrate qui a vu son pays
passer de la dictature baathiste à la spirale odieuse
occupation-terrorisme.

Comment a été vécue par les
Irakiens la capture de Saddam ?

Les effets sur la population, y compris sur ceux qui, pendant
la dictature, ont subi la répression du régime,
sont éphémères et dureront à
peine quelques semaines dans l’imaginaire collectif. Dans
la réalité, le coup médiatique de Bush
ne réussira qu’à radicaliser les forces de
la guérilla et à exciter davantage le fondamentalisme
islamique.

Pourquoi parlez-vous de coup médiatique,
doutez-vous de la transparence de l’arrestation ?

Il s’agit d’hypothèses, mais il est évident
que la prise de Saddam tombe à pic pour les Etats-Unis,
le président Bush est en campagne électorale
, les Marines au front son manifestement en difficulté.
Je ne sais pas si Saddam était déjà
prisonnier, mais le rôle de première importance
joué par les services secrets iraniens, qui demandent
maintenant l’expulsion hors de l’Irak des Moudjahiddines
du Peuple, n’est pas un mystère. Un autre élément
concerne les alliés occidentaux, ce n’est pas un
hasard s’il y a eu, tout de suite après la capture,
un rapprochement de la France et de l’Allemagne, auxquelles
Washington a ouvert la porte des contrats de la reconstruction.

Comment jugez-vous le Conseil provisoire irakien ?

Les membres du Conseil ont joué un rôle décisif
pour légitimer a posteriori l’intervention militaire.
Washington dit qu’aujourd’hui l’Irak est gouverné
par un groupe qui représente notre société.
Ce n’est pas vrai, les membres du gouvernement provisoire
ont été choisis selon des critères
ethnico-religieux, par le Haut Conseil de la Révolution
qui a été formé en Iran à Al
Dawa, un parti qui, jusqu’en 1995, était considéré
terroriste par le Département d’Etat des USA. Même
les communistes y sont entrés, mais en tant que formation
chiite laïque et à condition d’abandonner la
phraséologie socialiste, ce qui a provoqué
une authentique explosion du mouvement communiste. Ensuite
il y a quelques sunnites, les kurdes de Talabani et de Barzani,
un chrétien, un turkmène. Il s’agit en tout
cas de personnalités insignifiantes et absolument
pas représentatives. Essayez de demander à
l’homme de la rue, je ne vais pas dire aux militants de
l’opposition, ce qu’il pense du gouvernement provisoire
et tout le monde vous répondra la même chose :
ce sont des traîtres. J’ajoute que c’est un exécutif
fantoche, mis sur pied pour avaliser des décisions
prises ailleurs.

Par exemple

Je pense à la "loi 39", une série
de mesures qui vise la privatisation totale de l’économie
irakienne. Parmi les différentes dispositions il
y a le retour en Irak des capitaux sans aucune taxation
et la braderie de nos ressources à une poignée
d’entreprises occidentales. C’est une stratégie cohérente,
qui vise la destruction de l’opposition sociale à
la libéralisation. Et ceux qui ne s’adaptent pas
payent. Figurez-vous qu’on a proposé au leader du
syndicat des chômeurs de transformer son organisation
en une agence d’intérim. Il s’y est refusé
et il est maintenant en prison.

Que pensez-vous de la résistance armée
contre l’occupation ?

C’est un discours complexe. Je voudrais rappeler que la
Charte de l’ONU garantit le droit à la résistance
des peuples aux occupations militaires, et j’ajoute que
95% des Irakiens s’opposent à la présence
des troupes.

Mais les bombes contre la Croix Rouge sont-elles
de la résistance ou du terrorisme ?

Je suis contre ce genre d’actions, les attentats contre
les civils ne font pas partie de la résistance patriotique.
De plus, il s’agit de méthodes suspectes, les mêmes
qui ont étés utilisées par les groupes
proches d’Ahmed Chalabi, qui déjà dans les
années 90 planifiaient des attentats par des autos-bombes.
A mon avis beaucoup d’attaques sont des coups montés,
je pense à la bombe contre l’école de Falluja :
on disait que c’était l’œuvre d’un kamikaze
mais par la suite on a découvert que le chauffeur
était déjà mort avant l’explosion.
C’est une façon pour faire passer l’idée que
l’Irak est l’otage du terrorisme islamique et pour justifier
l’ingérence étasunienne. Un paradoxe, alors
que c’est justement la présence des Américains
qui alimente le fondamentalisme.

Au contraire, il résulte d’un récent
sondage que les Irakiens sont en grande partie favorables
à un gouvernement laïque et démocratique

Notre tradition est incompatible avec les mouvements obscurantistes.
En 1930 nous avons eu la première femme magistrat,
en 1958 les premières femmes ministres, une chose
qui n’arrivait même pas dans les pays occidentaux.
Un Irak dirigé par un gouvernement religieux est
impensable mais, hélas, les Etats-Unis sont en train
d’y arriver, en mettant le pays devant une alternative meurtrière :
d’un côté les troupes d’occupation, de l’autre
le fondamentalisme islamique, deux phénomènes
en miroir.

Et la société civile, comment réagit-elle ?

Dans mes fréquents voyages je suis resté
surpris en voyant, en dépit de décennies de
dictature, le haut niveau d’instruction, de culture diffuse,
de conscience civile du pays. Les Irakiens ne sont pas des
ingénus et ne mordent pas à l’hameçon
des fausses promesses américaines, ils ne veulent
non plus adhérer à leurs modèles, comme
c’est arrivé avec les Koweitiens, qui croient qu’être
libre signifie avoir chez soi une domestique philippine.
En ce sens il s’agît d’une société mûre
et consciente.

Que demandez-vous à la dite communauté
internationale ?

Nous avons un besoin désespéré de
légalité pour sortir de cette dynamique coloniale.
Les Nations Unies doivent intervenir pour la rétablir.
En revanche, nous devons recomposer les forces politiques
irakiennes dans une Conférence régionale ouverte
aux pays limitrophes, qui nous conduise à des élections
démocratiques.

Pardonnez-moi, mais les Nations Unies ne semblent
pas capables de faire ce que vous dites

Certes, l’Onu a été mise en morceaux par
la force de l’administration USA et aujourd’hui elle est
une parodie diplomatique. Et toutefois nous n’avons pas
le choix. C’est la tâche des mouvements pacifistes,
de l’Europe et de tous ceux qui se battent pour la démocratie
au Moyen-Orient. Nous sommes fatigués, en 25 ans
nous avons eu trois guerres, un embargo, une occupation
et aujourd’hui nous sommes au bord d’un conflit civil dévastateur.
Sans compter que nous avons étés le laboratoire
d’expérimentation de la première guerre préventive
de l’histoire. Cela suffît, me semble-t-il.

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Daniele Zaccaria (Traduit par M.c. et G.R.)

20.12.2003
Collectif Bellaciao