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Interview exclusive de MARWAN BARGHOUTI dans l’HUMANITE

Publie le mercredi 12 janvier 2005 par Open-Publishing

Prison de Beer Sheba (Israël),

envoyé spécial.

À l’entrée du désert du Negev s’étend la ville israélienne de Beer Sheva. Aux confins de cette cité, il n’y a plus grand-chose et les Bédouins sont venus y dresser leurs tentes. Sur les terrains vagues errent des chèvres. Des blocs de bétons de ce qui a été des bâtiments s’entassent pêle-mêle. C’est là, comme indiqué par un sinistre panneau que se dresse la prison. Elle accueille près de 1 000 des 8 000 prisonniers palestiniens détenus par Israël.

En réalité, c’est une prison comme les autres, vue de l’extérieur : de hauts murs, des miradors de surveillance et, au-dessus de la lourde porte d’entrée métallique, un énorme chandelier à sept branches peint sur un panneau. Le bâtiment est divisé en trois quartiers dont un où sont placés les prisonniers à l’isolement. C’est dans ce quartier que se trouvait jusqu’à il y a quelques jours Marwan Barghouti.

Condamné à cinq fois la prison à vie, incarcéré depuis avril 2002, Marwan comme on l’appelle affectueusement dans les territoires occupés, est l’un des dirigeants palestiniens les plus populaires. Mis à l’isolement dans cette prison de Beer Sheva depuis tout ce temps, il vient d’être transféré dans un autre quartier où ses conditions de détentions se sont améliorées : il est au milieu des autres prisonniers. Hier, son défenseur palestinien Jawad Boulos, accompagné de l’avocat français Daniel Voguet (qui avait participé à sa défense) et de Jean-Claude Lefort, député du Val-de-Marne (qui a assisté à la quasi-totalité du procès), ont pu le rencontrer.

Depuis sa condamnation, c’est la première fois qu’il reçoit des visites de personnalités étrangères. « Il nous a remerciés pour le soutien que nous lui apportons et a comparé sa situation à celle des prisonniers dans la Bastille », témoigne le parlementaire communiste. « Il nous a indiqué que venant de la France ce soutien n’était pas étonnant, compte tenu de ses traditions démocratiques, de son combat constant pour la paix et la liberté des peuples. » Pour Daniel Voguet, « si son régime carcéral s’est amélioré il reste très dur puisque les possibilités et de sortie sont restreintes ».

Pour la première fois depuis son incarcération il a également pu rédiger deux messages. L’un à l’attention du président de la république française, Jacques Chirac, l’autre destiné au directeur de l’Humanité, Patrick Le Hyaric, puisqu’il sait que notre journal a lancé une campagne pour sa libération et celle des prisonniers politiques palestiniens.

Par l’intermédiaire des deux avocats et du député, les journalistes ne pouvant le rencontrer, nous avons pu « faire passer » des questions à Marwan Barghouti auxquels il a répondu

Vous avez présenté votre candidature à l’élection présidentielle à deux reprises avant de finalement vous retirer. Pour quelles raisons ?

Marwan Barghouti.
Ces élections sont très importantes pour les Palestiniens parce qu’elles représentent un plus pour la démocratie. Après l’annonce de ma candidature j’ai reçu de nombreux messages, internes et externes, y compris de la direction du Fatah. J’ai finalement considéré qu’il était mieux pour le peuple palestinien que je ne sois pas candidat. Je voulais donner une chance à la paix avec l’élection d’Abou Mazen. Je ne voulais pas que les Israéliens fassent comme avec Arafat, disant, si j’étais élu, que c’est un terroriste qui dirige les Palestiniens.

L’Intifada transforme l’occupation en un corps sans âme. Ce qui signifie que, malgré les souffrances du peuple palestinien, l’Intifada est la principale action qui montre au monde entier que vivre ensemble, alors que l’occupation se poursuit, est impossible. Dans ce sens, l’Intifada est victorieuse. D’autre part, l’Intifada représente le droit naturel des Palestiniens à se battre contre l’occupation. C’est une lutte légale. Les prisonniers ne sont pas des terroristes mais des combattants de la liberté, et nous avons le droit de continuer notre combat pour l’indépendance. Je veux l’unité du Fatah et je veux aider Abou Mazen.

Qu’attendez-vous de Abou Mazen ?

Marwan Barghouti.
La première priorité est de travailler au consensus national entre toutes les factions nationales et islamistes qui s’activent en Palestine. C’est la garantie majeure et la plus importante pour la résistance des Palestiniens face à des plans à venir qui obéreraient leurs aspirations nationales. C’est pourquoi Abou Mazen doit continuer à travailler à cette réconciliation et parvenir à une plate-forme politique.
Deuxième priorité : mettre en place de véritables réformes. Je sais que c’est difficile, mais Abou Mazen doit s’y atteler et se battre contre les leaders, les ministres ou quiconque est corrompu, parce que construire un système démocratique et sain est impossible si la corruption existe. Il faut donc réhabiliter les institutions et les organes palestiniens.
Troisièmement, au cas où Abou Mazen commencerait des négociations avec les Israéliens, il faut qu’il soit clair sur un point : ne pas penser à une nouvelle période intérimaire, expérimentale, parce qu’il est ainsi impossible d’arriver au but final des Palestiniens. Abou Mazen doit bien voir qu’une paix véritable ne peut émerger qu’avec la fin de l’occupation. Il ne faut donc pas aller vers un compromis intérimaire qui compliquerait la situation dans les années à venir.

Si l’occupation se poursuit, la lutte contre celle-ci est un droit national pour les Palestiniens. C’est une question qui ne doit pas être discutée avec les Israéliens, c’est notre droit. Aller vers les Israéliens suppose que ces derniers stoppent toutes les agressions contre les Palestiniens. Ils démolissent les maisons, envahissent les villes, assassinent les dirigeants. Ils doivent également libérer les prisonniers palestiniens. Si ces exigences ne sont pas remplies, en allant négocier, Abou Mazen perdra sa crédibilité au sein du peuple. Nous soutenons Abou Mazen dans ce sens-là.

Un congrès du Fatah est convoqué pour le début du mois d’août. Comment vous positionnez-vous ?

Marwan Barghouti.
Ce qui va se passer maintenant sera différent. Si le Hamas et Djihad participent aux élections législatives alors la règle du jeu sera changée de manière substantielle. Dans ce cadre, le Fatah doit avoir un esprit ouvert pour constituer ses listes de candidats. Le Fatah doit donc se comporter différemment que par le passé. Cela inclut bien sûr le congrès qui est convoqué.

Ce congrès aura à adopter les points majeurs qui auront été atteints avant les élections, ce qui signifie un véritable agenda politique pour tenter d’arriver à un consensus national parmi toutes les factions palestiniennes ; adopter et soutenir de véritables réformes y compris au sein du Fatah et lutter contre tous les gens corrompus même s’ils sont des membres ou des dirigeants du Fatah.

Serez-vous candidat aux élections législatives et/ou à la direction du Fatah ?

Marwan Barghouti.
C’est une question prématurée. Nous devons d’abord regarder ce qui se passe avec la présidence, avec le gouvernement et prendre en considération toutes les situations qui vont se présenter.

Comment considérez-vous l’attitude du Hamas ?

Marwan Barghouti.
Je pense que le Hamas participera aux élections législatives, ce qui représente un grand changement par rapport à 1996. Ce qui signifie que cette organisation est prête à jouer un rôle dans le champ politique et pas seulement dans le cadre d’une lutte armée contre Israël. Si, en Israël, il y a un vrai partenaire pour accepter le droit des Palestiniens à avoir leur propre indépendance, un État libre, alors je crois que Hamas considérera d’un autre oeil l’idée de la coexistence de deux États.

Que pensez-vous du plan de désengagement unilatéral de Gaza que Sharon veut mettre en place ?

Marwan Barghouti.
Si Israël peut se retirer de Gaza par une décision politique, cela signifie que la fin de l’occupation n’est pas une chose si difficile. Cela signifie qu’elle dépend seulement de décisions politiques qui peuvent être prises par les deux parties ou par une. Le retrait de Gaza montrera au monde entier, si c’est un véritable retrait sans aucune présence israélienne, que la vie est complètement différente de celle qui existe aujourd’hui. _ Cela montrera au monde entier que le véritable problème pour la paix est l’occupation. Tout le monde verra alors que les Palestiniens l’acceptent positivement.

Que doit-il maintenant se passer pour parvenir à une solution ?

Marwan Barghouti.
Après avoir essayé les accords d’Oslo et la période qu’ils ont ouverte, je suis de plus en plus convaincu que, si on ne définit pas la fin du processus, on se dirige vers un échec. On peut définir les buts principaux. Cela signifie la fin de l’occupation et la mise en place de deux États comme solution pas comme problème. S’il n’y a pas d’indications ou de déclarations de foi sur ces deux principes, toute période intérimaire ou une nouvelle période de ce type ne permettra pas d’aboutir. C’est pourquoi je pense qu’il faut aller aux négociations mais en définissant ces deux principes.
Si cela est accepté, toutes les autres questions seront discutées d’une façon positive et fructueuse, particulièrement avec la présence d’une troisième ou d’une quatrième partie.

Quel rôle la communauté internationale peut-elle jouer pour arriver à la paix ?

Marwan Barghouti.
Si nous ne sommes pas encore arrivés à la paix, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de partenaires palestiniens. Au contraire. Les Palestiniens ont donné assez de preuves, y compris sous la direction de Yasser Arafat. Et l’élection de Abou Mazen comme président est un message pour le monde entier selon lequel les Palestiniens ne soutiennent pas seulement la paix mais recherchent la paix de toutes leurs forces. Le problème est qu’en Israël il n’y a pas de vrais partenaires.
Dans leur mentalité, les autorités israéliennes ne sont pas prêtes à accepter de payer le prix de la paix. Les Palestiniens ont déjà payé ce prix et sont prêts à poursuivre dans ce sens. Nous, Palestiniens, savons où sont les frontières des Israéliens et les Israéliens savent où sont nos frontières. S’ils veulent vraiment la paix, on peut y arriver en quelques mois.

Mais ça ne peut pas arriver tout seul, surtout en considérant l’ensemble des problèmes historiques. C’est pourquoi il y a besoin d’une troisième partie. Ce ne peut pas être les États-Unis parce que cette troisième partie doit être neutre, doit réellement aider. Les États-Unis se sont rangés du côté d’Israël et ne peuvent donc pas jouer ce rôle de médiateur ou d’observateur. L’Union européenne doit jouer un rôle plus important pour deux raisons : elle a la confiance des Palestiniens et a de bonnes relations avec le gouvernement israélien. Si besoin est, l’UE peut envoyer des forces de paix ou des observateurs, entre les Palestiniens et les Israéliens, pour sécuriser la région au cas où certains auraient peur de l’avenir.

Questions posées par Pierre Barbancey