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Chaque kilomètre coûte 2,5 millions de dollars...
Israël-Palestine Un barrage contre la paix ?
Destinée en principe à protéger Israël des intrusions terroristes, la « barrière de sécurité », dont le premier tronçon est aujourd’hui terminé, a surtout permis au gouvernement Sharon d’annexer de fait 2,9% du territoire palestinien et une dizaine de colonies. Et lui a valu les reproches de George Bush...
De notre envoyé spécial René Backmann
« Voici l’avenir que nous proposent nos voisins israéliens… » Planté au milieu d’un carré de tomates, parmi les vergers, les serres et les jardins maraîchers qui s’étendent à la lisière de la ville, Maarouf Zahran, maire de Kalkiliya, parcourt du regard le rempart de béton de 8 mètres de haut qui transforme en cour de prison l’un des quartiers les plus agréables de la cité qu’il administre au nom du Fatah depuis 1996. A ses extrémités nord et sud, ce long mur gris se raccorde au grillage électrifié de la « barrière de sécurité » qui enferme la ville dans une véritable nasse. La seule ouverture, à l’est, près de la route de Naplouse, est contrôlée par l’armée israélienne, qui a aménagé là un petit camp militaire. Ne peuvent entrer ni sortir, à pied, que les femmes et les hommes de plus de 35 ans. Les véhicules, ambulances et voitures de médecin comprises, doivent disposer d’une autorisation exceptionnelle de l’administration civile, c’est-à-dire de l’armée.
Depuis près de deux ans, toutes les localités palestiniennes de Cisjordanie sont bouclées par l’armée israélienne. Les routes d’accès sont barrées par des blocs de béton, des monticules de terre et de gravats, renforcés par des plaques de ciment ou des carcasses de véhicules calcinés. Les piétons peuvent passer - à leurs risques et périls - par les sentiers et les oliveraies, mais les camions doivent être déchargés au barrage, et leur contenu acheminé jusqu’au village par des remorques attelées à des tracteurs agricoles, ou à dos d’âne. A cela s’ajoutent, pour ceux qui veulent se rendre d’une ville à une autre, une multitude de checkpoints militaires - environ 160 pour l’ensemble de la Cisjordanie - qui peuvent transformer un banal voyage familial en cauchemar. « Avant les bouclages, il me fallait à peine une demi- heure pour aller de Naplouse à Kalkiliya, raconte un enseignant. La dernière fois que j’ai fait le parcours, il y a quelques semaines, j’ai mis trois heures. Et j’ai des amis à qui il a fallu le double. »
Destinée en principe, lorsqu’elle sera achevée, à empêcher des terroristes de s’infiltrer en Israël ou d’y introduire des explosifs et des armes, la « barrière de sécurité » ou la « zone de séparation », comme l’appellent les militaires qui en ont la responsabilité opérationnelle, est le plus grand chantier du gouvernement Sharon. La construction du premier tronçon, entre Salem, au nord-ouest de Jénine, et Elkana, au sud-est de Kalkiliya, a été décidée le 23 juillet 2001. « L’idée des concepteurs, explique Marc Luria, membre du Conseil pour la construction d’une barrière de sécurité pour Israël, que préside l’ancien général Uzi Dayan, est strictement technique. Il s’agit de construire autour de la Cisjordanie, c’est-à-dire du futur Etat palestinien, une installation qui nous permettra de détecter et d’empêcher les intrusions de terroristes. Une telle barrière existe déjà autour de Gaza : aucun des responsables d’attentats suicides qui ont ensanglanté Israël ne venait de Gaza. C’est assez convaincant, non ? » Informaticien, originaire de Californie, Marc Luria n’est pas, à première vue, l’un de ces fanatiques de la colonisation qui jugent intolérable la création, un jour, d’un Etat palestinien. Au contraire. « Je suis pour l’existence de deux Etats vivant en bon voisinage. Mais comme ce n’est pas possible tout de suite, je pense d’abord à protéger mes enfants, ma famille, mon peuple. Lorsque les relations avec les Palestiniens seront devenues normales, je ne serai pas contre la démolition de la barrière. Ce serait un beau geste symbolique, vous ne trouvez pas ? »
Large de 60 à 80 mètres, composée de réseaux de barbelés, d’une piste de détection des intrusions, d’une route de service et d’un chemin de patrouille de part et d’autre de la barrière électrifiée, jalonnée de senseurs électroniques, la « zone de séparation » serpente à flanc de colline, comme une interminable cicatrice blanche, parmi les oliviers et la rocaille. En certains points jugés dangereux par les militaires parce que des tireurs embusqués pourraient prendre pour cible les usagers de la nouvelle autoroute trans-Israël n°6 qui longe la ligne verte, un mur de béton, comme à Kalkiliya ou à Tulkarem, remplace le grillage. A l’origine, cinq points de passage devaient être aménagés dans le premier tronçon de la barrière. Mais, comme l’a indiqué au quotidien « Haaretz » l’administrateur de la « zone de séparation », Nezach Mashiach, « le budget 2003 ne prévoyait pas les fonds nécessaires pour construire ces installations ».
A elle seule, la construction de cette première phase de la « barrière de sécurité », qui a coûté, selon le directeur général du ministère de la Défense, Amos Yaron, près de 2,5 millions de dollars par kilomètre, a englouti 1140 hectares de terres palestiniennes « réquisitionnées pour des besoins militaires ». La majeure partie de ces terres, qui abritent l’une des principales zones aquifères de la région, était constituée de vergers, de champs cultivés, d’oliveraies ou de serres. Il suffit de suivre les méandres de la « barrière » du haut d’une colline pour constater que les oliviers, « arbres de vie » des Palestiniens, ont payé un lourd tribut à ce chantier. Près de Nizat Issa, au nord de Tulkarem, des oliviers centenaires ont ainsi été arrachés. « Ce sont les plus rentables, explique Ahmed Assad, un vieux villageois. Un arbre de quinze ans rapporte 70 dollars par an. Un arbre de cent ans, dix fois plus. » Combien d’oliviers ont été arrachés ? Des dizaines de milliers, affirment les Palestiniens. Le chiffre précis est inconnu. Mais le quotidien israélien « Yediot Aharonot » a découvert que l’une des entreprises qui construit la barrière a mis en vente des oliviers « en quantité illimitée » au prix de 1000 shekels (250 euros) l’unité…
« Si les Israéliens avaient construit la barrière exactement sur le tracé de la ligne verte, qui marque depuis 1949 la séparation entre Israël et la Cisjordanie, je n’aurais pas trouvé cela très encourageant, mais j’aurais pu le comprendre vu le contexte politique, dit le géographe Khalil Toufakji, qui fut l’un des conseillers de la délégation palestinienne lors des négociations de paix. Mais profiter de la construction de cet ouvrage pour annexer de fait à Israël des colonies, c’est un fait accompli inacceptable sur le plan juridique, que la communauté internationale ne devrait pas tolérer. »
Le fait est que la « barrière de sécurité », telle qu’elle a été conçue par les stratèges militaires et telle qu’elle apparaît, dans sa première phase, sur le terrain comme sur les cartes du ministère de la Défense, est à la fois un dispositif de protection mais aussi un acte politique, infiniment plus concret, hélas, que les engagement israéliens à respecter la « feuille de route », c’est- à-dire le plan de paix préparé par le « quartette » (Etats-Unis, Union européenne, Nations unies, Russie) et accepté en avril par les Palestiniens puis en mai par Israël.
Car, loin de suivre le tracé de la ligne verte, les 120 premiers kilomètres de la barrière dessinent en fait de larges méandres, qui s’enfoncent parfois de 6 ou 7 kilomètres à l’intérieur de la Cisjordanie. Ces méandres contournent par l’est dix colonies israéliennes abritant près de 20000 personnes, qui se retrouvent ainsi rattachées, avec leurs terres et leurs routes d’accès, au territoire israélien. En revanche, 49 villes ou villages palestiniens, où vivent plus de 140000 personnes, se retrouvent isolés dans des enclaves, à l’ouest de la barrière, ou enfermés, comme Kalkiliya, dans une boucle entre plusieurs colonies. En outre, 36 autres localités (72200 personnes) sont coupées de leurs terres par la barrière. Selon l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, plus de 210000 Palestiniens sont directement affectés par la construction du premier tronçon de cette barrière, qui annexe de fait à Israël plus de 16000 hectares de terres, soit 2,9% du territoire de la Cisjordanie. « L’objectif, admet Pinchas Wallerstein, l’un des responsables du Conseil des Colonies, c’est de réunir un maximum de population juive et un minimum de population arabe sur le plus grand espace possible. »
Quand on se rappelle que les négociations israélo-palestiniennes passées ont parfois achoppé sur des contestations portant sur 2 ou 3% du territoire, on mesure la colère des Palestiniens devant ce chantier géant et devant les cartes des prochaines phases. Car les trois autres portions de la barrière déjà construites ou en travaux, au nord-est de la Cisjordanie mais surtout au nord et au sud de Jérusalem, se traduisent sur le terrain par des annexions plus spectaculaires encore. Ce sont en effet une quinzaine de colonies du pourtour de la Ville sainte, abritant 173000 personnes, qui seront intégrées au « Grand Jérusalem » lorsque la partie centrale de la barrière sera achevée, en 2004. Ce qui en fait coupera en deux la Cisjordanie.
Quant au tracé définitif des autres tronçons, à l’est et au sud, il n’est pas encore officiellement arrêté. Mais des cartes assez détaillées circulent. Un vote de la Knesset destiné à débloquer des crédits pour la construction des prochaines tranches de la barrière a été ajourné mardi dernier à la demande des députés de la majorité, qui exigeaient d’en connaître le tracé exact. Sous l’influence des colons, très mobilisés par cette question, ils souhaitent obtenir du Premier ministre un engagement certifiant que la quasi-totalité des colonies et la vallée du Jourdain seront annexées à Israël, ce qui aboutirait à priver l’Etat palestinien de près de la moitié de son territoire. Pour ne pas exaspérer Washington, Ariel Sharon affecte de tergiverser, invoquant tantôt le manque de crédits - nié par le ministre des Finances, Benyamin Netanyahou -, tantôt des « contraintes techniques ». Mais devant les chefs de sa majorité il a déjà indiqué à plusieurs reprises sa résolution à « aller jusqu’au bout » et à construire une barrière de près de 600 kilomètres.
« La vérité, dit Stéphanie Koury, conseillère juridique du département des Négociations de l’Autorité palestinienne, c’est qu’en violation du droit international et de l’accord d’Oslo le gouvernement Sharon est en train de tuer la possibilité de créer un Etat palestinien souverain et viable, en imposant sur le terrain des faits accomplis qui amputent et morcellent le territoire de ce futur Etat avant que ses frontières ne soient négociées, en 2005, dans la dernière étape de la "feuille de route". C’est si clair que, lorsque nous avons montré les cartes à Condoleezza Rice lors de sa visite à Ramallah, elle était furieuse. » George Bush lui-même a admis, la semaine dernière, en recevant à Washington le Premier ministre palestinien Mahmoud Abbas, que « le mur [était] un problème ».
« Nous ne sommes pas exempts de reproches, concède, dans son bureau de Jéricho, l’ancien chef des négociateurs palestiniens, Saëb Erekat. Nous avons par exemple été incapables de mettre en œuvre une pédagogie de la paix. Mais les Israéliens, une fois encore, jouent avec le feu. Après avoir augmenté la population des colonies de 72% entre 1993 et 2000, et construit sur les terres des Palestiniens 450 kilomètres de routes réservées aux colons, en violation flagrante des accords d’Oslo, ils refusent aujourd’hui le gel des colonies et l’arrêt du chantier de la barrière, prévus par la "feuille de route". Ils bénéficient de la trêve conclue entre l’Autorité palestinienne et les organisations islamistes, mais ils ne font rien pour la prolonger et la consolider. Proposer 540 libérations quand on détient près de 6000 prisonniers, ce n’est pas sérieux. En agissant ainsi, Sharon est en train de miner la "feuille de route". Il ne veut pas comprendre que dans le conflit israélo-palestinien il n’y aura pas un vainqueur et un vaincu mais deux vainqueurs ou deux vaincus. »
Une journée passée à circuler sur les superbes routes qui relient entre elles les 160 colonies de Cisjordanie et les raccordent au réseau routier israélien permet de constater que les constructions, dans les implantations, loin d’être gelées comme le réclame la "feuille de route", sont en plein essor. Des grues, des bulldozers, des bétonnières s’activent partout sous la surveillance de l’armée. Quant aux opérations d’« évacuation » menées par l’armée, elles n’ont touché aucune colonie en dur mais une poignée d’installations « sauvages », c’est-à-dire de cabanes de chantier et de caravanes, le plus souvent inhabitées, parmi la centaine que recensent les experts américains.
Selon ses proches, le Premier ministre palestinien compte sur les pressions de Washington pour faire entendre raison à Sharon. « Il est convaincu, dit son conseiller politique Rami Shehadeh, qu’en mettant en place une administration compétente, en combattant le népotisme et la corruption, en remplaçant les multiples milices par une police efficace et en instaurant le règne de la loi, il gagnera la confiance des Américains. » C’est aussi l’avis du ministre de la Culture, Ziad Abou Amr, qui fut l’un des négociateurs de la trêve de trois mois conclue le 29 juin avec le Hamas et le Djihad islamique : « Nous ne savons pas ce que veut Sharon, mais nous savons que si nous respectons notre part des engagements prévus par la "feuille de route", en renonçant à la violence et en mettant en place des institutions démocratiques, nous ne changerons pas seulement notre image mais aussi quelques données du rapport de force, en devenant beaucoup plus crédibles aux yeux de l’opinion internationale et de l’administration américaine. »
Mahmoud Abbas - « N’appelez plus le Premier ministre Abou Mazen, demande l’un de ses conseillers, l’époque héroïque des "Abou" est terminée, nous sommes sortis de la résistance, nous entrons dans la construction de l’Etat » - ne manque jamais, en public, de réclamer l’arrêt de la construction de la « barrière de sécurité », qui trace unilatéralement une frontière inacceptable. En privé, il est plus pragmatique : « Il ne cesse de nous dire : "Tout ce qui a été construit par les hommes peut être démoli, surtout un mur" », confie Ziad Abou Amr.
A quelques centaines de mètres des ruines de la Mouqataa - au milieu desquelles Yasser Arafat est reclus depuis dix-neuf mois dans le dernier bâtiment intact -, le Premier ministre palestinien, qui n’a pas renoncé à ses siestes quotidiennes, a installé son équipe de jeunes conseillers dans un banal immeuble de bureaux d’El Bireh. Il sait que dans une période aussi critique il doit préserver ses prérogatives sans laisser Sharon marginaliser davantage Arafat, car le vieux président incarne encore aux yeux de la majorité des Palestiniens une légitimité historique et politique qui fait défaut à son Premier ministre. Accusé d’avoir fait trop de concessions en acceptant une "feuille de route" dénaturée par les réserves israéliennes, il a renoncé à démissionner, musclé son discours sur les prisonniers, les colonies et la « barrière » et ne manque pas une occasion de réclamer la fin de la réclusion du président palestinien.
« Mahmoud Abbas est honnête et sincèrement dévoué à la cause du peuple palestinien, mais il est un peu naïf, dit un vieux compagnon de Yasser Arafat. Parce que George Bush lui a tapé deux fois sur l’épaule, il croit qu’il a l’oreille du président américain. C’est dangereux parce qu’il en devient sourd à la situation sur le terrain, à la détresse et à la misère des siens. »Après deux années de bouclages, de couvre-feux et de frappes plus ou moins ciblées, il est vrai que l’économie palestinienne est en ruine. La Banque mondiale estime qu’en trois ans le produit intérieur brut s’est effondré de 5,16 milliards de dollars à 3,22 milliards de dollars et que 60% des habitants vivent aujourd’hui au-dessous du seuil de pauvreté.
« Avant l’explosion de la seconde Intifada, en septembre 2000, Kalkiliya était une ville prospère, dit Maarouf Zahran. Les bouclages et les checkpoints ont réduit à néant ou presque les échanges avec les autres localités palestiniennes. Et aujourd’hui le mur nous coupe de nos terres agricoles et interdit tous nos liens avec nos voisins israéliens. Plus de 60% des adultes sont au chômage. La majeure partie de nos 41000 habitants a besoin de l’aide de l’ONU, de la Croix-Rouge internationale ou d’organisations humanitaires pour vivre. Si le Fatah ne voit pas que le moment est venu de cesser d’être un parti armé et de participer à la construction pacifique d’un Etat, si Sharon ne comprend pas que la paix a un prix et qu’il faut le payer, ce sont des hommes comme celui qui attend à la porte de mon bureau qui seront demain au pouvoir en Palestine. »Du regard, Maarouf Zahran désigne l’austère barbu en abaya grise, coiffé d’une calotte blanche, qui vient d’arriver : le chef du Hamas à Kalkiliya.
Les grillages électrifiés de la « barrière de sécurité » à une extrémité de Kalkiliya.Seuls peuvent entrer et sortir, à pied, les femmes et les hommes de plus de 35 ans.
René Backmann