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L’AXE DOHA-ANKARA-WASHINGTON ET LE NOUVEAU "GRAND JEU"
par Hédi Dhoukar
Publie le samedi 26 novembre 2011 par Hédi Dhoukar - Open-PublishingCela peut paraître paradoxal, mais l’avenir de la démocratie en Tunisie, dépend de la résistance de la Syrie et de l’Algérie à leur "libyisation".
Dans "Tunisie, une révolution" ?, rédigé dans la foulée des événements de janvier dernier qui ont vu la fuite du général Ben Ali vers l’Arabie saoudite, l’article sur ce blog se concluait sur une interrogation. Elle laissait planer la crainte d’une re-colonisation de la Tunisie, atténuée par l’idée qu’on n’était plus à la fin du XIXe siècle et que la Turquie n’était plus un "homme malade", mais une puissance pleine de vigueur. La suite des événements a révélé que la Turquie a changé de camp. Elle a traversé le miroir pour se placer du côté des prédateurs et regarder le "Grand Moyen Orient" comme le nouvel "homme malade" de ce début du XXIème siècle, une proie à dépecer à l’heure où se décide une nouvelle répartition internationale des rapports des puissances mondiales : un nouveau "Grand jeu".
Quels en sont les acteurs régionaux ?
1- ANKARA
La Turquie a été sauvée de son ultime dépeçage par Kamel Ataturk dans un contexte international qui avait vu la Grande Bretagne et la France — qui avaient expulsé les Ottomans du Proche Orient—, sortir exsangues de la Première guerre mondiale, les griffes et les crocs usés.
À l’issue de la Seconde guerre mondiale, la Turquie a su se placer dans le camp des vainqueurs, —les Etats-Unis—, qui se sont substitués à la Grande Bretagne et à la France au Machrek et au Maghreb en chevauchant intelligemment les mouvements de libération et en soutenant les nouveaux Etats pourvu qu’ils fussent anticommunistes.
La Guerre froide a vu la Turquie s’ériger en bastion des Etats-Unis et de l’OTAN pour barrer l’accès de l’Union soviétique aux mers chaudes. Ce rôle lui permît de connaître un rapide développement économique selon les paramètres et sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI. Elle devint une puissance moyenne qui compte et qui pèse dans la reconfiguration du monde d’après la chute du Mur de Berlin. Son ambition, développée dans le concept de "néo-ottomanisme", est de se redéployer dans le tissu des Etats turcophones —libérés désormais de l’étreinte soviétique—, et dans son ancien empire dont il ne reste plus, —à présent que le sort des Etats balkanique se règle en Europe— que la partie arabe. L’opportunité lui a été donnée, encore une fois, par le contexte international. Rejetée par l’Europe qui aspire à se reconfigurer sur le socle chrétien-blanc, la Turquie a été repêchée par l’alliée états-unien.
Très mal en point, depuis leurs guerres désastreuses contre le "terrorisme", malmenés en Asie centrale —Afghanistan et Pakistan— autant qu’en Irak, les USA cherchent en effet le moyen de reprendre du terrain en utilisant la puissance "soft". Renouant avec une politique qui leur avait réussi à l’époque des mouvements anticoloniaux, ils veulent se placer du côté des peuples et utiliser leurs justes aspirations au développement et à la dignité comme un moyen de repositionnement dans un cours historique plus raisonnable. Mais comment le faire sans mécontenter les alliés saoudien et israélien qui ont été jusqu’à présent les principaux leviers de la stratégie zunienne au Proche-Orient ? C’est la qu’intervient Ankara, idéalement positionnée en tant que puissance sunnite, et du camp occidental, contre laquelle ni Ryad, ni Tel-Aviv, ne peuvent rien. C’est ainsi qu’on a vu Ankara prendre à rebrousse poil les intérêts israéliens en défendant les Palestiniens de Gaza, en soutenant le "printemps arabe" au point de pousser l’Arabie saoudite à chercher un rapprochement avec l’Egypte, également mécontente, comme le montre la timide proposition faite au Caire de rejoindre le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) comme l’ont fait le Maroc et la Jordanie !
Mais Qatar fait partie du CCG dira-t-on. Comment expliquer son rôle ?
2- DOHA
Tous les observateurs connaissent le rôle joué par le petit émirat avec sa télévision satellitaire "Al-Jazeera"— et son prédicateur d’origine égyptienne, Al-Qaradawi—, dans l’encadrement et l’évolution d’une opinion inter-arabe. Cette télévision est devenue le poil à gratter de tous les régimes arabes autres que le qatari, dont la force reposait sur le contrôle strict de l’information qui était la condition sine qua non de l’existence d’une "opinion officielle", donc d’un pouvoir local. C’est ainsi que le petit émirat a préparé le terrain à l’effondrement des régimes tunisien et égyptien, en sapant la base de leur pouvoir qui reposait sur le contrôle de l’information. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les sommes (qui s’élèvent à des milliards) consacrées par le régime de Ben Ali à l’ATCE (Agence tunisienne de communication extérieure) et les listes des bénéficiaires, désormais rendues publiques. Mais, comme cela ne suffisait pas pour faire tomber le régime de Kadhafi, "Al-Jazeera" a sorti les grands moyens hollywoodiens que l’on sait et versé dans une propagande d’autant plus écœurante que ses meilleurs cadres ont démissionné.
Mais pourquoi Doha ?
Son insignifiance même explique l’importance de cette entité négligeable.
Cet émirat n’a pas versé une goutte de sang pour son "indépendance". Sa richesse repose entièrement sur les royalties que lui sont consenties par les puissances qui exploitent son pétrole et son gaz. Il n’a jamais rien édifié de ses mains, comptant pour cela sur la main-d’œuvre immigrée et le génie occidental. Cet Etat n’a pas de peuple ni aucun levier de puissance. Il se ramène à une famille qui cherche une légitimité en aspirant à un destin arabe et islamique. C’est au point d’entendre des propos ahurissants du ministre qatari des Affaires étrangères adressés à son homologue algérien. Ce dernier qui voulait atténuer les sanctions de la Ligue arabe contre Damas s’était entendu dire par le représentant du Qatar : « Arrêtez de défendre la Syrie parce que votre tour viendra et peut-être que vous aurez besoin de nous » !!
Comment expliquer ce rôle de grenouille qui cherche à être aussi grosse que le bœuf ?
La réponse se trouve, comme pour la Turquie, dans la nouvelle "soft policy" états-unienne.
Après avoir surfé sur la vague radicale-islamiste-terroriste, aidé par le co-pilote et financier saoudien, pour prendre pied en Asie centrale, la disputer à l’ours ex-soviétique et y titiller les moustaches du tigre chinois, Washington se voit contraint de trouver un autre co-pilote pétrodollarisé plus compatible avec la démocratie telle qu’on la conçoit sur les rive du Potomac, de la Tamise et de la Seine : une démocratie qui ne fasse pas émerger en terre d’islam de nouveaux Hezbollah ou de nouveaux Hamas tout en éliminant les apprentis-Nasser !
Cette nouvelle politique impulsée par l’Administration Obama gène d’autant plus le royaume saoudien et Israel qu’ils sont préoccupés, pour des raisons différentes mais convergentes, par l’émergence de la puissance iranienne. Or, Doha qui a des rapports avec Téhéran et Tel-Aviv, peut maintenir un canal de discussion avec l’Iran, combattre ouvertement le Hamas, le Hezbollah et ouvrir les hostilités contre la Syrie et l’Algérie après avoir contribué à le recolonisation de la Libye. L’Arabie saoudite ne peut pas s’exposer ainsi sans compromettre gravement son prestige. Toute l’importance du pion qatari —"the puppet" en anglais— repose dans ce rôle de feuille de vigne de l’impérialisme occidental dans sa tentative de reprendre possession de la grande proie arabe si indispensable à l’assouvissement de sa faim lancinante pour les énergies, les finances et les marchés.
C’est à la lumière de ce contexte général qu’il convient d’analyser les déplacements du général Ammar et celui de Béji Caïd Essebsi à Doha, avant les élections tunisiennes, ainsi que le voyage de Ghannouchi entrepris dans la capitale du Qatar après ces élections et la victoire d’Ennahdha.
Pour qui connaît l’histoire de la région arabe, l’impérialisme, dans sa phase conquérante, fait des promesses qu’il abandonne aussitôt sa conquête terminée. Ainsi la promesse britannique d’un "Grand royaume arabe" qui succéderait à l’Empire ottoman avait-elle été rapidement jetée aux orties. Mais pas le projet Balfour. De même, la France, quand elle était en rivalité avec la Grande Bretagne et l’Italie qui lui disputaient la Tunisie, y avait encouragé les réformes sous Khereddine Pacha. Mais dès que les Britanniques et les Italiens se sont retirés de la course, elle a occupé le pays pour y tarir les réformes à la source.
La Tunisie court aujourd’hui les mêmes risques. Tant que des pays comme la Syrie et l’Algérie, mais aussi l’Egypte à sa manière, résistent à la reconquête du monde arabe dans son ensemble, les puissances occidentales ont besoin de faire briller les ors de la démocratie en Tunisie, et à la soutenir. Mais si jamais ces barrages venaient à s’effondrer, alors bonjour le Qatar, bonjour Monsieur Qaradawi et Courage fuyons !