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L’apprentissage de l’imbécillité dans la culture de l’argent.
Publie le mardi 20 janvier 2004 par Open-PublishingOn pourrait penser que la tentative d’un professeur d’anglais d’une
université de seconde zone de faire un lien entre l’indigence de
l’enseignement aux Etats-Unis et la crédulité du public étatsunien
est un peu triviale si l’on considère que nous sommes embarqués dans
la première aventure impériale avouée du capitalisme vieillissant aux
Etats-Unis - mais restez avec moi. La question que je me pose, compte
tenu de mon expérience d’enseignante, est de savoir pourquoi ces
jeunes gens ont été éduqués dans une ignorance aussi crasse.
"Je ne lis pas", dit une étudiante de première année, sans être gênée
le moins du monde. Il ne lui vient pas à l’esprit que déclarer une
préférence pour ne pas lire dans une université, c’est comme se
vanter d’avoir choisi de ne pas respirer dans la vie courante. Elle
est dans mon cours consacré à la littérature mondiale. Elle doit lire
des romans d’auteurs africains, latino-américains et asiatiques. Elle
n’est pas là par choix : c’est juste un cours obligatoire pour son
diplôme et c’est, pense-t-elle, plus facile que la philosophie.
Le roman qui lui donne du fil à retordre est "D’amour et d’ombre"
d’Isabel Allende, mis en scène dans la terreur de l’après coup d’Etat
du régime de type nazi de la junte de Pinochet, entre 1973 et 1989.
Personne dans la classe, y compris ceux dont la matière principale
est l’anglais, n’est capable d’écrire un essai d’analyse précis, il
faut donc que je le leur apprenne. Personne dans la classe ne sait où
est le Chili, je dois donc photocopier des informations générales
dans des guides sur les pays du monde. Personne ne sait ce que sont
le socialisme ou le fascisme, alors je dois prendre le temps d’écrire
des définitions assimilables.
Personne ne connaît "le mythe de la caverne" de Platon, et je le mets
à leur disposition parce qu’il est impossible de comprendre le thème
du roman sans une connaissance de base de ce texte - qui faisait
partie des lectures obligatoires quelques générations plus tôt. Et
personne dans la classe n’a jamais entendu parler du 11 septembre
1973, le coup d’Etat soutenu par la CIA qui a mis un terme à la
démocratie adulte du Chili. Le choc est tangible quand je distribue
des documents déclassifiés étatsuniens qui prouvent la collusion des
É.-U. avec le coup d’Etat du général et l’assassinat de Salvador
Allende, président élu.
La géographie, l’histoire, la philosophie et les sciences politiques,
toutes sont absentes de leurs études. Je réalise que mes étudiants
sont en fait des opprimés, comme l’a fait remarquer Paulo Freire dans
" la pédagogie de l’opprimé " et qu’ils paient pour leur propre
oppression. Je leur explique alors patiemment : Non, notre
gouvernement n’a pas été l’ami de la démocratie au Chili ; oui, notre
gouvernement a financé à la fois le coup d’Etat et le système de
torture de la junte ; oui, cela est valable pour toute l’Amérique
latine. Puis, un étudiant demande "Pourquoi ?". Alors, je réponds que
la CIA et les sociétés privées foulent au pied le monde en partie à
cause de l’ignorance du peuple des États-Unis, apparemment provoquée
par l’éducation formelle, renforcée par les médias et acclamée par
Hollywood. Plus les gens lisent, moins ils en savent et plus ils
deviennent endoctrinés ; c’est ainsi que nous atteignons cet état
national d’imbécillité grâce auquel ils s’engouffrent dans des abîmes
de dettes. Si ce n’était pas tragique, ce serait drôle.
Pendant ce temps, cette coûteuse imbécillité facilite le financement
du travail sanglant des escouades de la mort, des juntes et des
régimes de terreur à l’étranger. Elle a permis la guerre dans
laquelle nous sommes engagés - une guerre injuste, illégale,
illogique et coûteuse qui annonce au monde la faillite de notre
intelligence et, par la même occasion, la faiblesse rampante de notre
système économique. Chaque mort d’homme, de femme et d’enfant due à
une bombe, une balle, à la famine ou à l’eau polluée est un meurtre
et un crime de guerre. Et cela met en relief l’incapacité de
l’enseignement étatsunien à produire des cerveaux équipés du strict
nécessaire pour la survie démocratique : l’analyse et la capacité de
poser des questions.
En d’autres termes, je ne pense pas qu’une éducation sérieuse est
possible aux É.-U. Tout ce que vous touchez dans les annales de la
connaissance est un ennemi de ce système de commerce et de profit, à
en perdre la raison. La seule éducation permise est celle qui adapte
au statu quo, comme dans les écoles coûteuses, ou qui produit des
gens pour maintenir et renforcer le statu quo, comme dans l’école
publique où j’enseigne. De manière significative, dans mon
établissement, une université de troisième ordre pour la classe des
travailleurs, diplômés de collège de première génération qui entrent
dans les postes de fonctionnaires au bas de l’échelle, dans
l’éducation et dans la gestion de niveau moyen, les matières
académiques favorisés sont la communication, la justice criminelle et
le travail social - fondamentalement comment mystifier, encadrer et
surveiller les masses.
Cette éducation représente un énorme gaspillage des ressources et du
potentiel des jeunes. Elle est incroyablement ennuyeuse et sans
intérêt - excepté pour les puissances et les intérêts qui en
dépendent. Quand un étudiant ukrainien, arrivé depuis seulement trois
semaines, écrit en anglais l’essai le mieux structuré et le plus
approfondi de la classe, on doit se poser des questions sur
l’éducation étatsunienne, en particulier pour nos jeunes.
Mais, l’état de délabrement atteint par l’enseignement étatsunien est
à la fois planifié et délibéré. C’est la raison pour laquelle nos
médias réussissent si bien avec leurs mensonges. C’est pourquoi notre
secrétaire d’Etat peut citer le mémoire d’un étudiant diplômé, en
annonçant avec certitude que ces données volés proviennent de la
source la plus fiable des renseignements. C’est pourquoi le
"Guernica" de Picasso peut être voilé pendant son "rapport" absurde
aux Nations Unies sans que quiconque ne remarque la signification
politique de ce geste et la sensibilité fasciste qu’elle protège.
Le fascisme culturel se manifeste par son aversion à la pensée et au
raffinement de la culture. "Quand j’entends parler de culture, je
sors mon revolver", disait Goebbels. Une des réformes les plus
infâmes et révélatrices mises en oeuvre par le régime Pinochet a été
la réforme de l’enseignement. L’objectif fondamental était de mettre
fin au rôle de l’université comme source de critique sociale et
d’opposition politique. Les départements de philosophie, de sciences
politiques et sociales, les humanités et le secteur des arts
susceptibles d’abriter des discussions politiques ont été démantelés.
On ordonna aux universités d’émettre des diplômes seulement en
gestion des affaires, programmation informatique, génie civil,
médecine générale et dentaire - bref, à devenir des écoles
d’enseignement professionnel, ce à quoi l’enseignement étatsunien
ressemble en réalité, du moins en ce qui concerne l’éducation de
masse. Nos étudiants peuvent obtenir leur diplôme sans jamais avoir
touché une langue étrangère, la philosophie, de quelconques éléments
de science, la musique ou l’art, l’histoire et les sciences
politiques ou économiques. En fait, nos étudiants apprennent à vivre
dans une démocratie électorale dénuée de toute politique - un fait
illustrée par la baisse de fréquentation des bureaux de vote.
Le poète Percy Bysshe Shelley a écrit que, dans la rapacité créée par
la révolution industrielle, les gens abandonnent d’abord leur esprit
ou leur capacité à raisonner, puis leur c¦ur ou leur capacité
d’empathie, jusqu’à ce qu’il ne reste de l’équipement humain originel
que leurs sens ou leurs demandes de satisfactions égoïstes. A ce
stade, les humains entrent dans la catégorie de produits de
consommation et de consommateurs du marché - un élément de plus dans
le paysage commercial. Sans c¦ur et sans esprit, ils sont
instrumentalisés à acheter tout ce qui calme leurs sens exigeants et
apeurés - des mensonges officiels, des guerres immorales, des poupées
Barbie et des enseignements en faillite.
Pendant ce temps, dans mon Etat, le gouverneur a ordonné une coupure
de 10% pour tous les ministères - y compris celui de l’éducation.
Luciana Bohne
Luciana Bohne enseigne le cinéma et la littérature à l’université
Edinboro en Pennsylvanie.
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– L’article original est accessible ici "Learning to Be Stupid in
the Culture of Cash by Luciana Bohne" :