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février 2006 - Page 20
Résistances et intégration
L’« autre campagne » des zapatistes
Et si le Mexique, lui aussi, basculait au centre gauche, avec la victoire de M. Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »), du Parti de la révolution démocratique (PRD), lors de l’élection présidentielle du 2 juillet prochain ? Cette possibilité entretient l’espoir de millions de citoyens. Paradoxalement, elle ne paraît pas enthousiasmer les zapatistes, qui, surmédiatisés dans les années 1990, ont été quelque peu marginalisés depuis. Ayant construit silencieusement dans leurs fiefs une sorte d’autonomie, ils se lancent à leur manière dans la campagne électorale pour sortir de leur isolement.
Par Fernando Matamoros Ponce
Institut de sciences sociales, Université autonome de Puebla (Mexique). Coauteur de Mexique, vision de l’empire des dieux, Hermé, Paris, 2005.
Désarmé mais portant sa cagoule, le sous-commandant insurgé Marcos, le plus célèbre des dirigeants de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), a quitté son fief des montagnes du Chiapas, le 1er janvier 2006. Rebaptisé « sous-délégué Zéro », il entreprend, à moto, un périple qui le mènera, en compagnie d’une délégation indigène, dans les trente et un Etats du Mexique, jusqu’à la veille de l’élection présidentielle, le 2 juillet prochain.
Au-delà du clin d’œil à l’épique randonnée sud-américaine effectuée, en 1952, sur son engin pétaradant - la Poderosa -, par celui qui deviendrait Ernesto Che Guevara (1), le « Sub » prend là une nouvelle initiative politique. Sorti pour « écouter les gens » et mener une « autre campagne », il a clairement énoncé, lors de sa première étape, à San Cristobal de Las Casas, le sens qu’il donne à cette action : « Nous avons défini une ligne très claire : une ligne de gauche et anticapitaliste. Pas du centre, pas de droite modérée, pas de gauche rationnelle et institutionnelle. Mais de gauche, là où se situe le cœur, là où est l’avenir. »
Le vote « utile » pour la droite, en 2000, suivi de la déroute électorale du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), a porté M. Vicente Fox (Parti d’action nationale [PAN]) à la présidence de la République. Sa promesse de présenter au Congrès une proposition de « loi indigène » à insérer dans la Constitution n’a abouti qu’à une déception de plus pour les zapatistes. La signature des accords de San Andrés « sur les droits et la culture indigène » en 1996, au terme d’un dialogue avec le gouvernement de M. Ernesto Zedillo, leur avait, un temps, rendu l’espoir. Cependant, malgré les engagements pris, M. Zedillo opposa son veto à cette avancée.
L’arrivée au pouvoir du PAN n’a rien changé à cet égard. Au printemps 2001, les principaux partis du Congrès, le PAN, le PRI, mais aussi le Parti de la révolution démocratique (PRD) - centre gauche -, ont certes voté une « loi indigène ». Mais, très éloignée de la lettre et de l’esprit des accords de San Andrés, elle ne faisait, aux yeux de l’EZLN et du Congrès national indigène, que perpétuer le paternalisme de l’Etat face aux populations autochtones. Au terme d’une marche de 3 000 kilomètres jusqu’à la capitale, les zapatistes rompaient une nouvelle fois un dialogue insatisfaisant.
Depuis, évitant les affrontements en ignorant les provocations, les communautés zapatistes ont décidé d’appliquer unilatéralement les accords de 1996 dans les territoires rebelles. A partir d’août 2003, s’inspirant de l’imaginaire collectif maya, elles ont concentré leurs efforts sur la reconstitution de leurs techniques anciennes de résistance, construisant l’autonomie à travers des zones baptisées caracoles (spirales) et des conseils de bon gouvernement (juntas de buen gobierno), instances de coordination des communes autonomes dans chaque zone (2).
Le viento de abajo (« vent d’en bas ») mentionné en 1994 par Marcos s’est renforcé : « Ce “vent d’en bas”, celui de la rébellion, de la dignité, n’est pas seulement une réponse au “vent d’en haut” qui s’impose (...), ce n’est pas seulement la destruction d’un système injuste et arbitraire, c’est surtout un espoir, celui de la conversion de la dignité et de la rébellion en liberté et dignité. De la montagne viendra ce vent, il naît déjà sous les arbres et conspire pour un nouveau monde, si nouveau qu’il est juste une intuition dans le cœur collectif qui l’encourage (3)... »
Nouvelles formes d’organisation... Les communautés mettent en œuvre leurs propres programmes d’éducation, de santé, de commercialisation, créant petites épiceries et coopératives. N’acceptant ni l’argent ni les projets du gouvernement, elles définissent de façon critique leur temps contre celui de la marchandisation, affrontent le discours de la mondialisation grâce au souvenir et aux légendes indiennes. « Les anciens racontent que le Yacoñooy était un guerrier petit mais courageux et audacieux, qui n’avait peur de rien, et paraissait grand et puissant... Le soleil a ri, confiant en son pouvoir et sa force, et ignora le petit homme qui, depuis le sol, le défiait. Le Yacoñooy le défia de nouveau et dit ainsi : “La force de ta lumière ne m’effraie pas, j’ai pour arme le temps qui mûrit dans mon cœur”, et il raidit son arc, pointant la flèche sur le centre même du soleil arrogant. Le soleil rit de nouveau et resserra alors sa ceinture de feu autour du rebelle, pour le rendre encore plus petit. Mais le Yacoñooy se protégea avec son bouclier et résista, tandis que le matin cédait la place à l’après-midi. Impuissant, le soleil voyait sa force diminuer au fil du temps, et le petit rebelle tenait bon, protégé et résistant sous son bouclier, attendant le moment propice pour l’arc et la flèche (4). »
Les zapatistes ne souhaitent pas être ceux qui dominent, mais veulent que les branches de la pensée rejoignent la mémoire, telles peut-être les racines de la ceiba, arbre mythique maya, lieu de réunion et de discussion des communautés (5). Bien sûr, cette consolidation silencieuse du pouvoir local ne va pas sans des difficultés. Ainsi, le roulement imaginé à la tête des conseils pose parfois problème : « Nous voulions, explique Marcos, que la charge du gouvernement ne soit pas l’exclusivité d’un groupe, qu’il n’y ait pas de dirigeants “professionnels”, que le plus grand nombre possible puisse en faire l’apprentissage et que l’on se débarrasse du principe selon lequel le gouvernement ne peut être confié qu’à certaines personnes... Cette méthode complique parfois la réalisation des projets, mais elle produit en contrepartie une école de pensée qui, à la longue, portera ses fruits sous la forme d’une nouvelle façon de faire de la politique (6). »
Une quête d’oxygène
Pour autant, depuis la sortie au grand jour des zapatistes, le 1er janvier 1994, les temps ont changé. Après avoir marqué les esprits de la « société civile mondialisée », accumulé un grand capital moral et joué un rôle important dans la transition mexicaine, l’EZLN n’a pas pu se transformer en force nationale. Dans la « 4e déclaration de la forêt Lacandone », le 1er janvier 1996, Marcos a bien lancé l’idée d’un Front zapatiste de libération nationale (FZLN), organisation sœur mais distincte, qui, fondée vingt mois plus tard à Mexico, a cherché à être le bras politique de la guérilla. La tentative s’est soldée par un échec. Peu à peu, Marcos a été éclipsé par M. Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »), maire puis ex-maire PRD de Mexico, favori de la prochaine élection présidentielle. Ce scrutin pourrait faire basculer le pays à gauche pour la première fois de son histoire.
C’est dans ce contexte que, conscients de l’essoufflement de leur mouvement, les zapatistes réapparaissent soudainement avec la « 6e déclaration de la forêt Lacandone » de juin 2005 : « Un nouveau pas dans la lutte indigène n’est possible que si elle s’allie avec les ouvriers, les paysans, les étudiants, les enseignants, les employés, c’est-à-dire les travailleurs de la ville et de la campagne (7). » Quête d’oxygène face au « suicide » de l’isolement, cette déclaration est une interpellation, une proposition théorique mais aussi pratique pour organiser l’action politique ; elle se voudrait un incendie attisé par le « vent d’en bas ».
Proposant une alliance avec les organisations populaires et une concertation en vue de l’élaboration d’un « programme national de lutte anticapitaliste et de gauche », comme contrepoids aux partis traditionnels, l’EZLN aimerait s’inscrire dans le renouveau des résistances mondiales dont, à ses yeux, les rassemblements de Seattle, Rome, Paris, Hongkong, La Havane, Caracas, Brasília, La Paz ont porté témoignage.
Mais, par certains de ses aspects, l’EZLN surprend. Car, si Marcos attaque vigoureusement le PRI et le PAN, il s’en prend aussi au PRD, le « parti des erreurs tactiques », à qui il semble même réserver ses coups les plus durs. Une foule immense a défilé, le 24 avril 2005, à Mexico, pour défendre le droit de M. López Obrador à être candidat à l’élection présidentielle de 2006, alors que le pouvoir manœuvrait pour l’en écarter. « Le processus d’exclusion parlementaire d’“AMLO” fut, en dehors d’un drame tragi-comique, un bon indicateur du mécontentement populaire, ironise Marcos, mais aussi, et surtout, un excellent tremplin électoral... pour celui qui a été exclu (8). » Avant de sortir l’artillerie lourde : « Pour connaître les projets du candidat au pouvoir, il ne faut pas écouter ce qu’il déclare à l’attention de ceux d’en bas, mais ce qu’il dit à ceux d’en haut - dans les interviews accordées au New York Times et au Financial Times, par exemple. (...) La proposition centrale du programme présidentiel d’“AMLO” (...), c’est la stabilité économique, c’est-à-dire toujours plus de profits pour les riches, une misère et une dépossession croissantes pour les pauvres, et un ordre qui étouffe le mécontentement de ces derniers. »
On ne peut expliquer l’« autre campagne », construction d’espaces politiques autonomes, comme une guerre pour des postes de direction entre l’EZLN et le PRD. Du point de vue des zapatistes, que M. López Obrador soit de gauche radicale ou réformiste de centre gauche n’est pas essentiel à la compréhension de ce qu’il représente. Il ne s’agit pas de l’individu et/ou des courants du PRD, certains s’affichant de droite et antizapatistes, mais de millions de Mexicains.
A travers leur lutte contre la mise à l’écart d’« AMLO », ces hommes et femmes, zapatistes urbains et perredistes (militants ou sympathisants du PRD), sont descendus dans la rue pour défendre les conquêtes obtenues dans la ville de Mexico. Comme Marcos, M. López Obrador est un symbole de la volonté historique de transformation. Il représente non seulement un passé de luttes, mais aussi la parole exaltée par les néozapatistes et les chilangos (9). Les symboles s’entremêlent : dans l’imaginaire populaire, « AMLO » est associé à Marcos, il concentre les particules de désir de changement.
L’« autre campagne » vient renforcer ces désirs, mais se veut aussi une assurance contre la « frustration annoncée », tant par la pratique et les discours de certaines tendances du PRD contre les zapatistes qu’en raison de la pression des institutions financières de la planète. Son existence n’est pas l’annonce d’une contre-campagne ni un appendice de la candidature de M. López Obrador, même si c’est ainsi qu’elle apparaît dans les débats nationaux et institutionnels.
Il a été reproché à l’EZLN de faire perdre des voix et des militants à M. López Obrador et au PRD. Les zapatistes ont rappelé que leurs formes d’organisation ne sont pas centrées sur les élections. Selon la logique indigène de la parole, l’« autre campagne » constitue un bouclier de réflexion face aux pratiques politiciennes et « vers le cœur du temps qui fait jaillir des sources de rébellions répandues par le “vent d’en bas” ».
Il ne s’agit pas alors d’attaquer « AMLO » ni le PRD, mais bien de se positionner sur l’échiquier politique, d’exiger des gouvernants qu’ils disent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils font et veulent faire. Les zapatistes se souviennent en effet qu’en avril 2001 tous les partis se sont mis d’accord pour voter contre les accords de San Andrés. Ils n’ont pas oublié qu’ils ont été trahis lors de « réunions secrètes », qu’on s’est moqué des Indiens et de leurs espoirs de reconnaissance en votant contre la « loi indigène ». Selon l’EZLN, il s’agissait là d’un « calcul politique » de certains courants du PRD destiné à éviter une sortie publique et nationale de leur organisation, et à les maintenir « prisonniers » dans les montagnes Bleues du Chiapas.
Bien que de nombreux perredistes se solidarisent avec les zapatistes, ceux-ci n’oublient pas que d’autres les ont abandonnés, les condamnant à une mort lente.
(1) Lire Ernesto Che Guevara, Voyage à motocyclette, Mille et une nuits, Paris, 2001.
(2) Chacun des conseils de bon gouvernement a son siège dans un des cinq caracoles.
(3) EZNL, « Dos vientos : una tempestad y una profecía », dans Documentos y comunicados, vol. I, Era, Mexico, 1994, p. 63.
(4) Marcos, La Jornada, Mexico, 3 février 2003.
(5) Selon les mythes mayas, la ceiba représente les racines de l’histoire, les morts, les espoirs de libération. Lire Jean-Marie Le Clézio, Le rêve mexicain, Gallimard, Paris, 1988.
(6) Envio, Managua, septembre 2004.
(7) « Sexta declaración de la selva Lacandona », juin 2005.
(8) Sous-commandant Marcos, « La géométrie ( ?) impossible du pouvoir », montagnes du Sud-Est mexicain, 6e mois de l’an 2005.
(9) C’est ainsi que l’on surnomme les habitants de la ville de Mexico.
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