Accueil > L’extradition, outil de normalisation du para-Etat colombien

L’extradition, outil de normalisation du para-Etat colombien

Publie le jeudi 3 juillet 2008 par Open-Publishing

Par Laurence Mazure
Journaliste.

« Nous avons été un modèle d’Etat » : presque un an jour pour jour avant son extradition vers les Etats-Unis avec treize autres chefs paramilitaires, le 13 mai 2008 (et quelques jours après celle de « Macaco »), M. Salvatore Mancuso accordait une entrevue exclusive à la journaliste Natalia Springer (1) et se remémorait avec nostalgie et regret le pouvoir et l’impunité dont ses compagnons et lui, regroupés au sein des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), avaient bénéficié, notamment à partir de la fin des années 1990.

Douze mois plus tard, cette remarque de M. Mancuso oblige à revenir sur la réunion secrète tenue à Santa Fé de Ralito, le 23 juillet 2001 : à cette occasion, plusieurs maires, sénateurs, chefs d’entreprise, gouverneurs de département proches de M. Alvaro Uribe, alors futur candidat présidentiel, scellèrent une alliance avec les AUC, l’enjeu étant celui d’une « refondation de la patrie » au nom d’un « nouveau contrat social » basé sur le « droit à la propriété » (2).

Ce « para-Etat » a ensanglanté la Colombie avec le soutien actif des forces armées, des milieux de droite les plus radicaux, du secteur des affaires et des grandes entreprises internationales, et de certains secteurs corrompus de la justice. Et ce, au moment même où le gouvernement du président Andrés Pastrana (1999-2002) dialoguait avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), dans la région de Caguán, surnommée « laboratoire de paix » (3).

Quelques années plus tard, cette expérience politico-militaire s’est consolidée. Depuis fin 2006, ses points les plus saillants émergent au fil des mises en examen et détentions d’« uribistes » impliqués dans le scandale dit « de la parapolitique » (4). Il s’agit d’un système d’alliance illégale et stratégique qui permit aux « paras » de contrôler par la terreur les populations et leurs votes dans une grande partie du territoire et à ces politiciens de prendre le pouvoir aux niveaux local, régional et national.

En fait, le seul obstacle que les paramilitaires, le président Uribe et les « parapoliticiens » n’avaient pas prévu a été l’obstination sans précédent des plus hautes instances de la justice colombienne. Pour le seul Congrès, plus de soixante-cinq députés et sénateurs sont aujourd’hui mis en examen — dont trente-quatre incarcérés — par le parquet et la Cour suprême.

Pour une personne arrêtée, nul ne sait combien d’autres continuent leur carrière dans l’administration publique, aux échelons local et régional, là où plusieurs centaines de micropartis ont fait leur percée, raflé les municipalités, et où représentants et conseillers municipaux œuvrent sous les formes apparentes de la légalité à détourner discrètement les budgets de l’Etat ainsi que les revenus des ressources naturelles. Quant aux « parapoliticiens » inculpés, ils ont de plus en plus fréquemment recours à la mesure de « condamnation anticipée », grâce à laquelle ils bénéficient de réductions de peine confortables s’ils reconnaissent les faits.

Les révélations sur les méfaits de la « parapolitique » débordent très largement les capacités techniques de la justice colombienne. Ne travaillant que sur des cas individuels, les juges n’ont pas commencé à recroiser systématiquement ses réseaux avec ceux des délits contre l’administration publique.

Dans le contexte d’un rapport de forces exceptionnellement dur entre la justice et le président colombien, dont le cousin Mario Uribe a été arrêté et le frère, Santiago, dénoncé à plusieurs reprises, l’extradition des chefs paramilitaires vers les Etats-Unis, le 13 mai, a peut-être été une sorte de compromis acceptable pour toutes les parties concernées. L’époque — les années 1980 — où les narcotrafiquants du cartel de Medellin préféraient « une tombe en Colombie plutôt que la prison aux Etats-Unis » est révolue depuis longtemps. L’extradition permet de ne pas répondre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, de ne pas révéler les noms des complices et, surtout, de ne rien divulguer des structures économiques mises en place derrière des façades juridiques « légales ». Elle dispense, au passage, d’avoir à payer des compensations aux familles des victimes.

L’extradition est donc considérée depuis plusieurs années comme une stratégie parmi d’autres dans la quête de l’impunité. Méfiants face à la loi 975, dite « justice et paix », qui a donné son cadre légal à leur « démobilisation », certains chefs « paras » anticipaient les revirements possibles d’alliés politiques soudain soucieux d’améliorer leur réputation auprès de la « communauté internationale » (5). Loin de tout nationalisme anti-gringo [Américain], le pragmatisme judiciaire le plus cynique règle leur conduite depuis le début des opérations de démobilisation.

Comme l’a rappelé l’hebdomadaire El Espectador, « dès le milieu de l’année 2003, alors que commençait à peine à s’ébaucher le processus [de démobilisation], plusieurs agents de la CIA [Central Intelligence Agency] ont eu des contacts directs avec les chefs des Autodéfenses et leur ont spécifiquement soumis la proposition de négocier leur sortie de guerre avec les Etats-Unis (6) ». De Montería à Bogotá, en passant par Medellin, les conversations avaient un objectif : leur faire comprendre que les autorités américaines désiraient avant tout connaître les routes qu’ils utilisaient pour le narcotrafic, leurs méthodes de blanchiment d’argent, et des informations aussi précises que possibles sur la guérilla des FARC.

En contrepartie, des familles de « paras » pourraient s’installer aux Etats-Unis pour commencer une nouvelle vie ; des solutions individuelles seraient trouvées en matière judiciaire. Sur le coup, certains des principaux chefs, dont M. Carlos Castaño, avaient eu une réaction mitigée. En revanche, M. Mancuso accepta un rendez-vous à l’ambassade des Etats-Unis. Les résultats ne furent pas à la hauteur des espoirs que la CIA lui avait fait miroiter, la justice américaine voulant clairement qu’il comparaisse pour répondre des accusations de trafic de drogue retenues contre lui.

Le choix d’une extradition immédiate vers les Etats-Unis pour éviter de cumuler celle-ci à une première condamnation de cinq à huit ans maximum prévue par la loi « justice et paix » s’est toutefois imposé : tous les démobilisés savent que de célèbres « narcos » colombiens, après une première condamnation plutôt légère dans leur pays, ont été arrêtés de nouveau, extradés, et condamnés aux Etats-Unis, purgeant ainsi deux peines de prisons au lieu d’une. Il y a moins d’un an, un conseiller des paramilitaires concluait donc : « Si l’on prend en compte le fait que, aux Etats-Unis, on peut se retrouver en liberté conditionnelle après avoir purgé 85 % de sa peine, il vaut mieux négocier directement avec leur justice (7). »

D’ailleurs, dès 2005, une disposition inscrite dans la loi « justice et paix » ouvre une porte vers cette échappée juridique : l’article 30 sur les conditions de privation de liberté des ex-« paras » précise que la peine pourra être purgée à l’étranger. La Cour constitutionnelle tentera bien de durcir le texte et conditionnera ses avantages à la révélation de la vérité aux familles des victimes et au versement de réparations pécuniaires. Cette disposition n’en est pas moins demeurée.

De plus, les ambiguïtés du gouvernement au fil des négociations ont contribué à rendre l’option américaine souhaitable par défaut. Début novembre 2006, dans une longue lettre ouverte à M. Luis Carlos Restrepo, haut-commissaire pour la paix, le chef « para » Vicente Castaño exprimait l’amertume de ses acolytes face aux nombreuses promesses que le gouvernement n’aurait pas tenues (8) — dont la protection contre toute extradition ainsi que la neutralisation des exigences de vérité et de compensations des victimes.

Quelques mois plus tard, M. Mancuso expliquera sans état d’âme qu’il est en train de négocier avec les justices américaine et italienne suite à des accusations de trafic de drogue dans ces deux pays : « Nous soumettre à cette loi [colombienne] est insuffisant ; il me faut chercher la possibilité de résoudre des problèmes juridiques internationaux (9). »

Cela n’empêche pas les ressentiments vis-à-vis d’un appareil d’Etat qui, après les avoir utilisés pour leurs basses œuvres, les lâche sans avoir tenu ses promesses. Durant les audiences de « justice et paix », les chefs « paras » ont souligné la collaboration très active de l’Etat dans leurs « opérations conjointes ». M. Mancuso ne fait aucun mystère des méthodes utilisées : « Pour que la violence ait augmenté jusqu’aux niveaux atteints, il a fallu le soutien de tous les secteurs de l’Etat, de toutes les institutions sociales (10). » Toujours dans l’entrevue accordée à Natalia Springer, il énumère les secteurs impliqués : « Toutes les sociétés bananières nous ont payé (à neuf cents dollar par caisse)... Sabas Pretelt [ancien ministre de l’intérieur] est venu nous voir au nom des industriels de ce pays... Les banques ont participé au blanchiment de l’argent généré par le trafic de drogue... »

Les seuls chefs d’inculpation dont les extradés auront à répondre aux Etats-Unis portent sur le trafic de drogue et le blanchiment d’argent. Un accord verbal passé entre le Conseil supérieur de la magistrature colombienne et la justice américaine prévoit la retransmission des audiences pour, théoriquement, approfondir les enquêtes menées contre les « parapoliticiens », mais sans porter sur les massacres, disparitions et assassinats dont ils sont responsables et que la loi, en Colombie, leur demandait d’élucider.

Au terme du « nettoyage de printemps » qu’a représenté l’extradition des quinze chefs « paras » les plus importants, reste le désarroi et l’amertume des dizaines de milliers de victimes et de leurs familles. Du point de vue du « para-Etat », l’extradition a été l’enterrement le plus efficace des maigres acquis de la loi « justice et paix », dont l’hebdomadaire Semana faisait récemment le bilan : « Malgré la bataille titanesque de la fiscalía [parquet], trois ans après [son] approbation, les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors que les victimes ont dénoncé 123 787 crimes commis par les paramilitaires, à peine 5 831 d’entre eux ont été reconnus. Et, parmi ceux-ci, 41 % l’ont été par les quinze chefs extradés. C’est dire si, maintenant, les commandants ont un poids particulier dans la confession des crimes (11). »

En d’autres termes, le « para-Etat » semble suffisamment établi pour que la classe politique, partie prenante, n’ait plus qu’à le légitimer en sauvant les apparences, c’est-à-dire en le purgeant d’une poignée d’individus trop visibles et surtout de plus en plus gênants par leurs propos. A moins d’une victoire de la coalition de centre gauche du Pôle démocratique alternatif (PDA) aux prochaines élections générales de 2010, le parachèvement du « para-Etat » semble donc être garanti : avec ou sans troisième mandat du président Uribe (qui cherche, pour pouvoir se représenter, à faire modifier la Constitution), les candidats « uribistes » ne manquent pas. Une telle continuité politique entérinerait, sur un monceau de cadavres, cette « refondation de l’Etat ». Sur les strictes bases de l’économie de marché, comme annoncé dès 2001 dans le projet paramilitaire de Santa Fé de Ralito.


(1) Natalia Springer, « Exclusivo para Un Pasquín », El Tiempo, Bogotá, 14 mai 2007.

(2) L’accord a été dévoilé au public par un des signataires, le sénateur Miguel de la Espriella, aujourd’hui sous les verrous. Cf. « Pacto secreto de Ralito 2001 » : www.indepaz.org.co/index.php ?option=com_content&task=view&id=384&Itemid=58

(3) Lire Maurice Lemoine, « En Colombie, une nation, deux Etats », Le Monde diplomatique, mai 2000.

(4) Lire « Dans l’inhumanité du conflit colombien », Le Monde diplomatique, mai 2007.

(5) Ceci étant urgent dans la perspective du traité de libre commerce (TLC) entre la Colombie et les Etats-Unis, que le Congrès américain refuse de ratifier pour cause d’assassinats de syndicalistes et de trop nombreuses violations des droits humains.

(6) Norbey Quevedo H., « La ruta gringa de los jefes “paras” », El Espectador, Bogotá, 15 septembre 2007.

(7) Ibid.

(8) « La carta de Castaño », Semana, Bogotá, 11 avril 2006.

(9) « Mancuso revelaría mas vinculos entre politicos y “paras” », El Espectador, 14 mai 2007.

(10) Ibid.

(11) « Extradición. Y ahora qué ? », Semana, Bogotá, 17 mai 2008.

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/07/MAZURE/16049