Accueil > LE MONDE A LANGUE UNIQUE

La tour de Babel est-elle en train de ressusciter ?
90% et peut-être plus des langues parlées aujourd’hui sur terre sont destinées à l’extinction d’ici la fin du siècle. Tous les dix jours, il en meurt une, définitivement.
di ERRICO BUONANNO traduit de l’italien par karl&rosa
Il y a quelques années à peine, les images angoissantes d’une étrange découverte faite au centre de la forêt amazonienne furent diffusées par les principaux journaux télévisés nationaux : un couple d’indigènes, un homme et une femme, avait été retrouvé, seul et mélancolique, perdu au milieu d’une végétation inextricable. Ils fournirent probablement toutes les explications au sujet de leur provenance, dirent quel fut le sort de leur peuple et comment il se faisait qu’ils fussent restés sans aucun compagnon, sans famille, sans village.
Mais personne ne sut comprendre leur histoire car ils parlaient une langue unique en son genre et dont ils étaient irrémédiablement - on peut le soupçonner - les derniers et les uniques dépositaires. Les caméras de télévision montrèrent l’homme s’adresser aux spectateurs d’une voix nasale et prononcer ce que l’on pouvait, quoiqu’il fût en train de dire, interpréter comme un chant désespéré sur sa solitude ; un discours long et incompréhensible, réduit à du son, résigné ; et c’est ainsi que se conclut une rencontre, ratée par la force des choses, avec les représentants d’un monde désormais déjà définitivement perdu. Pendant ce temps, à des milliers de kilomètres de là, dans les territoires de l’Alaska, vivait encore Marie Smith, âgée de plus de 80 ans, dernière représentante des Peaux-rouges capable de parler la langue ancestrale Eyakn, était jadis parlée par tout un peuple.
Avec une franchise désarmante, elle se confessait à l’intervieweuse : "Oui, certes, c’est horrible. C’est horrible de se sentir seul." Et elle le disait en bon anglais. La langue sibérienne Udihe n’est désormais parlée que par une centaine de personnes ; au Pérou, seuls cinq individus s’expriment en Chamicuro et six, en Amazonie, connaissent l’Arikapu. La langue morte aramaïque, la langue quotidienne de l’antique Palestine dans laquelle Jésus prêcha à ses disciples et put réciter le premier Notre Père existe encore chez les vieux d’un village abandonné ; quant à l’idiome aborigène Ngan’gitjemerri, les derniers à le pratiquer sont peut-être morts depuis pas si longtemps que cela.
Un millier de langues perdues
L’alarme avait été donnée il y a de nombreuses années : sur les 6800 langues environ présentes aujourd’hui sur la planète, 90 ou 95% auront peut-être disparu d’ici la fin de ce siècle. Cette extinction suivra probablement le rythme d’une perte définitive toutes les deux semaines, mais même si l’on veut être plus optimiste, il suffit de prendre en compte qu’aujourd’hui déjà, en moyenne, dix langues cessent d’être parlées chaque année ; des langues qui appartiennent généralement à des populations privée de toute tradition littéraire, à des minorités analphabètes qui laissent donc se perdre avec leur langue orale toute trace d’un idiome qui, comme toujours, porte en lui le reflet vivant d’une culture, de traditions, de tout un mode de pensée et de se rapporter au monde complètement intraduisible.
La perte n’est donc pas seulement anthropologique, mais philosophique, logique, éthique, historique : à chaque langue qui disparaît, une grande partie du complexe d’idées et de civilisation d’un peuple s’effondre dans une zone d’ombre probablement définitive. Selon Claude Hagège (dans son Mort et renaissance des langues), les causes vont de la globalisation, avec la domination qui s’en suit des langues "fortes" en nombre - de l’anglais au chinois, de l’arabe à l’espagnol - jusqu’à de véritables persécutions avec lesquelles, sous les régimes autoritaires, les majorités linguistiques interdisent aux minorités l’utilisation de leur langue maternelle.
Mais en général, on peut dire que, dans les cas les plus fréquents, ce sont les populations elles-mêmes qui abandonnent plus ou moins volontairement leurs propres racines, comme cela arrive en Italie avec les dialectes : quand la modernité impose instruction et médias unifiés, l’accusation de vieillesse et de limitation ne peut que peser irrémédiablement sur les idiomes archaïques des petites communautés ; et quand moins de 30% des enfants - en raison du manque de fonds et de structures pour l’enseignement, de références sur papier ou de toute utilité pratique de fait de s’exprimer comme les grands-parents - apprennent leur vieille langue, elle est habituellement cataloguée par les experts comme en voie d’extinction.
Il s’agit d’un problème actuel qui a connu dernièrement une remarquable accélération et est même arrivé à impliquer des zones géographiques qui nous sont proches. Selon les recherches de Euromosaïque, promues par la Commission européenne il y a environ dix ans, une bonne moitié des 46 langues minoritaires répandues aujourd’hui sur notre continent (langues parlées par une population de 35 millions de personnes !) présentent aujourd’hui le risque de disparaître.
Il n’y a pas que le cornique de Cornouailles et le gaëlique écossais qui sont aujourd’hui à peu prés perdus ; mais qu’il suffise de dire qu’on compte au moins 32 langues différentes en Italie, du cimbre et du mochène (de racine germanique), répandus dans la province de Trente, en passant par les communautés ethniques sintés jusqu’à l’hébreu-italien (désormais réduit à un petit nombre de centaines d’unités et officiellement déclaré disparu) qui disparaîtront probablement d’ici peu, sans laisser de traces.
Que faire, alors ? L’article 6 de la Constitution ratifie les droits des minorités linguistiques et pourtant l’Italie a souscrit mais non ratifié la Carte européenne pour les langues régionales et minoritaires rédigée en 1992. Comme l’a noté Guido Romeo, jusqu’en 2000, l’Eblul, l’office européen pour les langues, pouvait disposer d’un budget annuel de quatre millions d’euros, chiffre qui s’est vu réduire d’un quart depuis 2001.
Si l’on considère que ce phénomène est irréversible - exception faite de quelques expérimentations de "réserves linguistiques" qui, de toute façon, ont de la peine à trouver des fonds et en tout cas n’apparaissent que trop comme des programmes utopiques et un tantinet anachroniques -, on se dirige en général vers des solutions de catalogage. L’Unesco a élaboré depuis des années le projet de l’Atlas of the World’s Languages in Danger of Disappearing, un vaste atlas des langues menacées, réparties par territoires, dans le but de sensibiliser l’opinion publique.
Sentiment apocalyptique
Parallèlement se font jour sur le web des archives pour emmagasiner des textes et des enregistrements vocaux (voir sur Internet le projet britannique Rausing ou l’Olac , Open language archives community, d’inspiration états-unienne) pour sauvegarder le souvenir des idiomes en érosion. C’est un sentiment quasiment apocalyptique, comme on peut voir, qui guide les choix internationaux en la matière, portant à créer seulement de vieux albums de souvenirs pour la prochaine et inévitable période mono linguistique.
Parmi ceux-ci, il y en au moins un qui mérite d’être illustré dans le détail. Les chercheurs de la Long Now Foundation de San Francisco, en collaboration avec les techniciens de Los Alamos et de la Norsam Tecnology, voudraient imiter la très célèbre pierre de Rosette - la pierre retrouvée à la fin du 18ème siècle par un officier napoléonien durant la campagne d’Egypte rapportant un décret de Ptolémée V en trois versions et qui permit à Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes - .
Le très ambitieux Rosetta Project, désormais engagé depuis plusieurs décennies, prévoirait de graver sur un disque de nickel (à la résistance moyenne de 2000 ans et de plus protégé d’une cloche de verre incassable faite exprès) les premiers chapitres de la Genèse en huit langues majoritaires (anglais, espagnol, russe, chinois, hébreu, arabe, hindi et swahili) et mille qutre cents autres mineures.
Huit centimètres de diamètre sur lesquels on pourra lire, sur la face externe, les principales traductions au moyen d’une simple lentille d’agrandissement et, petit à petit, en se rapprochant du centre - éventuellement à l’aide d’un microscope plus puissant - toutes les autres, reproduites au laser en caractères minuscules. On pense que la postérité qui connaîtra l’œuvre en question, en comptant sur l’immortalité présumée de la Bible, sera en mesure de comprendre les règles grammaticales des langues désormais disparues et, à partir de là, de traduire les autres textes qui seraient arrivés jusqu’à elle.
Ces témoignages linguistiques particuliers pour le futur seront édités à mille exemplaires et mis en vente pour la somme non négligeable de 25 000 dollars aux musées et autres instituts qui s’engageront à adopter toutes les mesures préventives pour les conserver religieusement durant les millénaires à venir. Aujourd’hui déjà, il existe même un prototype du disque qui voyage dans l’espace sur la sonde Rosette, justement, en direction de la comète 67P/ Churyumov-Gerasimenko où elle n’atterrira qu’en 2014, pour continuer à partir de ce moment à tourner en orbite autour du soleil pendant des siècles et des siècles.
Ainsi, un éventuel cataclysme planétaire n’empêcherait pas quelque voyageur interstellaire survivant de retrouver cette Genèse et donc de lire le récit de ce moment où, dans sa langue universelle, Dieu prononça la première phrase ; "Que la lumière soit !", de ce moment où il voulut offrir au père Adam la faculté de donner des noms aux plantes et aux animaux et, naturellement, du moment où l’homme osa défier ses limites en dressant ce monument à sa propre gloire que nous appelons aujourd’hui, dans presque sept mille langues différentes, la Tour de Babel. Quand cela arrivera la terre sera finalement revenue à un silence profond et, peut-être, alors, toute autre division millénaire aura aussi disparu.
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/17-Aprile-2005/pagina18.htm
Messages
1. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 23 avril 2005, 19:33
Talvoudus eo ar pennad-se met ne ra meneg ebet eus abegoù pennañ ur yezh o vont da get, ma n’eo ket an abeg pennañ : ar politikerezh e-sell da lazhañ sevenadur ar pobloù an hini eo, kaset gant ar Stadoù. Barrek kenañ eo Stad-C’hall evit se just a-walc’h !
Cet article est intéressant mais omet les causes principales de la disparition d’une langue, si ce n’est la cause principale : je veux parler de la politique de génocide culturelle menée par les Etats. D’ailleurs, la France est championne en ce domaine !
Bertrand Deléon.
2. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 23 avril 2005, 19:51
ce n’est pas un phénomène nouveau la disparition de langues : elles apparaissent elles évoluent puis elles disparaissent malgré l’importance parfois des civilisations exemple latin grec ancien ont bien le statut de langues mortes leur conservation est en rapport avec l’intérêt littéraire historique ou philosophique certains anciens idiomes meurent avec la civilisation archaique et se retrouveront dans les musés
si le dynamisme basque ou catalan assure la survie de leur langue ce n’est pas acquis pour le gascon ou le béarnais, peu de jeunes pratiquent avec les anciens et encore moins l’étudient
1. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 23 avril 2005, 21:22
Non, le latin et le grec n’ont pas disparu, il ont évolué. La nuance est énorme !
Et leurs civilisations sont dominantes.
Bertrand Deléon.
2. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 23 avril 2005, 22:38
Si c’est pour communiquer la genèse aux générations futures, j’estime que l’étatsunien de Bush & Co Illimited est bien suffisant !!! Ces gens n’ont vraiment rien trouvé de mieux ?
En hommage aux inventeurs de la raison, de la logique et de quasi toute chose afférente à la pensée, le grec ancien devrait être OBLIGATOIRE pour tout document à vocation interlinguistique. Je sais, les minorités linguistiques de la Grèce actuelle devont en conséquence recevoir une aide spéciale de l’ONU, mais c’est pas la mer à boire !
3. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 23 avril 2005, 23:31
Toutes les sociétés occidentales sont calqués sur un modèle gréco-romain (moins vrai pour la GB).
Le capitalisme, la cité, la concentration des moyens au service d’une minorité, l’armée en son centre, le colonialisme etc. sont parties de ce fameux héritage de la "raison" dont vous parlez ?
Le poussiéreux nationalisme français en est aussi très fier de ces aspects du monde gréco-romain.
Bertrand Deléon.
4. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 26 avril 2005, 22:22
Il est bien évident que jamais aucune société n’a été idéale.
Cela dit, peut-être a-t-on dit et écrit avant et ailleurs qu’en Grèce classique des horreurs telles que "il n’y a pas de dieu(x)", "le monde peut être explicable", "le peuple peut et doit gouverner" (1) ? Peut-être ailleurs, peut-être avant, peut-être dans certaines civilisations de l’Indus (des villes SANS monument énorme (qui ne peut être que princier ou religieux) !! ) mais il ne nous en reste rien... et pour cause.
Laissons de côté le système romain, analogue de l’époque d’un grand Etat actuel... et débrouillons-nous avec (malgré ?) cet héritage.
Alors, piquons (intellectuellement) partout ce qui est bon, que ce soit grec, dogon, d’alembertien, darwinien, maya, chomskien, du voisin de palier ou d’ailleurs, nous n’en aurons jamais assez !
(je n’ai pas compris pourquoi "la cité" figurait parmi les fléaux que vous citez)
(1) ok, les barbares et les esclaves n’en faisaient pas encore partie, mais il fallait un début à tout.
Eric Malan
5. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 27 avril 2005, 21:15
Vous oubliez que chaque peuple et chaque culture n’a pas le droit de citer !
BD
3. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 24 avril 2005, 11:38
L’humanité terrestre ne se résume-t-elle que par la religion ??? Dommage !
1. > LE MONDE A LANGUE UNIQUE, 24 avril 2005, 11:57
Soyez plus précis ?
BD