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La dérive populiste

Publie le samedi 2 septembre 2006 par Open-Publishing

par Serge Lefort

Cet article est dédié aux centaines et aux centaines de militants et de sympathisants, connus et inconnus, qui se mobilisent jour et nuit depuis un mois pour occuper les rues et réaliser des milliers d’activités politiques, sociales et culturelles.

Partager leur lutte ne signifie pas partager leurs illusions. Seuls les imbéciles de mauvaise foi diront que cette analyse critique fait le jeu de la droite et de l’extrême droite.

Ce chantage idéologique est classique et traduit la volonté d’empêcher tout débat. Les autres (révolutionnaires ou simples démocrates) savent qu’exercer publiquement la critique interne, surtout dans les moments difficiles, renforce la démocratie et permet d’affronter l’ennemi les yeux ouverts.

Souvenons-nous du Chilien Jorge Edwards qui fut déclaré persona non grata et expulsé de Cuba en 1971 parce qu’il avait osé critiquer la Révolution cubaine d’un point de vue de gauche [1]. Fermer les yeux sur les faiblesses d’Andrés Manuel López Obrador, au lieu de les discuter, fragilise surtout le mouvement de la résistance civile.

Se taire c’est donner des armes à Fox, Calderón, le groupe fasciste Yunque et les médias mexicains et internationaux, qui soutiennent le camp de la réaction.

Le discours d’Andrés Manuel López Obrador du dimanche 27 août a certainement marqué un tournant. Il avait été annoncé comme "exceptionnel", mais il n’en fut rien. Il a plutôt illustré des reculs, la domination des conservateurs du PRD et la fuite en avant d’AMLO. Ce discours devait être important parce qu’il était le dernier grand discours avant la manifestation du 1er septembre devant la Chambre des députés et parce qu’il devait préciser l’organisation et les objectifs de la Convention Nationale Démocratique du 16 septembre.

Le discours d’AMLO, qui a duré cinquante minutes, fut précédé par deux courtes allocutions (dix minutes chacune) de Javier González Garza, coordinateur du PRD à la Chambre des députés, et de Carlos Navarrete, coordinateur du PRD au Sénat. Ces détails ont une signification politique.

* Javier González Garza a fait acclamer AMLO par la foule au début et à la fin de son intervention. Entre les deux, il a développé le thème du capitalisme national ("la patrie") contre les intérêts étrangers et de la sauvegarde du "patrimoine national" ("les industries électrique et pétrolière, nos ressources naturelles, l’éducation publique, la sécurité sociale"). Il a insisté sur "le respect des institutions" et "la conscience des responsabilités" du PRD "face au moment historique que nous vivons". Il a conclu sur "la justice sociale".

* Carlos Navarrete a proclamé : "AMLO est notre leader". Il a redit que la Convention Nationale Démocratique était la réponse à la décision du TEPJF (Tribunal Électoral du Pouvoir Judiciaire de la Fédération) d’imposer la victoire de Felipe Calderón. Ce "cap de la nation" a pour but de "rénover les institutions mexicaines". Sans dire clairement si la manifestation du 1er septembre était annulée, il a insisté sur le fait que "les députés et les sénateurs du PRD" défendraient "le peuple" à l’Assemblée. Il a conclu par un appel à soutenir l’action des députés et des sénateurs. Y compris dans les tractations secrètes avec le PRI pour former des alliances ?

Ces deux discours, prononcés par de hauts responsables du PRD à la Chambre des députés et au Sénat, se situent dans la ligne du courant conservateur cardéniste. Le général Lázaro Cárdenas, président de la République de 1934 à 1940, a poursuivi une politique nationaliste de collaboration de classes : protectionnisme, travaux publics, nationalisation du pétrole, réforme agraire plus en faveur des terres communautaires (ejido), éducation publique et laïcisation de la société. Sur le plan institutionnel, il a transformé le Parti National Révolutionnaire en Parti de la Révolution Mexicaine, qui incorporait les syndicats (secteur agraire, regroupé dans la C.N.C. ; secteur ouvrier, formé principalement de la C.T.M. contre la C.G.T. ; secteur "populaire" de la petite bourgeoisie, composé de la F.E.T.S.E. et d’associations d’artisans, d’enseignants, d’étudiants, etc.). Cette centralisation du parti visait à garantir la prépondérance présidentielle et le contrôle des masses par la neutralisation ou l’exclusion de tous les éléments révolutionnaires.

Il faut souligner aussi l’absence des autres courants du PRD et celle des deux autres partis de la coalition Pour le Bien de Tous : le PT et Convergence. Ces absences ont bien évidemment un sens politique : la domination du courant cardéniste dans les luttes de pouvoir pour diriger le mouvement de la résistance civile et imposer une stratégie qui soit acceptable par la bourgeoisie nationale et la petite bourgeoisie en marginalisant les courants plus radicaux sous le couvert de l’unité populaire.

Les illusions de l’unité populaire sont partagées non seulement par les courants de gauche de la coalition, mais aussi par toutes les organisations d’extrême gauche. Militante, par exemple, publie des articles illustrés presque exclusivement par des photos à la gloire d’AMLO en lui demandant gentiment d’appeler à "la grève générale". Ce mot d’ordre n’a aucune portée dans un pays où les organisations syndicales sont majoritairement soumises aux partis et où les travailleurs n’ont pas créé d’organisations indépendantes pour défendre leurs intérêts de classe.

Andrés Manuel López Obrador entre donc en scène sous les ovations de la foule préparée par les responsables du PRD. Il commence par remercier tous ceux qui sont en "lutte pour la démocratie la justice et la liberté". Il félicite "particulièrement" la victoire électorale du PRD au Chiapas. Il ne dit rien sur les conflits sociaux et politiques en cours, notamment à Oaxaca. Ce silence signifie clairement un désaveu politique d’un mouvement, qui n’est pas contrôlé par le PRD et qui gêne les ambitions nationales d’AMLO.

À Oaxaca, 70 000 enseignants, en grève depuis trois mois (pour demander des augmentations de salaire), exigent maintenant la démission du gouverneur de l’État qui appartient au PRI. Organisés en Assemblée populaire du peuple d’Oaxaca (APPO), les grévistes dénoncent l’assassinat d’un sympathisant de leur mouvement. Le 10 août, un autre homme avait été tué par balle lors d’une manifestation d’enseignants au centre-ville d’Oaxaca.

Le Monde du 24/08/2006

Le minimum qu’on pouvait attendre d’AMLO et du PRD était l’expression de la solidarité légitime et nécessaire du mouvement de la résistance civile contre le PAN et le PRI. Ne pas le faire traduit un profond mépris des insurgés d’Oaxaca. AMLO a préféré remercier chaleureusement les "députés et sénateurs" du PRD qui feront entendre, comme "représentants populaires", "la voix de notre mouvement". Pour lui, le peuple se limite à tous ceux qui font confiance au PRD. Et les autres - les mineurs de Sicartsa, les travailleurs de Volkswagen, les grévistes et la population d’Oaxaca - qui sont-ils ? [2]

Il poursuit en disant : "Nous espérons que les magistrats [du Tribunal] choisiront de se mettre du côté des plus hauts intérêts de la Nation et feront valoir la volonté populaire." ¡Ja, ja, ja ! Comme s’il n’était pas clair que, en ordonnant le recompte des votes dans seulement 9,07% des bureaux, le TEPJF avait choisi délibérément de valider la victoire de Felipe Calderón. Cette phrase n’a pour but que de légitimer par avance la réponse "constitutionnelle" du PRD par la Convention Nationale Démocratique.

Pour AMLO et le PRD, il n’est pas question de laisser le peuple s’organiser librement et démocratiquement, comme à Oaxaca, mais de contrôler le mouvement pour qu’il soit acceptable par la bourgeoisie nationale et la petite bourgeoisie. Andrés Manuel López Obrador reprend la politique du général Lázaro Cárdenas, qui poursuivait celle du général Álvaro Obregón, président en 1920, et de Plutarco Elías Calles, gouverneur militaire de l’État de Sonora et Ministre de l’Intérieur avant de devenir président en 1924.

Les questions de l’organisation et des objectifs de la Convention Nationale Démocratique devaient être au centre du discours d’aujourd’hui. Toute la semaine, lui ou d’autres [3] avaient promis que ces questions seraient précisées publiquement aujourd’hui. Au lieu de tenir ses engagements, AMLO a demandé à la foule d’approuver la Convention Nationale Démocratique et il a annoncé qu’elle devra prendre une "décision fondamentale" : former "un légitime gouvernement de la République ou une Coordination Nationale de la Résistance Civile Pacifique".
AMLO s’est ainsi livré à une manipulation politique [4] :

1. Alors que la Convention Nationale Démocratique n’est pas constituée, que le mode de désignation et d’élection des délégués n’a pas été précisé, AMLO a fixé l’objectif prioritaire de savoir si son chef, c’est-à-dire lui-même, sera "un chef de gouvernement en résistance ou un coordinateur de la Résistance Civile Pacifique".

2. Il n’a pas expliqué les différences entre les deux fonctions.

3. Il a répété quatre fois l’alternative et avant la quatrième, pour bien préciser de quel côté penchait sa préférence, il a ajouté : "Je vais répéter, parce que vous pensez que la question est de savoir si nous acceptons un gouvernement bâtard [Calderón], mais je ne me réfère pas à cela. [5]" En clair, vous n’acceptez pas Felipe Calderón comme président illégitime de la République, alors plébiscitez Andrés Manuel López Obrador comme président légitime de la République (en résistance) [6].

Cette auto-proclamation serait risible si elle n’était pas dramatique. Car elle occulte les questions beaucoup plus importantes :

1. L’organisation et des objectifs de la Convention Nationale Démocratique.

2. Le choix et la représentativité des délégués. Pourquoi 1000 délégués ?

3. Le mode d’élection des délégués. Par qui et comment ?

4. Le mandat des délégués. À qui rendront-ils compte de leurs actions ?

Il est clair que les 1000 délégués seront majoritairement désignés par le PRD et soumis à une approbation "populaire" formelle. La base, très hétéroclite, des 1 million de votants comprend : "les peuples, les communautés, les communes, les quartiers et les arrondissements, les organisations civiles, sociales, syndicales et politiques". Or, il n’existe pas encore au Mexique d’organisations indépendantes des partis, sinon embryonnaires. Dans ces conditions, quelle organisation pourra s’opposer à la dérive populiste d’AMLO, alors que toutes celles existantes l’ont soutenu sans réserve et qu’elles ont contribué à créer cette admiration aveugle qui lui permet de s’affranchir des principes qu’il prétend défendre ? [7]

Desde México

Serge LEFORT

30 août 2006

[1] Jorge Edwards, Persona non grata, Plon, 1976.

[2] Note du 31/08/2006 : Gustavo Esteva, Oaxaca : anticipo y amenaza, La Jornada.

[3] Lire : Serge Lefort, Campement Tláhuac, Monde en question.

[4] Cette expression, utilisée dans la courte réaction à chaud du 27/08/2006 à 17 h (Serge Lefort, Où va AMLO ?, Monde en question), a suscité beaucoup de courriers indignés voire agressifs. Merci à Jesús Nieto López d’avoir signalé une erreur d’interprétation, faite à partir des notes prises sur place, de l’alternative proposée par Andrés Manuel López Obrador. Cela ne change rien sur le fond.

[5] Il avait auparavant fait conspuer le futur gouvernement par la foule :
 "Allons-nous reconnaître un président bâtard et un gouvernement illégitime ?"
 "Non ! Non ! Non !" a répondu la foule.

[6] Extrait du discours d’AMLO :

Esta pregunta sobre lo que haremos, nos lleva a reflexionar, a discutir y a decidir en todos los pueblos, comunidades, municipios, barrios y colonias del país, en organizaciones civiles, sociales, sindicales y políticas, lo que vamos a tomar como decisión fundamental.

En la Convención, todos debemos decidir el camino que tomaremos. Por eso hoy quiero proponer a ustedes que abramos desde ahora un gran debate nacional sobre las siguientes interrogantes :

¿Vamos a aceptar la resolución del Tribunal si ratifica la usurpación ? Pero no quiero que me contesten ahora, quiero que sea materia de análisis y de discusión.

También tenemos que tener en cuenta otra interrogante para resolver en definitiva en la Convención : ¿Vamos a reconocer a un presidente espurio y a un gobierno ilegítimo ?

Tenemos también que deliberar en estos días ampliamente, responder y, desde luego, decidir con el voto libre de todos los delegados de la Convención, si formamos, en el caso de que se convalide el fraude, si formamos un legítimo Gobierno de la República o una Coordinación Nacional de la Resistencia Civil Pacífica.

Lo repito, como propuesta, van a haber muchas otras, pero entre otros asuntos que vamos a resolver en la Convención, va a estar el si constituimos un gobierno de la República o una Coordinación Nacional de la Resistencia Civil Pacífica. Ahí queda eso.

Esto implica también decidir, democráticamente, si reconoceremos y ratificamos a un Presidente legítimo de los Estados Unidos Mexicanos en la Convención o si la Convención elige a un Jefe de Gobierno en Resistencia, a un encargado del Poder Ejecutivo, o a un Coordinador Nacional de la Resistencia Civil Pacífica. Todo ello mientras dure la usurpación.

Creo que no se entendió. Lo voy a repetir, porque ustedes están pensando que la pregunta es si aceptamos a un gobierno espurio, pero no me estoy refiriendo a eso.

Me estoy refiriendo que si se decide que en la convención se constituya un órgano de gobierno, ya sea un gobierno de la República o una Coordinación de la resistencia civil que ese órgano que se constituya, que se elija en la
Convención, tenga una representación y la representación puede ser un presidente legítimo de la República o que la Convención nombre, elija, a un jefe de gobierno de la resistencia, a un encargado del Poder Ejecutivo o a un coordinador de la resistencia civil pacífica.
¿Ahora ya se entendió ?

Todo esto se va a ir aclarando. Por eso decidí hoy hacer este planteamiento para que se delibere, se discuta, se analice y se resuelva el día 16.
Texte complet du discours d’AMLO.

[7] Note du 31/08/2006 : Refrendan unidad en torno de AMLO, La Jornada.

http://monde.en.question.free.fr/index.php/2006/08/30/243