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- La ligne Maginot de la citadelle Europe

Publie le jeudi 13 octobre 2005 par Open-Publishing

ÉCLAIRAGE - La ligne Maginot de la citadelle Europe

Même si le Vieux Continent érige des murs de plus en plus hauts pour empêcher les Africains de pénétrer sur son territoire, il ne pourra pas endiguer les flux migratoires. A l’image des Maliens, beaucoup d’Africains sont prêts à prendre tous les risques pour atteindre l’Occident et ses richesses, qui permettront de faire vivre leurs familles.

Des hommes, des femmes, une mère et son bébé tués par balles et à coups de matraque en tentant de franchir les barbelés qui séparent du Maroc Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles en terre africaine. Des centaines d’Africains, candidats à l’émigration clandestine, jetés en plein désert par les troupes marocaines. Sans eau et sans nourriture. Un grand nombre d’entre eux sont morts de faim et de soif.

Un mois plus tôt, trois incendies avaient ravagé des squats parisiens. Des enfants d’origine africaine étaient morts brûlés vifs. Aussitôt, le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, réagissait en affirmant que ces drames étaient dus au laxisme en matière d’immigration. Peu lui importait qu’un grand nombre de ces Africains brûlés vifs aient possédé des papiers en bonne et due forme. Que nombre de ces Africains soient salariés. Et qu’ils n’aient pas réussi à se loger dans des logements plus salubres - faute souvent d’avoir la bonne couleur de peau.

Quelques jours plus tard, un grand nombre d’Africains vivant à Paris dans la même précarité étaient expulsés le jour de la rentrée scolaire. Au lieu d’être scolarisés, leurs enfants se retrouvaient dans la rue. Le visage d’un de ces enfants d’origine africaine se retrouvait photographié dans l’International Herald Tribune, accompagné de cette légende évocatrice : "Homeless à Paris". Doit-on faire payer aux enfants la pauvreté de leurs parents ou leur absence de papiers ? Surtout lorsqu’on prétend être la patrie des droits de l’homme. Comme le souligne Le Bénin aujourd’hui, "tout se passe comme si l’Europe avait brusquement oublié tous ses principes humanistes, au nom de la défense de ses richesses".

De Ceuta à Melilla, en passant par Paris, les Maliens sont souvent en première ligne de cette guerre d’un nouveau genre qui oppose les Blancs aux Noirs, les riches aux pauvres. A cette présence massive des Maliens sur les barricades de la mondialisation, une raison bien simple : le Mali est l’un des dix pays les plus pauvres du monde. Les balles et barbelés ne les arrêteront pas. Pas davantage que les discours qui se veulent pédagogiques. Comme l’avait noté avec ironie le mensuel satirique burkinabé Le Marabout, "beaucoup de Français s’imaginent qu’il suffit d’expliquer aux Maliens qu’il fait froid en Europe pour les dissuader d’y mettre les pieds". Mais les Maliens n’ont guère le choix. Pour eux, l’émigration est une question de vie ou de mort : 70 % de la population vit avec moins de 1 dollar par jour. A lui seul, le coton fait vivre le tiers de la population ; or les cours s’effondrent en raison des subventions que les autorités américaines versent à leurs agriculteurs. Les 25 000 cotonniers américains se partagent chaque année la coquette somme de 4,5 milliards de dollars, un cadeau de Washington à ce lobby particulièrement influent. Comme le note le quotidien malien L’Observateur, "les Maliens ont compris depuis longtemps que les Occidentaux pratiquent la libéralisation économique uniquement quand ça les arrange".

L’autre potion magique préconisée par les Occidentaux n’a pas eu les effets promis. Le Mali est une démocratie depuis plus de dix ans, et pourtant sa situation économique ne s’est guère améliorée. Pays enclavé, dépourvu de matières premières (à l’exception notable de l’or), le Mali sait qu’il doit compter sur l’émigration pour survivre. Le phénomène n’a d’ailleurs rien de nouveau. Depuis l’indépendance, la région de Kayes, l’une des plus pauvres du pays, vit de l’émigration. Une grande partie des 120 000 Maliens vivant en France sont originaires de cette région. Selon les anciens du village de Somankidi interviewés par The New York Times, chaque famille élargie compte au moins un membre qui lui envoie des fonds depuis la France. Le montant de ces transferts financiers dépasse celui de l’aide internationale. Aujourd’hui, les habitants de la région de Somankidi sont persuadés que les Français veulent les faire partir. "Nous n’avons pas de preuves, mais tout le monde sait ici que ces incendies étaient des actes criminels", affirme Fodié Tounkara, une villageoise, qui ajoute : "Ils font pression pour que nous partions."

Alors qu’ils sont criminalisés en Europe, les émigrés sont célébrés au Mali. "Dans notre culture, explique Habib Sissoko, président du Comité olympique malien, ceux qui partent sont considérés comme très courageux. Comme les pionniers en Amérique qui se dirigeaient vers l’Ouest. Les Maliens aiment aller à la découverte de l’inconnu." S’ils n’étaient nés africains, tout le monde louerait leur envie de partir à la découverte des autres cultures. Mais les Africains ont l’impression de vivre dans un monde où les marchandises et les humains circulent librement de la Chine à l’Afrique, en passant par l’Amérique - une planète où ils seraient les seuls à ne pas pouvoir voyager. "Tout le monde peut venir se balader chez nous, à commencer par les Français, qui n’ont pas besoin de visa pour entrer au Sénégal, mais nous, nous sommes prisonniers sur notre continent", s’étonne Mamoudou Oumar Ndiaye, directeur de l’hebdomadaire sénégalais Le Témoin. "Une grande partie de l’hostilité de la jeunesse africaine à l’égard des Blancs vivant en Afrique s’explique aussi par ce sentiment d’injustice", estime l’écrivain béninois Marcus Boni Teiga.

L’un des Maliens interrogés à Bamako par The New York Times explique qu’"en France, si vous n’avez pas de papiers, vous n’êtes pas considéré comme un être humain". Jugement sans doute sévère, mais qui illustre un vrai malaise. Les Subsahariens, comme on les appelle désormais dans la presse, sont bien souvent chargés de tous les maux de nos sociétés. Récemment, un autre jeune d’origine malienne s’est également retrouvé sous les feux de l’actualité : Ladji Doucouré, le seul Français à avoir décroché une médaille d’or lors des derniers Championnats du monde d’athlétisme. Il est né en France et fier de sa nationalité. Alors qu’ils célèbrent ce nouveau triomphe de la France, les commentateurs sportifs ne rappellent à aucun moment que le meilleur athlète français a un père malien et une mère sénégalaise. Quand le tennisman Yannick Noah a remporté le tournoi de Roland Garros, il était bien entendu "français". Mais, s’il perdait, il redevenait brutalement camerounais, la nationalité d’origine de son père. On ne souhaite pas pareille mésaventure à Ladji Doucouré. Et l’on espère que les Subsahariens ne seront pas tous obligés de devenir champions du monde de 110 mètres haies pour être considérés comme des êtres humains à part entière, dotés des mêmes droits que le reste des habitants de la planète.

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