Accueil > « La violence a conduit les mouvements sociaux à créer de nouvelles formes (…)

« La violence a conduit les mouvements sociaux à créer de nouvelles formes de résistance"

Publie le vendredi 24 mars 2006 par Open-Publishing

Entretien avec Hector Mondragon

En Colombie, appartenir à un mouvement social c’est non seulement exiger des droits, mais aussi risquer sa vie. Héctor Mondragón en sait quelque chose, lui qui est confronté à cette réalité et qui est victime de menaces et de persécutions.
par Silvia Torralba
20 mars 2006

Depuis plus de vingt ans, Héctor Mondragón conseille des organisations paysannes et indigènes et des mouvements sociaux urbains en Colombie. Son travail lui permet de connaître de près les problèmes quotidiens de ces groupes et de leurs dirigeants, de savoir comment ils s’organisent et de dénoncer les attaques dont ils sont victimes.

Il y a quelques jours, Mondragón est passé par Barcelone pour présenter son livre « Movimientos sociales, una alternativa al conflicto colombiano » (« Mouvements sociaux, une alternative au conflit colombien ») publié avec le soutien du collectif Maloka [1]. Pendant son séjour, le militant colombien a dialogué avec Canal Solidario sur la grande violence qui existe dans son pays contre les mouvements sociaux, les stratégies de survie que développent ceux-ci, les menaces et les assassinats de leaders qui ont lieu en toute impunité, et les pressions dont il est lui-même l’objet.

Quelle est la réalité des mouvements sociaux en Colombie ?

Les mouvements sociaux colombiens partagent les luttes fondamentales du mouvement social international, mais avec quelques différences. La principale est qu’ils ont été terriblement touchés par la violence, et que des milliers de personnes, paysans, indigènes, membres des syndicats ...y ont perdu la vie. La liste des dirigeants assassinés est interminable.

Qui sont les auteurs de ces assassinats et de ces menaces ? Les groupes armés ?

La majorité des leaders ont été assassinés par des secteurs puissants afin de mettre un terme à leurs actions sociales. Des tueurs à gage sont payés et parfois des groupes armés sont utilisés, comme les paramilitaires, mais en réalité nous ferions fausse route si nous croyions que la majorité de ces morts est due au conflit armé.

Il s’agit d’intérêts économiques et d’une pratique qui réussit à éliminer les droits humains et du travail en Colombie. Par exemple, en l’espace d’un peu plus de 20 ans, les grands propriétaires terriens qui détenaient 32% de la terre en possèdent aujourd’hui 61%, chiffre qui reflète cette liquidation des leaders sociaux. Dans ce contexte, certains mouvements sociaux ont réussi à préserver leurs droits, comme le mouvement indigène, mais au prix de toujours plus d’assassinats.

Tout cela ne veut pas dire que le mouvement social a été définitivement mis en échec, au contraire, il y a une persistance qui d’une certaine manière tient du miracle. Si dans un pays comme l’Espagne le mouvement syndical avait perdu au cours des 20 dernières années 4 000 militants, croyez-vous qu’il continuerait d’exister et de fonctionner ? Toute cette violence a poussé les mouvements sociaux à acquérir des mécanismes de défense qui leur ont permis de résister.

La justice colombienne protège-t-elle les mouvements sociaux de toute cette violence ?

Le système juridique colombien est encore assez démocratique, mais cela ne se traduit pas dans la réalité de la société. Jusqu’il y a peu, toutes les possibilités existaient pour que les victimes portent plainte, mais le gouvernement actuel adapte les règles à la réalité, alors que cette réalité n’est pas démocratique. Prenez par exemple la « loi de prescription sur la propriété » (« Ley de Prescripción de la Propiedad »), qui a réduit de 20 à 10 ans le délai pendant lequel le titulaire d’un acte de propriété peut réclamer sa terre, et qui donne seulement 5 ans aux paysans pour réclamer la leur, dans un pays où il y a tant de déplacés !

Avec les lois précédentes, il était très difficile de porter plainte, mais on a connu quelques victoires. Le problème à l’époque est qu’une victoire en justice pouvait provoquer une punition terrible sur la personne qui avait osé exiger ses droits devant la justice. Tout cela limite le mouvement social, mais il continue à lutter. On le voit bien en ce moment avec les mouvements indigènes et paysans qui jouent un rôle déterminant. Ce sont les indigènes qui, après avoir attendu pendant 14 ans que le gouvernement tienne ses promesses et leur rende une hacienda, ont pris la décision de l’occuper, ont mobilisé beaucoup de gens et ont réussi à obliger les autorités à négocier.

On assiste à des mobilisations de ce type dans les communautés afro-colombiennes et dans des régions comme le Chocó, où malgré la répression et les assassinats, la mobilisation continue contre la guerre, contre le Traité de libre-échange et les réformes constitutionnelles proposées par le gouvernement d’Álvaro Uribe.

Les mouvements indigènes et paysans sont-ils un exemple à suivre pour les autres mouvements sociaux ?

Surtout le mouvement indigène qui, malgré toutes les difficultés, continue à se mobiliser. En 1996, par exemple, après avoir occupé la conférence épiscopale, avoir pris des routes et des bureaux d’organismes publics dans tout le pays, le gouvernement a négocié avec les indigènes et a accepté la création de trois instances permanentes de dialogue.
Il s’agit d’une Commission des droits humains, d’investigation et de réparation pour les communautés victimes de violences, une Table de concertation pour consulter les indigènes sur les mesures législatives et administratives nationales qui peuvent les concerner, et une Commission des territoires indigènes qui contrôle la propriété des terres. Ces instances ont fonctionné pendant deux ans mais le gouvernement actuel les a boycottées.

Cependant, le mouvement social voit actuellement dans les groupes indigènes un modèle à suivre, très bien organisé, centré sur la question de la terre mais aussi sur d’autres thèmes comme le traité de libre-échange.

De quelle manière s’inspirent-t-ils du mouvement indigène ?

Un cas très évident est celui du mouvement étudiant, qui a été fort influencé par les luttes indigènes et a adopté beaucoup de ses modes opératoires. Les étudiants protestent contre une réforme qui veut réduire les études à quatre ans dans les universités publiques, ce qui leur donnerait des diplômes moins qualifiés que ceux des universités privées, où le cycle de cinq ans sera maintenu.
C’est pour cela qu’ils se manifestent et répondent avec imagination à la répression féroce qui s’exerce contre eux et qui a coûté la vie à plusieurs jeunes. Au lieu de choisir la lutte directe, ils remplissent de fleurs les véhicules de police, peignent des slogans, organisent des bals dans la rue.
Toutes ces raisons nous permettent d’espérer que le mouvement social n’est pas prêt de disparaître, car si les jeunes participent massivement, nous avons devant nous de longues années de lutte sociale.

Est-ce que cela veut dire également que le mouvement se renouvelle dans les milieux académiques ?

Oui. Beaucoup de jeunes paysans font leurs études à l’université publique, ils sont impliqués dans les luttes étudiantes et paysannes, ils maîtrisent l’informatique et l’anglais, et ont une immense capacité de communication. Il est impressionnant de voir, par exemple, dans les communautés indigènes, tout ce que les gens savent sur le traité de libre-échange. Dans beaucoup d’universités, il est difficile de rencontrer des gens qui en parlent aussi facilement que dans les communautés indigènes.

Quel rôle jouent les femmes dans ce contexte ?

Un rôle très important. Ces dernières années, l’assassinat de leaders du mouvement paysan a porté de nombreuses femmes à des postes de direction, et elles ont été si bien à la hauteur qu’aujourd’hui elles sont autant persécutées que les hommes. Beaucoup d’entre elles vivent aujourd’hui en exil en Espagne ou dans d’autres pays européens. La présidente de l’Association des femmes indigènes et noires, une association qui a été en butte aux plus terribles attaques depuis 2003, s’est réfugiée en Espagne. Pendant cette campagne de terreur, on a séquestré des enfants, commis des viols pour terroriser les femmes appartenant aux mouvements sociaux. Beaucoup ont été assassinées.

Comme conseiller de ces mouvements, es-tu sujet aux menaces et pressions ?

J’ai surtout collaboré avec des organisations paysannes et indigènes. Je suis conseiller de la Convergencia Campesina Negra e Indígena, une organisation qui rassemble de nombreux mouvements de paysans, indigènes et noirs. Je collabore aussi avec l’Organisation nationale indigène (ONIC), avec des groupes affiliés à la Via Campesina et avec des camarades du département du Cauca, de l’Amazonie, ... mais aussi avec des organisations urbaines et avec des syndicats comme celui du pétrole.
Pour avoir aidé le mouvement paysan, j’ai été arrêté et torturé, j’en porte encore les séquelles.

Comment cela t’a t-il atteint dans ta vie personnelle et familiale ?

J’ai dû quitter le pays pendant un temps avec mes enfants, car ils étaient encore petits. Maintenant qu’ils sont grands nous vivons tous en Colombie. Je n’ai pas utilisé de téléphone pendant cinq ans et c’est grâce à ça que je suis encore en vie. Je n’ai pas de bureau et pas de routine. Je n’accepte pas d’avoir des habitudes parce que quand on analyse les cas des milliers d’amis assassinés, on constate que le facteur principal qui joue dans l’assassinat d’une personne, ce sont ses habitudes.
Des camarades du syndicat de la mine ont demandé la permission de s’installer pour vivre dans la mine pour être plus en sécurité, car ils craignaient d’être assassinés entre le travail et chez eux. L’entreprise a refusé et maintenant ils sont tous morts. La plupart des leaders sont tués sur le chemin du travail, les autres sur leur lieu de travail, ou chez eux...on ne peut pas avoir de routine. Pour un militant social en Colombie, avoir des habitudes, c’est se laisser tuer.

As-tu déjà pensé à l’exil ?

Non. J’ai séjourné à l’étranger pour la sécurité de mes enfants, j’ai donné des cours aux Etats-Unis, dans le cadre d’un programme pour défenseurs des droits humains en danger. Mais je n’ai jamais eu l’intention de partir parce que j’espère que notre lutte servira à quelque chose. Les choses commencent à changer en Amérique latine. Bien entendu, la Colombie sera le dernier pays où elles changeront parce que c’est celui où il y a le plus de violence contre le mouvement social. Mais nous continuerons à travailler pour que la situation s’améliore.
Notes :

[1] Voir : http://www.colectivomaloka.org/.

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :

Source : Canal Solidario-One World (http://www.canalsolidario.org/), 7 février 2006.

Traduction : Annie Esponda Diaz, pour RISAL (http://www.risal.collectifs.net/).