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Labyrinthe caucasien

Publie le jeudi 30 septembre 2004 par Open-Publishing

de Ignacio Ramonet

Pour la Russie, il y a désormais un avant et un après- Beslan. Comme il y eut, pour les Etats-Unis, un avant et un après-11-Septembre. La massive prise d’otages, le 3 septembre, a tourné à la tuerie de quelque 370 personnes, dont près de 160 enfants. Ce nouveau massacre des innocents a glacé d’horreur le monde, qui a par ailleurs assisté, avec stupeur, à l’intervention cafouilleuse et brutale des forces de l’ordre russes.

Par l’incroyable faillite de l’appareil de sécurité et par la dimension délirante de la violence dont firent preuve les preneurs d’otages, Beslan marque sans doute, dans les guerres du Caucase, un tournant. C’est une crise de très grande ampleur qu’affronte M. Vladimir Poutine. Mais il n’est pas certain qu’il en mesure, avec exactitude, les dimensions. N’a-t-il pas déclaré, au lendemain du carnage : « Il faut admettre que nous n’avons pas compris la complexité et le danger des processus qui survenaient dans notre propre pays et dans le monde » ? Une manière d’affirmer que la Russie, comme d’autres Etats de la planète, est confrontée à un adversaire commun, le « terrorisme international », autrement dit : l’islamisme radical, ou ce que certains appellent le « djihad islamique mondial ».

C’est une erreur de même nature que celle, tragique, commise par le président des Etats-Unis, M. George W. Bush, en mars 2003, lorsqu’il décida d’envahir l’Irak sous prétexte de combattre le terrorisme d’Al-Qaida. A son tour, la Russie se déclare « en guerre », évoque le retour à un « Etat fort », s’apprête à bouleverser son système politique, à renforcer les moyens de l’armée et des services secrets, et parle même de « frappes préventives pour liquider les bases terroristes dans n’importe quelle région du monde (1) ».

Les autorités refusent d’admettre que le terrorisme et l’islamisme auxquels elles sont aujourd’hui confrontées dans le Caucase ne sont que des instruments, leur problème principal dans cette région étant le nationalisme. De toutes les énergies politiques, le nationalisme apparaît comme la plus puissante. C’est sans doute la force la plus importante de l’histoire moderne, la résistance des Palestiniens en témoigne. Ni le colonialisme, ni l’impérialisme, ni les totalitarismes n’ont pu en venir à bout. Ce courant n’hésite pas à établir les alliances les plus disparates pour atteindre ses fins. On le voit bien, par exemple, en Afghanistan et en Irak, où nationalisme et islamisme radical s’associent pour conduire, au moyen de nouvelles formes particulièrement odieuses de terrorisme, une lutte de libération nationale.

Même chose en Tchétchénie. Nul n’a autant résisté à la conquête du Caucase par les Russes que les Tchétchènes. Depuis 1818, ils s’y sont courageusement opposés. Et, lors de l’implosion de l’URSS, en 1991, ils se sont autoproclamés indépendants. Cela a entraîné une guerre avec la Russie qui s’est terminée, en août 1996, avec la victoire d’une Tchétchénie exsangue. En représailles à une vague d’attentats, en octobre 1999, l’armée russe a attaqué de nouveau la Tché-tchénie. Ce second conflit a achevé de ruiner un pays dévasté. Moscou a organisé des élections locales et placé aux postes clés des personnalités ralliées à sa politique. Mais la résistance tchétchène ne désarme pas, les attentats se poursuivent et la répression russe demeure féroce (2).

Le contexte géopolitique ne favorise pas les choses. Les autorités russes sont exaspérées par les liens de plus en plus étroits - économiques et militaires - qui se nouent entre Washington et la Géorgie et l’Azerbaïdjan, aux frontières de la Tchétchénie. Elles établissent un rapport avec la récente décision du président George W. Bush de restructurer les forces armées des Etats-Unis en les déplaçant d’Allemagne pour les redéployer plus près de la Russie, en Bulgarie, en Roumanie, en Pologne et en Hongrie. Cela renforce, à Moscou, le sentiment d’être une puissance assiégée.

En riposte, M. Poutine maintient, contre le désir des gouvernements locaux, ses bases militaires en Géorgie et en Azerbaïdjan, renforce son alliance avec l’Arménie, qui occupe toujours illégalement des territoires azerbaïdjanais, et soutient les séparatismes en Abkhazie et en Ossétie du Sud.

Incapables de l’emporter en Tchétchénie, les Russes veulent montrer que, dans l’ensemble du Caucase, rien ne peut se faire sans eux. Ils demeurent hantés par le spectre d’un « second Afghanistan ». Une nouvelle défaite face à la nébuleuse islamiste en Tchétchénie serait encore plus humiliante ; elle pourrait mettre le feu à la poudrière du Caucase et se traduire par un nouveau démantèlement territorial. D’où le refus de toute négociation, de toute reconnaissance du droit à l’autodétermination. Et la brutalité d’une répression qui fabrique, en retour, des terroristes prêts à toutes les folies criminelles.

http://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/RAMONET/11536