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Le Brésil s’attaque à son esclavage

Publie le samedi 19 juin 2004 par Open-Publishing

Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lula, le pays tente réellement
d’éradiquer le travail esclave, dont il a été le premier à reconnaître
l’existence sur son sol devant l’ONU. Mais la tâche reste immense.

Dans la forêt amazonienne, Walter, 22 ans, se protège des cobras, la
tronçonneuse contre le ventre. Des arbres, il en découpe toute la journée.
Cinquante hectares en plusieurs semaines. Pour atteindre le premier village,
il faut parcourir 190 kilomètres à pied. Impossible de s’échapper. Trois
types armés encerclent Walter et son compagnon. Les carabines sont de gros
calibre. "C’est pour tuer les animaux", tentent-ils de convaincre.

Ici, on ne compte pas par heures de travail, mais par "service",
c’est-à-dire une parcelle de terrain à déboiser. Le patron ne paie pas à
Walter son premier service, celui-ci en accepte un deuxième : 48 hectares au
bout de la scie. "Tu seras payé à la fin", lui promet-on. Perdu en Amazonie,
Walter ne se fait pas insulter comme la dernière fois où il avait tenté sa
chance.

Walter vient de l’Etat de Maranhao, où son père cultive quelques hectares de
terre poussiéreuse et assure à peine la subsistance de sa famille : c’est
une tradition de vendre ses bras à l’extérieur. Mais ici, loin de tout,
Walter se dit qu’il ne s’en sortira pas. Il scie les arbres, attend qu’ils
tombent. L’un d’eux s’abat du mauvais côté. Walter se protège avec le bras.
Celui-ci est fracturé en trois endroits. Un homme le conduit à travers les
190 kilomètres de pistes qui mènent à Novo Repartimento, où loge le patron.
Celui-ci l’héberge une nuit et refuse de le payer : "Tant que le service
n’est pas terminé... Quand tu seras valide, tu pourras revenir travailler",
aurait-il dit à Walter. A l’hôpital, on plâtre sommairement le bras sans
réduire les fractures. Walter erre pendant cinq jours le long de la
Transamazonienne à la recherche d’un autre hôpital, en se tordant de
douleur.

Il finit par tomber entre de bonnes mains à Araguaïna (Etat du Tocantis), où
il raconte son histoire à la Commission pastorale de la terre (CPT). Il
revient sur les lieux, le bras en attelle, pour accompagner les inspecteurs
du travail. Le patron a pris la fuite, ses comptes sont bloqués. Ses avocats
proposent une transaction : 3 518 réals (1 074 euros) pour trois mois de
travail. Au terme de la procédure qui va l’indemniser pour le préjudice
moral, Walter devrait toucher 12 000 réal (3 664 euros). "Je vais acheter
des veaux à mon père", se réjouit-il. Walter, le métis au sourire constant,
regarde défiler les mois passés et dit : "Je me suis senti esclave."

Sur les écrans de télé brésiliens, un spot de télévision défile
régulièrement : un travelling sur une dizaine de bras à la peau noire
entravés ; le commentaire : "Cent ans ont passé. 25 000 Brésiliens sont
toujours esclaves. Pire que d’être sans travail, c’est de ne pas pouvoir le
quitter."Le Brésil est le premier pays au monde à reconnaître, cette année
devant l’ONU, l’existence de travail esclave sur son sol, ce qui lui permet
de bénéficier des aides internationales, dont celle de l’Organisation
internationale du travail (OIT), à l’initiative de cette campagne de
sensibilisation.

La CPT distribue dans la rue des petits dépliants en accordéon avec une
bande dessinée racontant le scénario piège : le gato (le chat), sorte
d’intendant de l’exploitant agricole, se promène dans les villages les plus
pauvres du Brésil et promet aux dés¦uvrés un travail bien payé, offre à
boire et donne quelques centaines de réals d’avance. Les hommes, la plupart
analphabètes, dont beaucoup ne connaissent pas leur année de naissance,
saisissent leur chance, donnent l’avance à leur femme, se laissent embarquer
à bord de camions. Le gato les fait boire, les loge dans des hôtels, leur
fait parcourir des milliers de kilomètres. Le gato note pour chacun le prix
des boissons, du logement, du transport. C’est le début de la dette.

Les hommes n’ont plus aucun repère, ils sont saouls. Quand ils descendent,
ils ne savent pas où ils sont, perdus au c¦ur d’immenses fazendas isolées de
tout, pour la plupart à la frontière agricole, cette limite des prairies qui
gagnent sur l’Amazonie. Leur logement se réduit à un hamac dans une cabane
de tôle, un abri sous une bâche dans la forêt ou une cabane de feuilles de
palmier. Les ouvriers n’ont d’autre choix que de s’approvisionner dans un
"baraquement", une sorte d’épicerie appartenant à l’exploitant. Ils y
achètent de la nourriture, leurs outils, les médicaments. Les prix sont
prohibitifs. Les consommations sont consignées dans un registre. Au fil des
jours, la dette enfle. Les ouvriers réalisent qu’ils sont moins payés que ce
que le gato avait promis. Ils acceptent de travailler encore plus longtemps
pour pouvoir régler leur dette. "Ils sont humbles, très religieux, ils ont
le sens de l’honneur, ils veulent absolument rembourser", explique Patricia
Audi, responsable de l’OIT. C’est "la dette imaginaire" qu’a décrite
l’anthropologue français Christian Jeffray. Sous-payés, les ouvriers
dépensent plus qu’ils ne gagnent. Il faut travailler plus longtemps, mais la
dette grimpe. Alfredo, 56 ans, est épuisé. Il tousse, fume un tabac brun
très fort, enroulé dans des feuilles de cahier d’école, depuis l’âge de 8
ans, "une habitude pour chasser les moustiques". Cette fois, il a quelque
chose de sérieux aux poumons. Il vomit, a du mal à respirer. Il a
débroussaillé 250 hectares à la fazenda de l’Escargot, dans le Tocantis. Il
lui en reste encore 650 à faire. Depuis quatre mois, il a touché une avance
de 700 réals (213 euros), nourriture comprise. Le gato est sympa : "C’est un
pauvre vieux, sa femme a une congestion cérébrale." Alfredo aimerait bien
être payé. Le gérant a promis d’embaucher plus d’ouvriers agricoles, mais il
ne le fait pas. "On ne peut pas faire face, ça traîne, et le gérant nous a
dit qu’il nous paierait quand le travail serait terminé. Il n’y aura jamais
de fin. J’ai dit à mon gato : on est dans une situation d’esclavage. Lui
aussi est fatigué. Il m’a répondu : vas-y, dénonce."

A6 heures du matin, une brigade de six inspecteurs du travail et cinq
policiers fédéraux entrent dans la fazenda de l’Escargot. Sur la piste qui
mène au ranch, ils immobilisent le neveu du propriétaire à bord de sa
voiture, dans laquelle ils découvrent des armes. Les cabanes dans la forêt
ont été détruites. Un torrent gronde à l’entrée de la fazenda. Le gérant
arrive à cheval, les jambes recouvertes de cuissardes de cow-boy. La brigade
saisit le cahier des dettes ainsi qu’une dizaine d’armes illégales et des
cartouches.

Le propriétaire s’appelle Carlos Henrique. Il est avocat à Brasilia et anime
une émission de musique country sur la chaîne CNT, forme un duo avec
Emiliano, sort des disques dont l’un s’appelle Climat de fazenda. "Crime de
fazenda", plaisantent les inspecteurs. On cherche les cinquante-deux
travailleurs dispersés aux quatre coins du domaine.

Il faut marcher dans la rizière, les bruits d’eau, entre les cocotiers. Des
hommes en haillons courent, essoufflés. On les rassemble à l’ombre des
arbres qui entourent la maison du propriétaire, pas loin de sa piste
d’atterrissage privée.

Euripides, 15 ans, proteste : "C’est mon premier jour de travail. J’aide un
copain à ramasser du riz. Il n’est pas esclave. Le propriétaire lui permet
de cultiver sur ses terres et prélève 30 % de sa production."Senival, 25
ans, confie qu’il aurait dû toucher 600 réals (183 euros), il n’en a perçu
que 8 (2,44 euros). Il mange des haricots. Il n’y a pas de
"baraquement-épicerie" sur la fazenda. "La dette, elle est au supermarché.
Les gatos viennent chercher des produits, nous les présentent ici. C’est
Mlle Eva qui fait crédit. J’ai 300 réals (91,60 euros) de dette." Il n’en
revient pas. Il parle à Marcia, l’inspectrice du travail : "C’est Dieu qui
vous a envoyée ici. Si j’étais parti de moi-même de la ferme, j’aurais perdu
tous les salaires qu’ils me devaient et je n’aurais pas pu payer ma dette.
J’étais coincé, condamné à boire la même eau que celle des vaches." Senival
a un fils de 3 ans.

Souvent les ouvriers mangent une marmelade à base de canne à sucre pour
pallier la malnutrition. Au fil des interrogatoires, la brigade découvre
qu’une bonne partie d’entre eux appartiennent aux sans-terre dont les
familles logent au bord des routes. Une partie de la fazenda de l’Escargot
est revendiquée par les sans-terre, car, selon un expert de l’Incra,
l’Institut national de colonisation et de réforme agraire, celle-ci a été
injustement appropriée et appartient en réalité à l’Etat fédéral. A défaut
de s’y installer, ces paysans y travaillent, mais pour le compte du
fazendero.

Sur les cinquante-deux ouvriers, quarante-cinq sont considérés comme des
"travailleurs esclaves" par le coordinateur de la brigade, Humberto Celio
Pereira Silva. Le gérant, Sebasto Rodrigue de Suza, proteste : "Il n’y a pas
eu de retard de paiement. Les gatos ont peut-être détourné l’argent. Ici le
travailleur était libre de partir. S’il n’était pas payé, pourquoi il ne
venait pas me voir au lieu de garder ça pour lui." Les travailleurs
l’écoutent, attendent qu’il parte, et confient à voix basse : "C’est un
escroc, il nous a roulés dans la farine, il se baladait tout le temps avec
son P 38." Il arrive que dans certaines fazendas, des pistoleros, des hommes
de main armés, tirent sur des travailleurs en fuite. Au Brésil, on parle
davantage de travail esclave que d’esclavagisme. Les juristes ruralistes
conservateurs estiment que cette notion de travail esclave est subjective,
floue, difficile à définir, susceptible d’interprétation extensive.

Rodolfo Tavares, vice-président de la Confédération nationale agricole (CNA,
organisation patronale), reconnaît l’existence d’un "drame", mais nuance :
"Il n’est pas difficile d’alléguer qu’une personne travaille contre sa
volonté dans une ferme de la frontière agricole, éloignée de 500 km du
village le plus proche. S’il dit à son patron : je veux m’en aller, il n’y a
pas de bus, pas de taxi. On ne nie pas que, dans certaines régions, les
conditions de travail ne sont pas appropriées." Mais il fustige toute
tentation idéologique de l’inspection du travail dans l’application de la
loi : "Ils arrivent avec des mitraillettes, cherchent à faire appliquer les
règles du droit du travail du secteur du bâtiment dans les fermes. Vous
trouvez ça logique, vous ? Il y a 922 articles. On peut vous condamner parce
que le sol d’un bâtiment n’est pas imperméabilisé et incliné vers les
sorties d’égout. 45 % des décisions de l’inspection du travail relèvent du
droit urbain."

Il n’empêche que, sous la pression de l’OIT et du gouvernement Lula, les
patrons ont compris que leurs céréales et leur coton avaient intérêt à être
produits par des "travailleurs citoyens". Rodolfo Tavares précise que le
nombre de travailleurs esclaves, cinq mille selon eux (vingt-cinq mille
selon l’OIT et la commission pastorale de la terre), est ridicule comparé
aux dix-sept millions d’ouvriers agricoles.

Dans son bureau, il déroule d’immenses banderoles qui seront déployées dans
les villages près de la frontière agricole : "Fazenda legal", legalvoulant
aussi dire "sympa" en portugais du Brésil. La CNA distribue déjà des
brochures pour éduquer les exploitants et renoncer à la tradition. Cette
attitude du patronat est saluée par l’inspection du travail, qui indique que
six cent quatre-vingts enquêtes judiciaires sont en cours. Certaines
impliquent des députés et des sénateurs, propriétaires de fazenda. La lutte
contre le travail esclave a réellement commencé avec l’arrivée au pouvoir du
gouvernement Lula. L’objectif est d’"éradiquer totalement cette aliénation",
annonce le ministre des droits de l’homme Nilmario Miranda. Le gouvernement
supprime d’ores et déjà les aides publiques aux propriétaires esclavagistes
et s’apprête à faire voter une loi les expropriant de leurs terres. Une
inspectrice du travail qui préfère rester anonyme est dubitative : "Les lois
sont bonnes, mais il faut des moyens pour les faire respecter. Nous ne
sommes que quatre mille cinq cents inspecteurs du travail pour un pays aussi
immense que le Brésil. Moi, je crois que le travail esclave est appelé à
s’amplifier."Un autre fonctionnaire explique que le problème serait réglé si
l’on parvenait à faire la réforme agraire et à donner à chacun un bout de
terre.

A l’origine de la dénonciation du travail esclave dans les années 1970, la
Commission pastorale de la terre poursuit son travail de collecte de
témoignages, alertant aussitôt les pouvoirs publics. L’un des premiers
coordinateurs, Josimo Tavaras, a été assassiné le 10 mai 1986. Quatre
inspecteurs du travail ont été attaqués sur une route, à 100 km de Brasilia,
et tués par balles en janvier 2003. L’actuel coordinateur de la CPT, le
frère dominicain français Xavier Plassat, est menacé de mort, comme un juge
d’instruction et comme un paysan esclave qui avait donné son témoignage. Ces
deux derniers ont été déplacés par les pouvoirs publics. Xavier Plassat,
lui, est resté à Aragoïna, près de la fazenda qui a été "libérée". Depuis un
an, il ne se déplace jamais seul.

http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-369673,0.html