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Le côté sombre de l’histoire d’Israël

Publie le lundi 1er mars 2004 par Open-Publishing

Traduction

Fils du grand rabbin de Strasbourg, élevé dans une famille qui considérait
que "l’identification avec les opprimés, les faibles et les humiliés faisait
partie de son identité juive", parti en Israël à 16 ans pour y poursuivre des études
talmudiques, militant de la paix israélo-palestinienne depuis 1968, président
du centre d’information alternative de Jérusalem, qui rassemble organisations
palestiniennes et mouvements pacifistes israéliens et l’auteur de plusieurs livres
comme Israël Palestine : Le défi binational, et Sur la frontière.
(ndlr)


MICHEL WARSCHAWSKI

Depuis une trentaine d’années, une campagne internationale tente de délégitimer
l’antisionisme en l’assimilant à l’antisémitisme. Sans jamais se pencher sur
la question de ce qu’est le sionisme : une idéologie politique à la base d’un
mouvement colonial qui n’avait, au départ, aucune connotation religieuse.

Le conflit israélo-palestinien se prête facilement à une interprétation religieuse,
ou pour le moins ethnique. Il se déroule dans un lieu qui a été le berceau de
grandes religions ; le sionisme est souvent présenté comme le "retour" du peuple
juif dans la Terre Promise, et son argumentaire puise beaucoup dans le domaine
des droits historiques, quand ce n’est pas carrément dans la promesse divine
 ; Jérusalem est ville trois fois sainte, et la Palestine historique est parsemée
de sites de pèlerinage.
L’omniprésence de la culture islamiste dans la conscience et la culture nationales
arabes est, elle aussi lourde d’une dérive confessionnelle d’un conflit souvent
présenté comme la libération d’une terre d’Islam, occupée par des infidèles.
A quoi on ne peut pas ne pas ajouter l’idée, sioniste elle aussi, de créer un "état
juif", et une stratégie permanente de judaïsation qui n’a pas fait l’économie
d’une guerre d’épuration ethnique en 1948.

Un des plus grand mérites de Yasser Arafat est d’avoir, dans un tel contexte,
fait tout ce qui est humainement possible pour maintenir le conflit Israélo-palestinien
dans sa dimension politique en en repoussant la dimension religieuse ou ethnique
 : une lutte de libération nationale pour l’indépendance, un combat anti-colonialiste
pour un territoire et une souveraineté nationale. A l’inverse, un des crimes
les plus graves de l’ancien premier ministre israélien Ehoud Barak est d’avoir
introduit le religieux dans les négociations, en revendiquant, au sommet de Camp
David II, une souveraineté juive sur l’esplanade des mosquées de Jérusalem sur
la base de considérations historico-religieuses. Cette revendication démente
a, sans aucun doute, été l’une des causes principales de l’écroulement du processus
d’Oslo.
Le conflit israélo-palestinien est un conflit politique entre un mouvement colonial
et un mouvement de libération nationale.

Le sionisme est une idéologie politique, et non religieuse, qui vise a résoudre
la question juive en Europe par l’immigration en Palestine, sa colonisation et
la création d’un état juif. C’est la définition qu’en ont toujours donnée ses
instigateurs, de Herzl à Ben Gourion, de Pinsker à Jabotinsky, pour qui les concepts
de colonisation ou de colonies n’ont jamais été péjoratifs. Jusqu’à la montée
du Nazisme, l’immense majorité des Juifs à travers le monde a rejeté le sionisme,
le considérant d’un côté comme une hérésie, de l’autre comme une théorie réactionnaire,
de plus anachronique. En ce sens, l’antisionisme a toujours été perçu comme une
position politique parmi d’autres, qui plus est, hégémonique dans le monde juif
pendant près d’un demi siècle. Ce n’est que depuis une trentaine d’années qu’une
vaste campagne internationale tente de délégitimer l’antisionisme en l’identifiant à l’antisémitisme,
sans jamais se pencher sur la question de ce qu’est vraiment le sionisme.

Comme toute autre forme de racisme, l’antisémitisme (ou la judéophobie) refuse
l’identité et l’existence de l’autre. L’antisionisme par contre, est une critique
politique d’une idéologie et d’un mouvement politiques ; il ne concerne pas à une
communauté, mais remet en question une politique. Comment est-il donc possible
d’identifier une idéologie politique avec une idéologie raciste ? Un groupe d’intellectuels
sionistes européens vient de trouver la solution, en faisant intervenir l’inconscient
et un concept passe-partout qu’ils nomment "le glissement sémantique". Quand
on dénonce le sionisme, voire quant on critique Israël, on aurait inconsciemment,
comme objectif non pas la politique d’un gouvernement (le gouvernement Sharon)
ou la nature coloniale d’un mouvement politique (le sionisme) ou encore le racisme
institutionnel d’un état (Israël), mais les Juifs. Par glissement sémantique,
quand on dit : "les bombardement de populations civiles sont des crimes de guerre" ou "la
colonisation est une violation flagrante de la Quatrième Convention de Genève",
on dit en fait "le peuple juif est responsable de la mort du Christ".

Evidement, on ne peut rien répondre à un tel argument, car toute réponse sera
présentée comme une apologie inconsciente de l’antisémitisme. L’argument du glissement
sémantique et l’utilisation de l’inconscient dans la polémique politique met,
par définition, fin à toute possibilité de débat. La dénonciation du colonialisme
devient un rejet de l’Anglais (ou du Français ou de l’Allemand), de sa culture
de son existence. L’anticommunisme non plus n’existe pas, c’est un glissement
sémantique de la haine des Slaves.
L’antisémitisme existe, et semble, en Europe, relever la tête, après un demi-siècle
de non-dit faisant suite à l’extermination nazie et aux crimes de la collaboration.
Dans une partie croissante des communautés arabo-musulmanes en Europe, des généralisations
racistes accusent, sans distinction, les Juifs des crimes commis par l’Etat juif
et son armée. L’antisémitisme se trouve d’ailleurs souvent au sein même du camp
qui soutient inconditionnellement la politique israélienne, comme par exemple
une partie de ces sectes protestantes intégristes qui, aux Etats-Unis, constituent
le véritable lobby pro-israélien.
Le racisme anti-arabe existe également, même si les média donnent moins de visibilité aux
actes de rétorsion du Beitar et de la Ligue de Défense Juive contre des institutions
musulmanes ou des organisations qui s’opposent à la politique de colonisation
israélienne, aux slogans racistes anti-arabes qui couvrent les murs de certains
quartiers de Paris ("Mort aux Arabes", "Pas d’Arabes pas d’Attentats") et aux
ratonnades organisées par des commandos sionistes. Les racismes anti-arabe et
anti-juif doivent être condamnés et combattus, sans concession, et l’on ne peut
le faire avec efficacité que si l’on mène les deux combats de front, faute de
quoi, on ne fait que renforcer l’idée, fortement répandue, que derrière la dénonciation
d’une seule forme de racisme on attaque en fait l’autre communauté.

Ceux qui dénoncent les actes antisémites, réels ou fruits de "glissements sémantiques",
mais ne disent rien des actes de racisme anti-arabes portent une part de responsabilité dans
la communautarisation des esprits et dans le renforcement de l’antisémitisme,
car ce n’est pas le racisme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, qu’ils combattent,
mais uniquement le racisme de l’autre. Ce ne sont pas eux, les Tarnero, Lanzman
et autres Taguieff, qui ont le droit de faire la leçon aux militants de la gauche
radicale et du mouvement contre la mondialisation libéraliste, qui depuis toujours,
ont été à la pointe de tous les combats anti-racistes, et n’en ont jamais déserté aucun.
Mais allons plus loin. Une part importante de responsabilité du phénomène de
glissement d’une critique à la politique israélienne à des attitudes antisémites,
repose sur les épaules d’une partie des dirigeants, souvent auto-proclamés, de
communautés juives en Europe et en Amérique du Nord. En effet, ce sont eux qui,
souvent, identifient la communauté juive toute entière à une politique - celle
du soutien inconditionnel aux dirigeants israéliens. Quand, comme cela a été le
cas à Strasbourg, ils appellent à manifester leur soutien à Sharon sur le parvis
d’une synagogue, comment s’étonner alors que la synagogue soit prise comme cible
dans les manifestations contre la politique israélienne ? Et que dire de ces
dirigeants communautaires qui, en France, "comprennent" la victoire de Le Pen
et "espèrent que cela fera réfléchir la communauté arabe locale" ? Ne peut-on
pas voir dans une telle attitude une complaisance avec le porteur principale
des idées racistes - donc antisémites aussi - en France ? Complaisance en continuité avec
la collaboration de certaines organisations d’extrême droite, comme le Beitar,
avec des groupes fascistes et antisémites comme Occident, dans les années soixante-dix...

Il ne s’agit plus simplement de glissement sémantique mais bel et bien de collusion.
La politique israélienne est largement critiquée à travers le monde, et plus
l’Etat Juif agira hors du droit, plus il sera considéré comme hors-la-loi, et
en paiera le prix. Il est totalement inacceptable et irresponsable que les intellectuels
juifs qui affichent une identification absolue avec Israël entraînent les dirigeants
des communautés juives à travers le monde dans la course vers l’abîme où mènent
Ariel Sharon et son gouvernement. Vice-versa : s’ils étaient animés par un véritable
sentiment de responsabilité face à la communauté à laquelle ils revendiquent
d’appartenir, ils feraient leur possible pour se démarquer des actes barbares
de l’état israélien, et des conséquences dramatiques que ces actes sont destinés à provoquer,
mettant tôt ou tard en danger l’existence même d’une communauté nationale juive
au Moyen-Orient. Ce faisant, ils feraient preuve de responsabilité face à la
communauté juive d’Israël : au lieu de flatter le jusqu’auboutisme israélien,
de contribuer à l’aveuglement suicidaire croissant de sa direction et de sa population
et de hurler, comme Lanzman "avec Israël toujours, et inconditionnellement",
ne feraient-ils pas mieux d’endiguer et de mettre en garde Sharon et son gouvernement
contre les conséquences catastrophiques de leur politique ? Sont-ils à ce point
aveugles pour ne pas voir que l’impunité dont jouit Israël aux yeux de certains
courants politiques et philosophiques, en Europe et en Amérique du Nord, n’est
que l’autre face de l’antisémitisme et de son argumentaire sur la "spécifité juive" ?
Sont-ils à ce point stupides pour ne pas comprendre que pour beaucoup de soit-disant
amis d"Israël, la politique de laissez-aller-laissez-faire vis à vis de l’Etat
juif est l’expression d’un cynisme qui veut voir les Juifs aller se jeter, droit
dans le mur ? Et qu’au contraire, ce sont ceux qui critiquent, et parfois durement,
Israël qui ont véritablement à coeur la vie et la survie de sa population ?

Ariel Sharon, ses ministres, ses généraux, ses juges et une partie de ses soldats
seront un jour traduits devant la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre,
voire pour crimes contre l’humanité. Pour que ce ne soit pas la population israélienne
toute entière qui soit mise au ban des accusés, il y a, en Israël, des milliers
d’hommes et de femmes, de civils et de militaires, qui disent "non", qui résistent
et se mettent en dissidence. Pour protéger les Juifs du monde d’une accusation
de co-responsabilité, pour couper court à la propagande antisémite qui en instrumentalisant
la souffrance des Palestiniens veut culpabiliser tout juif en tant que tel, pour
faire barrage au danger réel de communautarisation des enjeux du conflit israélo-palestinien,
il est impératif que s’élève des communautés juives, une voix puissante et ferme
qui dise, comme l’exprime le nom d’une organisation juive américaine agissant
en ce sens : "Pas en notre nom !".
C’est évidemment le devoir des forces démocratiques et de gauche à travers le
monde que de dénoncer, sans concession aucune, les crimes d’Israël, non seulement
parce que la défense des opprimés et des colonisés, où qu’ils soient, fait partie
intégrante de leur programme et de leur philosophie, mais aussi parce que seule
une position claire et cohérente avec les autres combats qu’ils mènent, peut
leur permettre de lutter contre la communautarisation du conflit et le racisme
dans leurs propre pays. Se laisser terroriser par le chantage à l’antisémitisme,
se taire pour ne pas prêter le flan à l’accusations de "collusion avec l’antisémitisme" voire
d’"antisémitisme inconscient", ne peut, en dernière analyse, que faire le jeu
des antisémites véritables, ou pour le moins des confusions identitaires et des
réactions communautaristes.

La vraie gauche, anti-raciste et anti-colonialiste, n’a pas à faire la preuve
de son engagement dans le combat contre la peste antisémite. Elle sera d’autant
plus efficace dans la poursuite de ce combat, que ses positions sur les crimes
de guerre d’Israël et sa politique de colonisation seront claires et sans ambiguïté.

Il Manifesto

Traduit de l’italien par Karl et Rosa

29.02.2004
Collectif Bellaciao