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Le mouvement anarchiste peut-il continuer à tolérer le sexisme en son sein ? (1)

Publie le jeudi 17 juin 2004 par Open-Publishing
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Ce qui s’est passé…

par Anne-Laure

De quoi est-ce que je me souviens ? Qu’est ce qui me reste maintenant ?

Ce qui prédomine, c’est l’étonnement devant l’enchaînement… Ce que je suis devenue, ce qui s’est passé…

Je ne sais toujours pas vraiment ce qui s’est passé.

Après 8 ans, sans références objectives à l’époque, il me semble vraiment que ce qui reste, c’est la surprise, l’incompréhension.

Anarchiste en premier…

J’ai d’abord été militante anarchiste, dans la tendance plutôt anti-organisationnelle de Lyon : squat, Gryffe, Venezia. Ça, c’était de 88 à 90. Ensuite, parce que les problèmes interindividuels étaient pour moi trop mal gérés, et trop présents même si je n’étais pas directement concernée, j’ai arrêté de militer six mois.

Au moment de la guerre du Golfe (la première), j’ai rencontré, à la fac, des militants de la FA, qui tenaient des tables de presse. J’ai été prudente dans mon engagement, et j’ai mis plusieurs mois avant de demander à adhérer. Mais j’ai eu l’impression de trouver un espace structuré, politique, où il me semblait que tout allait mieux se passer.

J’ai été une bonne petite militante, pendant plusieurs années à la FA : à la fac, tenant la table de presse. À la librairie de la FA, tenant des permanences, administratrice de la librairie, poste que je tenais sans aucune responsabilité politique, d’ailleurs, sur le contenu de la librairie. J’avais 19 ou 20 ans, je remplissais sérieusement la partie technique de mon mandat, convaincue qu’un jour je serais, comme tous les autres, un « bon militant » (oui, au masculin, forcément, il n’y avait pas de « bonnes militantes »).

Je n’avais aucune dimension politique, aucune initiative politique. Quant au féminisme, je savais uniquement qu’il y avait, à la FA, au niveau fédéral, un groupe non-mixte, la commission femme, dont à priori, d’après ce que me disaient les camarades, il n’y avait rien d’intéressant politiquement à attendre : plus ou moins des vieilles dames en réunion tupperware, d’après l’image que je m’en étais faite, en fonction de ce qu’on m’en avait dit.

Il y aurait certainement beaucoup à dire et sur le fait que je ne me soit jamais sentie militante à part entière (sentiment d’incompétence de femmes en milieu politique, fonctionnement des groupes à majorité masculine sur notamment les modalités de prise de parole, difficulté des organisations militantes à laisser de la place à des jeunes militants, indépendamment de leur sexe d’ailleurs) mais c’est un autre débat. Aujourd’hui, en tout cas, je suis capable de parler dans un micro, de tenir un discours politique y compris sur autre chose que le féminisme, j’ai davantage conscience de mes qualités politiques potentielles. Une question d’âge, mais certainement pas seulement. Militer en milieu anarchiste, pour une jeune femme, c’est un peu mission impossible : il n’y a pas réellement de place symbolique pour vous.

Et ensuite anarcha-féministe…

Et puis, en 1995, il y a eu la rencontre d’une vraie militante féministe anarchiste.

Je suis devenue féministe, anarcha-féministe, sans doute parce qu’à ce moment là il y avait chez moi suffisamment de questions, mais certainement aussi parce que quelqu’une en a parlé, encore merci à elle… (Je me souviens d’un retour de manif à paris, en car, d’une discussion dans la nuit… )

On était trois, en fait, sur Lyon, et on a décidé de mettre en place une commission femme non-mixte.

J’étais toute à l’émerveillement de la découverte du féminisme, et j’étais absolument convaincue que c’était quelque chose qui allait aller de soi.

Il y a bien sur eu des questions sur le fait de créer un espace non-mixte. Certaines personnes de l’Union Locale étaient contre, de fait.

Mais j’étais absurdement sure qu’une fois rassurés que le fait que mais non, nous n’étions pas séparatistes, et que mais non, on n’allait pas simplement passer les réunions non-mixtes à dire du mal des hommes, les camarades de l’organisation allaient se réjouir sincèrement de ce travail féministe.

Commencer à faire vraiment de la politique

Je me souviens aussi avoir pris d’un seul coup une place politique, que je n’avais jamais eue. J’avais été incollable pendant 5 ans sur le prix de l’Anarchisme, de Guérin, en poche (23.50 F, je m’en souviens encore, tellement j’en ai vendu d’exemplaires, sans jamais l’avoir lu…), je savais les éditeurs, les diffuseurs, les prix des photocopies de tracs, et le montant du loyer, mais je n’avais à proprement parler jamais fait de politique.

Et d’un seul coup, on me posait des questions sur mes positions, on me demandait ce que je pensais, on m’interrogeait, et le terme est choisi volontairement, sur ce que je voulais.

C’était bien : parler avec des copines féministes, analyser la réalité quotidienne, voir la vie en deux dimensions, et pas simplement dans un neutre aveugle...

Premières interrogations…

Pourquoi la non-mixité ?

À l’époque, j’étais convaincue qu’il fallait expliquer. Et on l’a fait. On a expliqué que c’était pour réfléchir, pour construire, on l’a justifié, expliqué, raconté…

Aujourd’hui, je me demande dans quelle mesure ce n’est pas notre volonté d’expliquer qui nous a perdues.

Si, en face de vous, les interlocuteurs sont simplement convaincus qu’il faut lutter contre le retour de l’ordre moral, et lutter pour le droit à l’avortement et à la contraception, et que c’est égal pour les hommes et les femmes ; s’il n’y a aucun début de culture politique sur les questions de la construction sociale des genres… Avec les meilleurs arguments du monde, si les autres partent de l’idée qu’en tant qu’anarchistes ils sont radicalement exemptés du sexisme, et vous aussi, alors toute explication est inutile, et ne pourra servir à rien : on ne pourra que faire qu’ils se sentent attaqués, remis en cause…

Tolérées vaguement, mais suspectes, on l’a été pendant un temps. Avec nos épreuves régulières, face à quelques provocations de la part d’imbéciles notoires, sur le thème : il faut que tu arrêtes avec le syndrome féministe, ce genre de choses agréables à entendre...

Je vous fais rapidement une petite liste de couleuvres que nous avons avalées (cela m’étonne encore ! ) sans taper sur personne :
Une de nous s’est faites traitées d’hétérophobe, pour avoir soutenu que brancher des filles dans la rue, c’est sexiste.
on m’a dit que je la manipulais,
on nous a dit qu’on était des paranoïaques féministes,
qu’on était coincées, (c’est tellement original…)
que quelque part, si, les femmes étaient des trous,
on nous a dit que le féminisme, c’étaient de vieilles idées,
on s’est faites traiter d’hérétiques, (intéressant pour des anarchistes, non ?)
on nous a dit que si on avait un problème en mixité, on n’avait qu’à travailler en non mixité uniquement, et quitter l’organisation.

À ma connaissance, aucune de ces remarques n’a été suivie de sanction, ou de condamnation politique…

Petit détour sur les effets du féminisme sur les jeunes filles…

Je pense que c’est important de dire comment je l’ai ressentie individuellement, la prise de conscience féministe, et de quoi elle s’est accompagnée pour moi.

Ça ne va pas tout seul, et en l’occurrence, ça s’accompagne d’un certain nombre de « désordres » :
Hypersensibilité aux violences faites aux femmes et manque impressionnant de sens de l’humour sur les blagues de cul vaseuses.
Une écoute plus sensible vis à vis des femmes : résultat, pendant l’année où je suis devenue féministe, j’ai entendu, de la part d’amies proches ou moins proches, 6 ou 7 histoires de viol, d’inceste, d’abus… On est plus à l’écoute, on respecte un peu plus la parole des femmes, et, d’un seul coup, on se rend compte que les statistiques sur les femmes battues, et violées, y compris par leur père, ce ne sont pas des abstractions, mais des femmes en train de pleurer dans son salon. À la longue, ça fait que les rapports avec les mecs sont plus complexes qu’avant. Les violences, même si soi-même on ne les a pas vécues, font écho, et on s’identifie aux histoires de ces femmes. D’où, certainement, des susceptibilités, des réactions à fleur de peau, des manques de compréhension, des impatiences, des manques d’esprit stratégique….En même temps… c’est un peu normal, non ?
Le féminisme, contrairement à l’anarchisme, m’a paru extrêmement naturel, convaincant, et légitime. Je n’ai eu aucun mal à lire des livres féministes, à réfléchir de manière politique sur ces questions là, et à porter un discours qui m’habitait. C’était ma voix que j’entendais dans les discours politique des femmes, beaucoup plus que dans les théoriciens de l’anarchisme. Je pouvais m’identifier, et me projeter, dans Emma Goldman, dans Louise Michel, beaucoup plus facilement que dans Bakounine… J’étais sure, en portant ces discours, d’être dans le vrai, dans « mon » vrai.
Bien sur, aussi, questionnement sur ma propre identité, mon histoire amoureuse, mon orientation sexuelle, les couples autour de moi…
Vous ajoutez à ce tableau charmant la prise de conscience de sa propre force (marcher dans la rue, à 11 heures du soir, avec des copines, au sortir d’une réunion non-mixte…) et vous avez, effectivement, des filles qui non seulement manquent absolument d’humour sur les questions femmes, mais qui, en plus, vous casseraient volontiers la gueule si vous insistez, vu que maintenant, elles sont fortes…

Si pendant ces moments de découverte, vous voulez provoquer et mettre en tort des féministes, effectivement, c’est assez facile, il suffit de jouer au con, on s’impatiente assez vite, et en plus ça nous fait vraiment mal…

Et petit détour sur les effets du féminisme sur les anarchistes…

En schématisant, il y avait à l’époque sur Lyon :
Une bonne poignée de jeunes militants maladroits et politiquement nuls (avec lesquels nous manquions de compréhension, n’est-ce pas, quand ils disaient des horreurs sexistes…)
Des militants suspicieux, paranos sur le féminisme (vous savez, ces militants qui trouvent que les féministes de années 70 ont beaucoup exagéré, en brûlant les soutiens gorges, qu’elles étaient contre les hommes, et d’ailleurs, le séparatisme…), hommes et femmes, d’ailleurs. Je dis parano, je devrais plutôt dire : opposés à toute lutte politique sur la question femme. Opposés également aux commissions non-mixtes.
Et des militants étudiants protégés, dans leur monde, de toute forme de sexisme (ceux qui parlent, encore et toujours, d’antisexisme, comme si les oppressions des femmes et des hommes étaient totalement symétriques).
Ah si ! : il y a avait aussi un mec bien, un j’en suis sure. Qui a un peu compris, qui nous connaissait trop bien aussi pour ne pas faire preuve d’empathie avec nous. Manque de bol, c’était mon ancien compagnon. Comment pouvait-il être objectif ? Suspect parmi les suspectes, à un degré moindre.

Par dessus tout, il y avait, dans l’organisation, ce que l’on retrouve en France de manière plus générale sous le nom d’universalisme républicain. À la FA, vous n’êtes pas une femme, ou un homme, vous n’êtes pas blanc, ou noir, ou issus d’une classe sociale particulière : entrer dans l’organisation est tacitement supposé vous débarrasser entièrement de toute particularité.

À partir du moment où vous dites : oui, mais moi je suis une femme, et toi / vous, vous êtes des hommes, vous entrez dans une zone dangereuse : celle qui voudrait dire que l’on n’est pas entièrement, complètement anarchiste, purement anarchiste. Vous remettez en question le fait que choisir cette position politique vous délivre radicalement des conditionnements sociaux, et vous dites que ces conditionnements demeurent dans l’organisation.

Pendant les six premiers mois, on était donc dans une ambiance de tension larvée : pas vraiment de guerre ouverte, mais une suspicion permanente.

C’était vivable, à peine, on faisait avec, on se disait que ça allait se tasser, et qu’ils allaient eux aussi faire avec, et que si c’était une question de formation politique, alors ça allait progressivement s’améliorer.

On se tenait sur le qui vive, en permanence, mais après tout, on était dans une organisation anarchiste, et le féminisme n’est quand même pas un ennemi politique, non ? Ou bien si ?

Analyser ce qui se passe autour de soi…

La répartition des mandats politiques, la manière dont se faisaient les prises de parole, la manière dont se passaient les réunions, les rapports amoureux dans l’organisation, tous ces aspects, on a commencé à les lire aussi comme des rapports sociaux de sexe.

A l’époque, à la FA à Lyon, il n’y avait aucune femme qui avait un mandat politique. Les militants les plus crédibles, les plus anciens, étaient des hommes. Ceux qui prenaient la parole, ceux qui écrivaient des tracts, étaient des hommes. Comment faire comme si de rien n’était ?

Pour moi, à l’époque et encore maintenant, ce n’est pas une volonté délibérée de la part des hommes de l’organisation. C’était lié d’une part à la construction des hommes et des femmes en genre social, et aussi au fait que rien n’est fait dans l’organisation pour palier à cette construction sociale.

Ça ne veut pas dire que toutes les femmes ont du mal à parler, ça ne veut pas dire non plus que tous les hommes parlent facilement. Ca veut simplement dire que la quasi absence des femmes dans l’organisation, et leur moindre place politique, est liée au patriarcat ambiant, à l’extérieur, et aussi à l’intérieur, et que cela a un impact sur une grande partie des individu-e-s de l’organisation, fut-elle aussi anarchiste que possible. Qu’on peut en faire aussi une analyse politique.

Mais pour eux, on voyait des choses qui n’existaient pas, ne devaient pas exister : les genres, le sexe, les sexes…

Et le dire

On a vu, et, bien sur, on a parlé. Attention : on n’a pas dit : « vous empêchez les femmes d’avoir des mandats politiques », ou bien : « vous refusez l’entrée à des femmes » !

On a simplement dit : « manifestement, les fonctionnements de l’organisation reflètent aussi le sexisme de l’extérieur ».

Ce n’était certainement pas, de notre point de vue, des attaques personnelles. Simplement, on a dit ce qu’on voyait : des individus, un collectif, des fonctionnements qui dysfonctionnaient, la réalité d’un sexisme que les camarades ne laissaient pas à l’entrée de l’organisation, pas plus que nous ne laissions, à l’entrée, notre conditionnement féminin… des rapports de pouvoir aussi : le pouvoir non plus, il ne reste pas à la porte de l’organisation…

Alors, on a vu, et on a parlé, même pas en réunion, non, mais par exemple simplement dans une cuisine, dans un temps d’entre-réunion, entre filles, tellement convaincues qu’on avait le droit d’en parler qu’on n’a même pas arrêté quand des gens passaient, quand des gens restaient à porté d’oreilles, on a regardé, on a vu, et on en a parlé, tout bêtement.

La faute, le prétexte qui a fait que les choses ont dégénérées, c’était ça : attaques personnelles. Vous ne vous contentez pas de faire des analyses abstraites, vous avez dit du mal des militants.

Que nous ayons été traînées dans la boue depuis six mois, par ceux-là même qui nous reprochaient nos attaques personnelles, ça, bien-sûr… cela n’a pas posé de problème.

J’ai toujours du mal à comprendre quel danger on a pu représenter, comment on a pu être vues comme dangereuses…deux bonnes femmes qui parlent dans une cuisine, ça fait peur à qui, franchement ?

Je crois qu’en fait, les antiféministes ont tout fait pour que nous devenions des dangers politiques pour l’organisation. À coup d’attaques personnelles, à coup de vigilance particulière, à coup d’analyse de nos discours… et que les autres ont laissé faire.

Des tensions qui durent

Dans les six mois qui ont suivi, progressivement, toutes les portes se sont fermées. On a essayé de faire du travail de terrain, de changer de groupe au sein de l’union locale : opposition. On a fait un camping, non mixte, et on a essayé de lire des choses : séparatisme, hérésie... On a continué nos activités de trésoreries, de technique militante : tentative manifeste de… de quoi ?

On a commencé à aller un peu moins bien : difficulté à dormir, douleurs à l’estomac pour moi… Les violences que l’on subissait à l’intérieur ravivaient forcément d’autres formes de violence qu’on vivait toujours à l’extérieur de l’organisation. Je me souviens que le coup de téléphone d’un satyre m’a terrorisée pendant plusieurs semaines, à en dormir sur le canapé, à ne pas sortir de chez moi…

À un moment donné, la situation nous a échappé, et je me souviens surtout de ça : tout ce qu’on faisait, tout ce qu’on disait, se retournait contre nous…

Cette chape de plomb qui nous est tombée dessus… maintenant je trouve inconcevable d’être restée, avec ce que cela voulait dire de violence acceptée, de peur, d’obligation, dans une organisation anarchiste, de se taire, de brider nos langues, de fermer les yeux sur ce qu’on subissait…

Je ne comprends pas comment on a tenu, 1 an, dans ces conditions-là…

Je ne comprend pas qu’on ne soit pas parties des mois avant, tellement c’était non seulement violent, mais aussi en contradiction totale avec notre idéal sur les pratiques anarchistes… Comment on a pu croire qu’on luttait pour la liberté dans cette ambiance de dingue…

Rompre avec le groupe

C’est très dur, d’avoir un groupe de 25 personnes contre soi, surtout si ces 25 personnes ont été, pendant 5 ans, tout ce qui vous tenait à cœur. C’est très surprenant aussi : c’était d’eux qu’on pensait pouvoir attendre le plus de solidarité et de compréhension, et c’était maintenant d’eux qu’il faut attendre les mauvais coups, avec eux qu’il faut surveiller ses paroles…

Vous avez toujours respecté leur jugement, et leur position. Et d’un seul coup, quand vous dites quelque chose, ils sont contre vous. Je me souviens avoir une fois dit à un camarade : « tu me vois uniquement maintenant comme une féministe, et tu penses que je ne suis plus dans l’organisation que pour faire chier là-dessus, mais je suis trésorière de l’union régionale, je suis de toutes les manifs, je tiens une permanence de quatre heures tous les vendredis, je vais faire les courses pour le bar régulièrement »… non, ça n’existait plus, ça ne comptait pas comme preuve d’un engagement anarchiste.

Une fois que vous avez une étiquette de féministe, et en l’occurrence, de mauvaise féministe, on considère que tout ce que vous faites, vous le faites pour semer la discorde : garder un pied dans l’organisation pour convertir des jeunes adhérentes, faire des tâches ménagères pour pouvoir le reprocher aux hommes, assister au réunion pour faire le décompte des tours de paroles inégalitaires…

Vous vous êtes mises, sans même l’avoir voulu, sans en avoir à aucun moment pris conscience, hors du groupe.

Ces hommes, mes camarades au moins…

Il y a aussi une forme de violence plus affective : ces hommes avaient été mes camarades, mais pas seulement. Aussi pour certains, mes amourettes, aussi des partenaires sexuels potentiels, aussi des amis. Et parce que j’étais féministe, je devenais persona non grata, plus du tout copine.

J’avais acquis une dimension politique, ça oui, mais par contre j’avais perdu tout rapport humain avec eux. Et ça aussi, ça a été violent.

Je me souviens à l’époque avoir eu terriblement envie / besoin de soutien justement masculin. Le seul ami qui m’est resté dans l’organisation a été précieux, et c’est vers d’autres hommes, extérieurs, père, amis, hommes d’autres organisations politiques (la LCR1, les squats), que j’ai eu le sentiment de pouvoir retrouver une discussion politique moins violente. Des hommes qui soit prenaient mon féminisme comme une gentille incongruité, soit étaient réellement ouverts à ça… (Merci à eux…)

C’était très étonnant, qu’une position radicale soit bienvenue à l’extérieur, quand elle l’était si mal à l’intérieur.

(Encore maintenant, quand je trouve une organisation où on rie quand je fais des blagues féministes, sans envisager immédiatement de me clouer au pilori, c’est toujours une vraie surprise : c’est un lieu mixte, et pour autant on peut parler de « ça »… J’ai découvert aussi, avec la même surprise, qu’il y a des lieux où les réunions ne sont pas des affrontements politiques permanents, où les filles osent plus facilement parler, où des hommes sont supportables, voir aimables… Et quand moi je me comporte comme une militante de la FA, on me trouve agressive : j’ai dû réapprendre à parler normalement, et à être écoutée, même en milieu mixte…)

En fait, les seules violences durables, marquantes, que j’ai subies, ça a été dans une organisation politique anarchiste. Les seuls hommes dont j’ai eu peur réellement, en connaissant leur nom, ça a été des camarades anarchistes.

Tolérance à sens unique

Ce qui toujours aujourd’hui me parait fondamentalement condamnable, c’est l’asymétrie de la tolérance.

Les autres personnes de l’organisation n’étaient pas, pour le moins, irréprochables, non pas seulement au niveau des pratiques (ça, à l’époque, j’avais plus ou moins entendu qu’il ne fallait pas en parler, qu’il ne fallait même pas le voir) mais au niveau du discours politique lui-même.

On se prenait sans arrêt des réflexions sexistes, et des dénis de réalités (domination intériorisée et construite par les femmes, hommes battus aussi par des femmes, répartition des tâches domestiques en nette évolution, changements dans la construction des genres qui rendaient les groupes non-mixtes superflus… ).

Et il fallait fermer les yeux, ne pas relever, quand quelqu’un faisait une attaque antiféministe.

Toute l’organisation a toléré pendant des années des discours sexistes. Toute l’organisation a préféré les fonctionnements sexistes aux discours féministes… Davantage de tolérance pour les militants violents, pour les attaques personnelles sur les féministes, pour les anti-fémininistes, que pour nos analyses à nous.

Il y a une autre forme d’asymétrie. Si une pique, lancée par une féministe (et j’entend par pique dire que les femmes parlent moins en réunion, pour vous dire à quel point c’est une pique), agace, il ne me semble pas qu’elle soit particulièrement ressentie comme une blessure par ceux qui l’écoutent. Par contre, quand un camarade agresse une féministe, lui coupe la parole, lui demande d’arrêter avec le syndrome féministe, c’est ressentie par la féministe comme une extrême injustice, une incompréhension, un coup de poignard dans le dos.

Et il y a le rapport de force numérique aussi : il y a avait à l’époque trois féministes, à Lyon, et une trentaine de militants. Faites le compte : statistiquement, à hauteur de 1 remarque mal venue par personne, nous en entendions 27, ils en entendaient trois. Les trois que nous faisions les agaçaient, les 27 que nous entendions nous mettaient en pièce (en tout cas nous deux qui avions encore des illusions sur ce que nous pouvions attendre des camarades…). Une pichenette pour neuf coups de battes… on a très vite été à genoux, mais je crois qu’aucun d’entre eux n’a gardé de graves séquelles, je l’espère en tout cas, de leur rencontre momentanée avec le féminisme...

Exclusion / démission de l’union locale :

Pour finir, un camarade a demandé que l’on soit exclues de l’union locale.

J’ai démissionné de l’Union Locale de Lyon, deux jours avant la réunion où devaient se discuter l’exclusion… comme ils ne sont pas tout à fait fous, ils n’ont exclues que deux des trois militantes féministes. En disant que c’était nos comportements individuels qui posaient problèmes, et de fait, sans doute que la troisième, plus âgée, plus mature, était aussi beaucoup plus prudente. Mais je crois surtout que l’objectif c’était de décapiter la commission femme, d’y mettre un terme, sans avoir l’air de le faire par anti-féminisme.

Je ne sais pas quelle image de moi ces gens ont pu garder. Certainement celle d’une abominable féministe, d’une séparatiste acharnée, d’une fouteuse de merde, qui manipulait en plus l’autre…

Séquelles :
J’ai toujours peur au début quand je suis dans un milieu mixte nouveau, je mets mon féminisme en veilleuse, j’attends de voir. En général, ça va, mais j’ai toujours peur que la situation à nouveau devienne ingérable… je me dis toujours que c’est temporaire, la tolérance, que ça va mal tourner. En fait, ça ne m’est plus jamais arrivé nulle part.
Je suis beaucoup plus à l’aise pour faire des choses en milieu non-mixte, je me sens plus libre, j’ai moins peur. Mais j’aime bien aussi des fois travailler avec des hommes, regarder travailler des groupes mixtes, même si je me sens souvent encore en insécurité.
J’ai mal à l’estomac quand je rencontre des militants politiques, surtout des anarchistes, surtout des « vieux militants »…
Quand je croise des fantômes de cette époque, j’ai les mains moites.
J’ai peur quand je vois des jeunes femmes féministes dans des organisations comme la FA, j’ai peur pour elles.
Quand je rencontre des jeunes femmes qui sont à deux doigts de devenir féministe, je me demande toujours si c’est un service à leur rendre que de les inciter à franchir le pas… mais si, quand même, incontestablement si…
Je me méfie énormément des groupes. Quand une situation devient potentiellement violente, maintenant, je monte au créneau et je défend le mouton noir, par nécessité personnelle : je sais ce que ça fait, un lynchage, je pense que personne ne peut être coupable au point de mériter ça.

Je ne sais toujours pas comment j’aurais pu faire pour en réchapper, et je cherche toujours quelles sont les vraies responsabilités que j’ai pu avoir. Les copines me disent que je n’en ai pas. Moi je n’arrive toujours pas à me défaire totalement de mes illusions sur « on s’est mal compris, attend, je vais t’expliquer pourquoi… » J’ai toujours du mal à croire que mes anciens camarades soient des anti-féministes…

Se faire comprendre ?

Ensuite, je suis restée plusieurs années à la FA, en tant qu’individuelle du Rhône, puis de Bruxelles. Plusieurs années : en fait, 7 ans. En me disant que j’allais comprendre ce qui s’était passé, en me disant, aussi, (comme quoi on aime à garder ses illusions ! ) que si je me tenais bien, ils allaient comprendre quelle formidable erreur ils avaient faite en croyant que j’étais mauvaise.

Ça ne s’est pas amélioré.

Je suis restée aussi à cause de la commission femme fédérale. À la FA, à l’époque, il y avait des femmes merveilleuses, dans la commission femme.

Et qu’il y avait aussi des copines qui m’ont soutenue, dans cette commission femme, et des copines qu’il fallait soutenir. La commission femme est une condition de survie pour certaines militantes dans l’organisation. Compte tenu du nombre de femmes qu’il y avait dans la fédération à l’époque, qu’il y a sans doute maintenant, qui peut demander à quoi sert la commission femme ?

Parmi ces merveilleuses copines de la commission femme, plus aucune n’est encore adhérente de la fédération anarchiste. Toutes, les unes après les autres, celle de ma génération, on a quitté l’organisation. Est-ce que cela ne doit pas un peu questionner les liens entre le féminisme et l’organisation ?

Rester dedans… mais se taire ?

Quand on devient féministe, on se découvre des solidarités transversales…

Les groupes de Lyon étaient à l’époque surnommés, par les autres groupes de la FA, les khmers noirs. Une dénomination qui veut bien dire ce qu’elle veut dire : purisme, orthodoxie militante, et… manque de couleur !

Sur l’importance du sectarisme comme liant dans les groupes politiques, je pense que bien d’autres choses ont été écrites, notamment par Philippe Coutant, qui sont très pertinentes2 ...

En tout cas, il y avait une exigence, de la part des groupes de Lyon, d’une fidélité totale à l’Union Locale, ce qui impliquait de ne pas les remettre en cause, y compris quand on en a été exclues/démissionnées.

Et dans notre cas, une partie des violentes attaques auxquelles nous avons eu droit après venaient justement de ce problème d’appartenance aveugle, de fidélité au groupe, d’omerta.

Parce que quand on devient féministe, on se découvre des solidarités transversales, à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation, on a parlé de ce qui se passait à d’autres femmes. En l’occurrence, à d’autre femmes de l’organisation, et pas à l’extérieur, jusqu’à aujourd’hui.

Mais mettre au courant d’autres groupes, via d’autres femmes, de ce qui se passait à Lyon, c’était un problème. Le seul soutien dont vous pouvez bénéficier, c’est celui pour lequel on va aussi vous flinguer : si vous informez d’autres personnes de l’organisation qu’à Lyon il y a des problèmes avec les féministes, et que ça se passe mal, de fait, ça va être utilisé. Le pire, c’est que c’est réaliste. J’ai assisté à plusieurs reprises à ce genre de fonctionnement : quand les féministes sont emmerdées par un groupe, les groupes ennemis se découvrent bizarrement une conscience sur le soutien aux féministes. Tant que c’est chez les voisins…

Il a suffi qu’à la tribune d’un congrès, une camarade, mandatée par la commission femme pour parler des problèmes rencontrés par des féministes dans différents lieux, à Lyon mais aussi dans d’autres villes où des copines vivaient le même genre de situation, ait la langue qui fourche, et parle d’Union Locale, sans citer Lyon, pour que les gens de Lyon se mettent à nous hurler dessus des choses charmantes à entendre quand vous êtes deux contre une quinzaine, des choses comme : « putain, mais je vais les tuer », sur un ton ne laissant aucun doute sur la conviction que c’était une nécessité pour la révolution.

C’était pas beau à vivre, et c’était une belle saloperie. Mais c’est aussi comme ça que fonctionne la FA, et c’est aussi ce genre d’exigence que met en place une institution totale…

Est-ce que pourtant c’était si grave de dire ce qu’ils nous avaient fait ? Je veux dire : si ils avaient raison, où était le problème ?

Sortir, et le dire, à l’extérieur !

Ça m’a vraiment fait bizarre de lire ce qui s’est passé à la Gryffe. Déjà parce que je n’ai pas été au courant à l’époque. Et puis aussi parce que c’est tellement similaire, tellement proche, tellement … je sais pas, j’ai l’impression que j’ai vécu mon histoire à deux lieux différents : c’est très personnel ce qu’on a vécu à la FA, c’est une partie de mon histoire propre, la lire sous la plume de Corinne, notamment, m’a fait vraiment un drôle d’effet.

Mais ce qui me choque maintenant aussi, c’est d’avoir réagi en me disant que quand même je ne pouvais pas, toujours pas, parler de ce qui s’était passé, à Lyon, à l’extérieur de l’organisation.

Je trouve ça à hurler, 8 ans après ! Merde, c’est mon histoire, on n’est pas féministe sans avoir conscience que la parole des femmes est importante et trop souvent occultée, j’ai depuis longtemps quitté Lyon, c’est mon histoire, et je la raconte avec mes mots si je veux…

Mais il y a quand même eu une petite réaction de fidélité organisationnelle qui m’agace autant qu’elle me conditionne.

Paradoxalement, je trouve que c’est aussi quand même une justice que de rendre visible ce qui se passe dans d’autres organisations : il n’y a pas que la Gryffe qui déconne sur les questions de femmes. Je me dis qu’en montrant que c’est un problème qui n’est pas cantonné à une organisation, on donne aussi aux féministes qui sont peut être en train de vivre la même chose, des moyens pour positionner leur discours au sein de l’organisation dans une dimension politique, et pas dans une dimension d’attaques personnelles…

(J’espère qu’il n’y en a pas des féministes, en ce moment, qui sont en train de se faire lyncher.)

Mais s’il y en a : camarade féministe, ce n’est pas grave, de quitter un groupe anar, le monde autour existe aussi, et ce n’est pas parce que tu parles à des anarchistes et qu’ils ne te comprennent pas que ce sera encore pire avec d’autres hommes. Au contraire.

Et si vous êtes, en tant qu’homme, témoin de ce genre de joyeuseté, choisissez votre camp en connaissance de cause, positionnez-vous, manifestez votre soutien, ne restez pas, les bras ballant, à reconnaître, avec les autres, que des fois elles exagèrent et qu’elles ont fait des erreurs stratégiques ! N’hésitez pas à condamner les discours et les pratiques anti-féministes !

notes

1- Ligue Communiste Révolutionnaire

2- http://1libertaire.free.fr/violence.html

source : http://www.antipatriarcat.org/hcp/html/passe.html

Messages

  • Encore, encore, déballez tout, nous voulons tout savoir sur la Fédération anarchiste

    • Salut,
      Ton témoignage m’a interpellé. Merci. Il ressemble beaucoup à ce que j’ai vécu avec mes copains militants dans d’autres types d’orga. Parfois, je me dis que heureusement que je suis gouine, parce qu’au moins, j’ai pas le cul à gérer avec les mecs. Et ça, ça me créer une sorte de sérennité que de n’avoir que des relations amicales et pas amoureuses. C’est pas forcément mieux mais j’ai une grille de lecture un peu moins brouillée et plus clairvoyante (ce qui peut me jouer des tours dans les orga de gouines du reste).
      Salutations féministes.
      Virginie

  • Salut Anne-Laure, ton témoignage est magnifique, et c’est cela qu’il faut faire : pas parler la langue de bois, mais parler d’expérience. C’est dommage que je n’habite pas à Lyon, mais en Belgique, car j’ai le même besoin d’une organisation non-mixte, et autour de moi il n’y en a pas. Il y a beaucoup de choses que tu dis et que j’ai vécues.

    Il y en a d’autres que tu n’as pas vécues, que je vais te raconter, et qui ne font que renforcer la nécessité de d’organisations non mixtes.

    Il y a lieu aussi de lutter contre le modèle du couple actuel, trop possessif et trop exclusif.

    Ce que j’ai connu, c’est un isolement social terrible parce que j’étais une femme célibataire.

    Arrivée à la trentaine, je n’ai plus eu affaire qu’à des familles. Donc, les seules personnes que je rencontrais, c’étaient des hommes mariés qui voulaient bien aller avec moi furtivement à l’hôtel ou dans les bois, mais pas manger publiquement et chastement avec moi sur le temps de midi, et encore moins passer une soirée avec moi à discuter ! Quant aux femmes, je ne les rencontrais jamais, sauf à une seule occasion : quand il y en avait une qui surgissait soudain de derrière son homme et qui me donnait un grand coup de dents, parce que je m’étais approchée de trop près de son homme.

    La plupart du temps, j’ai reçu de tels coups de dents à cause d’une simple amitié qu’il y avait entre leur homme et moi. Si j’avais été un trou, elles auraient été moins jalouses. Je les aurais peut-être soulagées de quelque chose qui les embêtait ! Non, le mariage n’interdit pas l’adultère ! Il interdit le bonheur. Il interdit l’amitié. L’adultère, il l’autorise, à condition qu’il soit furtif et sordide.

    J’en ai conçu une haine sans fond envers le mariage et envers ces femmes-là. Mais je sais qu’il existe des femmes libres et de valeur, et tu en es.