Accueil > Le mouvement anarchiste peut-il continuer à tolérer le sexisme en son sein ? (2)

Le mouvement anarchiste peut-il continuer à tolérer le sexisme en son sein ? (2)

Publie le jeudi 17 juin 2004 par Open-Publishing

Quelques bribes de réponses à la question du pourquoi.

par Anne-Laure

Un problème trop récurrent pour être individuel

L’expérience des militants de la Gryffe qui ont vécu la même chose à 2 ans d’écart, à 2 kilomètres de distance, ainsi que les autres problèmes qui ont eu lieu à l’intérieur de la FA, avec des féministes, m’empêche de considérer que la faute était uniquement de notre côté. Je veux bien admettre que la découverte du féminisme a un effet sur les jeunes filles, et que ça les rend pénibles, mais pas que ça justifie des lynchages systématiques.

En quelques années, j’ai vu 3 copines vivre des choses équivalentes dans d’autres groupes de la FA. Avec nous deux, ça fait cinq. Quand on sait qu’à l’époque on était 10 en réunion de la commission femme, ça donne une idée de la tolérance des organisations anar vis à vis des féministe, non ? Vous ajoutez la Gryffe….

C’est trop fréquent, trop récurrent, pour ne pas être un problème politique dans les groupes anars. C’est un problème structurel, pas une anomalie locale. C’est aussi pour ça que j’écris ce texte : je ne veux pas que d’autres féministes vivent encore la culpabilité de se sentir responsable de ce qui leur arrive. Je ne veux pas non plus que l’on puisse se contenter de dire que ceux de la Gryffe sont les mauvais.

En lisant le texte de Philippe Coutant1, un peu tard, j’ai bien conscience que les fonctionnement de pouvoir qu’il dénonce ne sont pas seulement liés au féminisme : mais mon expérience à moi, c’est sur le féminisme. Ma transgression à moi, de la loi de l’organisation, ça a été de devenir féministe, et de le dire.

Et il y a plusieurs raisons à mon avis qui expliquent que les femmes aient plus de mal à être féministe dans les groupes anars qu’ailleurs, et soient victimes des dysfonctionnements du pouvoir en milieu militant.

Mais d’abord : quelles sont les féministes qui sont tolérables à l’intérieur des organisations anar ?

Des féministes militent encore dans les organisations anarchistes, et c’est bien sans doute. Si on regarde, on se rend compte que ce sont surtout des femmes avec une énorme expérience politique, qu’elles sont totalement blindées sur les remarques sexistes, capables d’avaler toute forme de couleuvre. Leur activité de féministe, elles n’essayent même pas de le faire comprendre à l’intérieur de l’organisation. En outre, elles ne parlent pas de ce qui se passe à l’intérieur de l’organisation. Et enfin, elles sont souvent protégées, par un groupe plus évolué, ou par une position de force liée à leur situation personnelle (âge, couple, histoire personnelle…). Ça fait beaucoup de conditions nécessaires…

Le manque de formation politique sur cette question :

Il suffit de lire les archives du “monde libertaire” pour se rendre compte que s’il y a des textes sur le sexisme, leur niveau théorique, leur radicalisme, vaut bien un bulletin paroissial… On a le droit d’être radical sur tout, à la FA, mais pas sur le féminisme, pas sur le genre, pas sur l’homosexualité, pas sur le lesbianisme. Surtout pas sur les rapports sociaux de sexe.

Résultat : quand vous dites, dans votre groupe, que vous êtes féministes, la moitié des militants, surtout les jeunes, croient sincèrement que vous aller brûler sur le champ votre soutien gorge en pleine réunion, et dans la foulée, vous livrer, sur eux, à des actes que la morale réprouve…

Le féminisme n’est à aucun moment perçu comme un discours politique à favoriser et à soutenir, il n’existe pas comme courant, ni comme discours à l’intérieur de l’organisation. Même l’anarcha féminisme n’a pas, à l’extérieur de la commission femmes, de reconnaissance politique.

Pire : on tolère mieux les anti-féministes que les féministes.

On part de rien, et on part de rien dans une organisation qui croit que elle, elle est à l’abri du sexisme.

Tous anars, tous égaux…

Il n’y a presque pas de militants d’origine étrangère ou de deuxième génération dans l’organisation. Pas non plus beaucoup de femmes. Peu d’homosexuels, et peu de lesbiennes.

Pourtant, on considère tous que l’organisation est égalitaire, et qu’à partir du moment où on est anarchiste, on peut adhérer et militer dans l’organisation, à égalité avec les autres.

Mais les codes sociaux dans l’organisation, les fonctionnements, qui les construit, qui les modèle ? Des hommes, blancs, de quarante ans.

C’est une réalité qu’on efface, alors que… même avec 30 ans de militantisme anarchiste, jamais je n’aurais pu monter à la tribune d’un congrès, couilles en avant, et parler d’une belle voix grave… je n’ai pas de couilles, et j’ai une petite voix…

À l’intérieur de l’organisation, tout le monde prétend que la posture, et la voix, et l’âge, sont neutres, au mépris de toute la sociologie existante, mais il est évident que non seulement ils donnent du pouvoir dans un rapport politique, à l’intérieur de l’organisation, mais surtout que celles et ceux qui n’ont pas ces caractéristiques en ont conscience, totalement… et ont les mains moites en montant à la tribune, et le font plus difficilement, et se sentent incompétent-e-s…

Ce n’est pas la faute de ceux qui ont des couilles et une grosse voix. Mais pour autant, il faut l’admettre, le voir, le reconnaître… et on le nie, on croit que tous anars, tous égaux…

Le mythe d’une organisation libertaire

Je crois qu’il y a aussi une particularité de la théorie anarchiste, qui est extrêmement néfaste à la remise en cause des fonctionnements et des pratiques internes : dans une organisation libertaire, l’idée de base est que l’on construit la révolution sur le modèle de l’organisation, et réciproquement.

Il n’y a pas, dans les théories anars, de phase de transition avant le « socialisme » : les pratiques d’aujourd’hui reflètent les pratiques qui auront cours après la révolution.

Dans ce cadre-là, si vous remettez en cause l’organisation, soit sur les rapports de pouvoir, soit sur les rapports sociaux de sexe, vous mettez en cause la portée quasi-messianique de l’anarchisme.

Normalement, l’organisation anarchiste est égalitaire, et non autoritaire. C’est, bien-sûr, un mythe, mais si vous dites « le roi est nu », c’est une remise en cause extrêmement forte des croyances les plus importantes de vos camarades.

Et on préfère faire comme si la vérité n’existait pas, que la regarder en face.

Les rapports de force et les choix politiques de l’organisation

Dans ce contexte là, où il y a peu de féministes, où elles sont entourées de militants qui croient que le féminisme consiste à émasculer les hommes, et où les militants plus expérimentés maintiennent le mythe de l’organisation libertaire, quand vous faites le moindre début de discours pro-féministe, ou que vous remettez en cause le fonctionnement objectif de l’organisation (prise de décision, notamment), vous lâchez une bombe.

Je crois que, à la FA, au niveau fédéral et politique, il y a les composantes suivantes :
10 % de personnes totalement imbuvables, et réellement antiféministes, qui peuvent vanter les charmes de Proudhon sans que cela leur pose question. (Les femmes ont un cerveau plus petit que les hommes, et d’ailleurs, il faudrait fusiller les homosexuels, j’exagère à peine.) Ils ne sont pas forcément appréciés, mais on les tolère, et on les laisse dire. Je classe parmi eux aussi des antiféministes qui ne sont pas proudhoniens… mais dont l’analyse politique sur le sexisme ne fait pas preuve de plus d’évolution. En résumé : ce sont des gens sincèrement opposés au féminisme.
Il y a aussi, heureusement 10 % de personnes bien : des hommes et des femmes, des gens qui pensent qu’il faut aussi questionner la réalité de nos pratiques, qu’on ne vit pas dans un îlot de socialisme à l’intérieur de l’organisation.
Et 80 % de personnes qui ont plutôt un léger a priori négatif sur ces questions, qui font toujours courir le risque de luttes frontistes, mais ne sont pas pour autant des méchants.

Simplement, en tant que féministe, vous remettez en cause les 10 % de crétins : vous refusez qu’ils vous agressent, vous refusez qu’ils écrivent des saloperies dans le “monde libertaire”, vous n’admettez pas qu’ils soient anarchistes de cette manière-là : et voilà, on vous l’avait bien dit que vous étiez une emmerdeuse…

C’est aussi simple que ça.

Face à des fossiles sexistes, on fait preuve de tolérance, après tout c’est presque du folklore, non ? Mais il ne faut surtout pas que les féministes exagèrent. Je crois que au niveau fédéral, le choix des 80 % est clair : les féministes ont le droit d’être féministes, à condition de se taire. Elles n’ont certainement pas le droit de se battre contre l’antiféminisme, pas non plus le droit de dénoncer les violences, pas le droit de demander aux hommes de la FA de réfléchir sur leur pratique, un minimum, ou au moins d’accepter que elles, elles le fasse.

Et je crois que ce choix-là d’une tranquillité est un choix anti-féministe par défaut. J’estime que c’est aussi un choix politique.

Et je pense que si aucun sexiste n’a du subir un tel lynchage, à l’intérieur de la FA, c’est parce que, collectivement, on fait preuve de davantage de tolérance sur le sexisme que sur le féminisme et que c’est un choix et un problème qui sont politiques.

Le féminisme, une lutte « frontiste » ?

Un reproche que l’on fait beaucoup, dans les milieux anarchistes, aux féministes, c’est celui de la division des fronts. Là où les organisations comme la ligue2 voient le féminisme comme une méthode de recrutement, au même niveau que l’antiracisme, la volonté des théories anarchistes de tout envisager globalement fait que le féminisme comme pensée politique est vu comme une séparation des fronts, qui minimise l’importance de la lutte de classe, et est antagoniste avec l’anarchisme. Comme si tout devait à tout prix être soluble dans l’anarchie ?

Les conflits interne à la FA, et les conflits externes :

La FA est constituée en groupes, parfois regroupés au sein d’Union Locale sur les grosses villes. De la solidarité entre ces différents groupes ? En fait, pas énormément. La plupart des combats politiques se font d’abord au sein de l’organisation, et pas vers l’extérieur. L’ennemi suivant, c’est les autres groupes anars : la Gryffe pour les lyonnais, par exemple. Ensuite, seulement, l’état et le capitalisme.

Dans ce contexte là, on est enfermé au sein de l’Union Locale, au sein du groupe. Quand les choses dégénèrent, on ne peut aller chercher de soutien que chez des ennemies : c’est difficile pour soi, ça implique qu’on se rende compte que les ennemies n’en sont pas forcément toujours. C’est intolérable pour les autres militants du groupe, c’est une transgression.

Par définition, on ne peut pas être féministe à soi toute seule, et cela implique des contacts et des discussions avec d’autres féministes. C’est donc, dès le départ, une transgression de la loi du groupe, un acte qui vos pose d’emblée comme une personne à qui on ne peut plus se fier.

Quoi faire ?

Pour ma part, je n’ai toujours pas trouvé de solution à cette question, et j’ai démissionné de la FA parce que j’ai renoncé à trouver une réponse à cette question. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas… en cherchant bien.

Je pense que les 80 % d’indifférents, ni féministes ni antiféministes, ont des choix à faire, et des responsabilités à prendre. Après tout, j’ai été virée, après 6 ans de bons et loyaux services, d’une organisation anarchiste parce que j’étais féministe, et qu’on a préféré suivre les positions des antiféministes que les nôtres.

Peut-être que c’est une décision que l’organisation pourrait questionner, non ?

« En tant que féministe, je sais que la révolte des dominées prend rarement la forme qui plairait aux dominants. Je peux même dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient »3. Certe. Mais ils pourraient aussi envisager de faire un effort, ces militants plein d’idéaux, non ?

Je crois aussi quand même que ce que relève Philippe dans son texte sur les dysfonctionnements des organisations anarchistes pose réellement question.

notes

1- http://1libertaire.free.fr/violence.html

2- Ligue Communiste Révolutionnaire - je ne pense pas que les féministes soient plus facilement féministes à la Ligue qu’ailleurs, au passage… Mais il me semble qu’il y a un poid historique du féminismes, dans la ligue, et une légitimisation de ce discours, beaucoup plus forte qu’à la FA.

3- Christine Delphy. Texte prononcé pour le meeting du Trianon, Paris, 4 février 2004

source : http://www.antipatriarcat.org/hcp/html/bribes.html